En Allemagne, depuis la crise migratoire de 2015, ses conséquences et la reconduction laborieuse d’un nouveau gouvernement de Grande Coalition entre les deux partis de l’Union (CDU et CSU) en perte de vitesse, la question s’est posée de l’usure du pouvoir : affaiblissement personnel de la chancelière Angela Merkel ? Crise des deux grands partis de gouvernement qui alternent ou coopèrent au gouvernement depuis la fondation de la République fédérale d’Allemagne en 1949 ? Ou début d’une mutation en profondeur du système politique mis en place après la défaite du nazisme en 1945 ?
Le 7 décembre 2018, la CDU, qui dirige le gouvernement depuis 2005, a décidé à son congrès de Hambourg un changement de personne : la chancelière cède la présidence de l’« Union chrétienne- démocrate », qu’elle détenait depuis 18 ans, à une figure nouvelle au plan national, Annegret Kramp-Karrenbauer (que les Allemands eux-mêmes par commodité appellent souvent par ses initiales, AKK).
Du contraste à la convergence
Pas d’alternance. Une femme succède à une femme. Mais le contraste saute aux yeux au premier abord : les origines, la formation, la carrière politique. La vie d’Angela Merkel est marquée par les accidents de l’histoire qu’elle transforme en occasions politiques et par des énigmes personnelles. Née à Hambourg en 1954, elle a grandi à l’Est, en RDA, où son père pasteur protestant a décidé de s’installer dans l’espoir de concilier l’Évangile et le socialisme (en 1990, il est contre la réunification de l’Allemagne). Elle a vécu 35 ans sous la dictature communiste, dont elle s’est accommodée (elle a été un membre actif de la FDJ, l’organisation de jeunesse). Son père a de bons rapports avec le régime (il n’est pas sous la surveillance de la police politique), ce qui servira aux études de sa fille. Elle peut voyager à l’ouest avec son mari (et revient en RDA), rare privilège accordé seulement à ceux qui méritent la confiance du pouvoir est-allemand et aux retraités. Les témoignages varient sur ses compromissions avec le régime (elle préfère parler de « compromis »). Elle n’a pas participé aux événements de 1989 contre le régime.
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La vie d’Annegret Kramp-Karrenbauer a été beaucoup plus simple. Elle est de l’extrême-ouest de l’Allemagne, aux frontières de la France. Fille de professeur, elle est née en 1962 dans une petite ville de la Sarre, y fait ses études et toute sa carrière politique jusqu’en 2018. Son mari est ingénieur (sarrois) et s’occupe des enfants. Comme celui d’Angela Merkel, il reste dans l’ombre, contrairement aux épouses des hommes politiques en France et aux États-Unis.
L’une a eu un métier, physicienne, et deux maris scientifiques (un physicien, puis un chimiste). Elle n’a pas d’enfants. Elle ne se destinait pas à une carrière politique avant la chute du Mur. En 1991 le chancelier Kohl la choisit comme ministre pour ses capacités et son travail, et comme symbole (une femme, jeune, de l’Est). L’autre n’a rien envisagé d’autre (études de droit et sciences politiques) et, a entrepris, depuis 1981, 37 ans d’ascension régulière des échelons de la vie politique. En 2018, elle est élue par les délégués du parti secrétaire générale, puis présidente de la CDU au plan national.
Angela Merkel est devenue présidente de la CDU à 46 ans en 2000, après avoir « tué le père », Helmut Kohl (qui a lancé sa carrière), à la faveur d’un scandale financier. AKK l’est devenue à 56 ans en 2018, après une longue ascension dans la CDU sarroise, attendant son tour. Elle fait partie depuis 2005 du cercle rapproché de la chancelière qui en a fait sa dauphine. Elles partagent le pouvoir à l’amiable en attendant la fin du mandat d’Angela Merkel, prévu normalement en 2021. L’une gouverne dans la coalition avec le SPD, l’autre dirige le parti et s’occupe des élections.
Angela Merkel, fille de pasteur, agnostique, a un rapport distancié avec la religion (protestante). Elle en a gardé l’élément évangélique « compassionnel » et un certain sens de supériorité morale. AKK est une catholique convaincue et militante.
L’usure et le renouveau ?
Angela Merkel aura eu le plus long règne à la chancellerie de l’histoire de la RFA (16 ans en 2021), davantage que Konrad Adenauer et autant que Helmut Kohl. « Compromis » est le maître-mot de son langage. Son bilan est modeste (la prospérité économique rétablie par les réformes de son prédécesseur, la fin du service militaire, la sortie précipitée du nucléaire, le salaire minimum) et reflète davantage le programme du SPD et des Verts que de la CDU-CSU traditionnelle. C’est le grand reproche que lui adressent ses adversaires de l’intérieur du parti : avoir « social-démocratisé » et « verdisé » le parti, avoir vidé de son sens le « C » de son nom pour le « moderniser », avoir fait baisser le nombre de ses électeurs et favorisé l’émergence du parti populiste de droite AfD. Ses conseillers vantent au contraire la tactique de la « démobilisation asymétrique », qui laisse une partie des électeurs des partis rivaux chez eux.
De fait, elle a clivé l’opinion allemande par sa politique migratoire de 2015. On a parlé d’« incompétence moralisante et arrogante à la tête du pays ». De même, ses décisions lors de la crise de l’euro et la crise grecque ont divisé l’Union européenne entre le Nord et le Sud « laxiste ». Et sa politique migratoire a divisé l’Europe entre l’Est et l’Ouest. Considérée au début comme la dirigeante européenne qui comprenait le mieux les ex-pays de l’Est, elle se les est depuis largement aliénés.
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AKK a eu l’avantage, face à ses rivaux dans la CDU plus âgés ou impliqués dans le gouvernement fédéral, de ne pas être associée au bilan d’Angela Merkel (elle l’a néanmoins toujours soutenue, même en 2015, sur les migrations et le mariage homosexuel). Elle est plus conservatrice en matière sociétale. Élue de justesse au congrès de la CDU avec le soutien d’Angela Merkel contre les néolibéraux et les conservateurs (Friedrich Merz et Jens Spahn), elle cherche à se les concilier. Elle a rétabli les bonnes relations entre la CDU et la CSU, mises à mal sous Angela Merkel. Elle est plus spontanée. Au carnaval de Cologne, elle a plaisanté sur les transgenres aux toilettes (qui hésitent sur la position à adopter), suscitant l’indignation de la gauche et des LGBT, qui ne sont pas ses électeurs. Elle revendique le droit des petits enfants de se déguiser en Indiens d’Amérique contre le nouveau dogme prohibant « l’appropriation culturelle ». Elle est plus ferme sur les conditions d’intégration des immigrés et admet qu’en cas de nouvelle vague migratoire, elle pourrait fermer les frontières, « en dernier ressort ». Elle est tiède sur le projet Nord Stream2 et veut maintenir les sanctions contre la Russie.
Sa réponse au programme du président Macron sur l’Europe a dû avoir l’aval de la chancelière, qui a acté ses divergences avec le président français et l’effacement du « couple franco-allemand » en raison des différences entre les mentalités et les perceptions de rôles respectifs. AKK s’oppose au centralisme et à l’étatisme européens (contre la communautarisation des dettes, l’européanisation des systèmes sociaux et du salaire minimum). Elle préconise la suppression du siège du Parlement européen de Strasbourg au profit du « tout-Bruxelles » ce qui ne peut plaire à la France. Et un siège au Conseil de sécurité de l’UE (qui n’est pas un État) en remplacement de celui de la France, au lieu d’en réclamer un propre pour l’Allemagne. Elle a été critiquée par la gauche allemande, qui soutient plutôt les idées d’Emmanuel Macron. Elle a résumé cela : « Faisons l’Europe comme il faut ».
Les Allemands sont réputés épris de stabilité, jusqu’à l’extrême. Les deux tiers sont d’avis qu’Angela Merkel reste à la chancellerie jusqu’à son terme en 2021. Il n’y a donc pas de rupture, et le renouveau a des limites. Annagret Kramp-Karrenbauer a été choisie par la chancelière actuelle pour lui succéder. On n’a pas constaté de fissure et moins encore d’affrontement entre les deux femmes.
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En mai 2019, Angela Merkel a livré une vision presque apocalyptique de l’avenir de l’Europe et du monde qui va mal, plein d’autocrates (Turquie), de despotes cruels (Arabie Saoudite), de mégalomanes (Russie), de risques de guerre (Iran). Dans une comparaison audacieuse avec les guerres de Religion (xv- xvie siècles) suivies par la guerre de Trente Ans (1618-1648), elle redoute que le renouvellement des générations et la perte de la mémoire des horreurs de la guerre ne conduisent à de nouvelles catastrophes.
Angela Merkel a vécu la chute du communisme. La fin du monde maintenant ? Sans doute pas, mais la fin de son monde, peut-être. AKK y est-elle préparée ?