<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Entretien avec Olivier Zajec – Identité et hospitalité

31 juillet 2020

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Entretien avec Olivier Zajec – Identité et hospitalité

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Maître de conférences en relations internationales à Lyon III, Olivier Zajec, au parcours atypique, livre pour Conflits ses vues sur l’immigration et ce qui peut la fonder d’un point de vue théorique. 

Conflits : Vous avez un parcours impressionnant et original.

Olivier Zajec : Disons plus original (voire chaotique) qu’impressionnant ! Je suis d’abord passé par l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, avant de servir comme officier d’active dans la Brigade franco-allemande. C’est cette formation initiale de plusieurs années qui m’a sans aucun doute marqué le plus profondément. C’est elle qui me définit encore le plus exactement, bien que j’aie choisi d’autres voies par la suite. Souhaitant m’orienter vers la recherche et l’écriture, j’ai intégré Sciences Po Paris en 2002, en visant le journalisme. Mais l’évolution de cette branche m’a mené à travailler en entreprise comme consultant dans un cabinet de conseil en stratégie spécialisé dans les domaines qui touchent au régalien, la défense principalement, mais aussi l’énergie ou l’aéronautique. Parallèlement, j’ai commencé à assister Hervé Coutau-Bégarie qui dirigeait à l’époque le cours de stratégie de l’École de guerre. Tout en entamant une thèse et en continuant à travailler en cabinet, j’ai passé l’agrégation d’histoire externe en candidat libre. Ma thèse soutenue, j’ai réorienté ma carrière et quitté le privé en candidatant dans l’enseignement supérieur. J’ai été nommé enseignant-chercheur titulaire à Lyon III en 2014. J’y dirige un master 2 de relations internationales, avec une spécialisation en études stratégiques, et je viens d’y fonder un Institut d’études de stratégie et de défense. Je suis par ailleurs coordonnateur du cours de géopolitique de l’École de guerre et conférencier dans diverses institutions françaises et étrangères.

Conflits : Un beau parcours !

Olivier Zajec : J’ai eu trois « vies », en quelque sorte. Mais avec le recul, une ligne directrice se dégage (du moins, j’essaie de me le répéter pour me rassurer !) : la défense, la stratégie et l’étude des aspects socio-spatiaux des rapports politiques, ce qui correspond pour moi à la méthode d’approche géopolitique.

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Conflits : Vous avez reçu le prix du livre géopolitique pour La Nouvelle Impuissance américaine (2011). Vous confirmez le titre ?

Olivier Zajec : Le titre, oui. Et les conclusions en grande partie. Dans cet essai, qui n’avait d’ailleurs rien d’universitaire dans la forme, je ne voulais pas dire que les États-Unis allaient cesser d’être une très grande puissance, ce qui aurait été absurde. Mais j’indiquais très clairement en conclusion qu’ils ne seraient plus une puissance d’une nature différente de toutes les autres, chargée d’une mission mondiale. Pour Seymour Lipset (1) les États-Unis sont moins un pays qu’une idée : « C’est notre destin en tant que nation de n’avoir pas d’idéologie mais d’en être une. » Cette conviction les autorisait à intervenir dans le monde entier pour le remodeler à leur image. Mais ils en sont de moins en moins capables, comme la récente séquence irako-afghane l’a montré. Il me semblait que les États-Unis revenaient à leur place normale.

On pourrait rétorquer que le problème est secondaire et qu’en réalité l’Amérique a triomphé car les fondements de la société américaine comme l’individualisme ou le consumérisme se sont imposés à travers toute la planète. Cela me semble néanmoins un peu rapide. Oui, la Chine a rallié le consumérisme, car elle est devenue une société post-idéologique comme les autres, sous le masque hypocrite d’un communisme rentier obsédé par le contrôle social. Mais ce consumérisme est chinois. Les valeurs que véhiculaient les États-Unis leur ont échappé quand elles ont été reprises par les autres. En d’autres termes, il me semble que notre temps international fragmenté est tout à la fois économiquement interdépendant, culturellement multipolaire et politiquement polyarchique. En bref, l’époque n’est plus rythmée par l’horloge idéologique interne de l’Amérique.

Conflits : Les migrations jouent-elles un rôle dans cette fragmentation ?

Olivier Zajec : C’est un élément important de ce nouveau paysage. Comme le dit avec raison Gérard-François Dumont, la migration est « un fait social complexe, dont la compréhension nécessite de distinguer la diversité de ses caractéristiques (2) ». Tous les acteurs du nouveau jeu multipolaire ne sont pas affectés par ce phénomène de la même façon. Encore une fois, attention aux explications autocentrées : plus de 80 % des mouvements migratoires africains se font à l’intérieur du continent noir. Mais il est vrai que l’Europe connaît une situation particulière. Un blocage évident s’y est produit, et il s’aggrave tant dans les faits que dans les esprits, pour des raisons multiples et complexes.

Il y a conjonction de deux phénomènes : l’intensification des flux d’une part, et d’autre part un doute des sociétés du Nord sur ce qu’elles sont et ce qu’elles peuvent être. C’est moins un problème de « repli » que de clarification du rapport à soi. Un rapport à soi stable commande un rapport à l’autre serein, et l’assimilation est alors possible. Quand la société qui accueille a confiance en soi, l’immigration peut ne pas avoir de conséquences explosives : les exemples sont innombrables de ce scénario positif. Mais il existe un scénario négatif, et la question est de savoir s’il n’est pas en train de s’imposer, du moins au « Nord ».

Le livre le plus saisissant en la matière est certainement L’Archipel français de Jérôme Fourquet. Tout se passe comme si la majorité d’origine européenne se pensait de manière croissante comme ce que j’appellerais une « mijorité », dans la mesure où elle devient une sorte de minorité culturelle parmi d’autres, tout en restant numériquement la plus importante, dans un contexte de fragmentation des appartenances. Subissant plus que d’autres les externalités négatives directes du multiculturalisme, la partie de cette « mijorité » la moins favorisée économiquement semble dès lors passer sur un mode défensif, où elle reprend conscience de sa spécificité en dehors même du simple marqueur de la citoyenneté, ce qui met mal à l’aise beaucoup d’observateurs. Le décalage social s’ajoutant à l’insécurité culturelle comme le suggèrent des travaux récents (Christophe Guilluy, Laurent Bouvet, Hugues Lagrange), une partie du peuple semble, du moins en France, se retrouver sur des territoires spécifiques, aggravant un processus de différenciation spatiale et culturelle à l’intérieur d’une nation dont les élites cherchent, en réaction, à réinventer un liant commun, de manière parfois fébrile et sans toujours trouver le ton juste.

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Il serait d’ailleurs intéressant, sur ces points complexes, de redécouvrir les travaux des sociologues de l’École de Chicago (à ne pas confondre avec les ultra-libéraux que sont les Chicago Boys) en particulier ceux de l’Human Ecology de Robert Park, inspiré par Simmel. L’Human Ecology se fonde sur l’étude de la distribution spatiale des groupes sociaux dans les quartiers d’une ville, et la manière dont cet environnement voit se coordonner et rivaliser un « ordre moral » (au sens d’une superstructure de normes) et un « ordre symbiotique », spatio-culturel (3). C’est cette coexistence entre le construit contractuel et le donné culturel qui fait société. L’ordre moral apaise et régule les conditionnements organiques, mais ne fait jamais disparaître totalement l’ordre symbiotique. Robert Park les présente comme deux faces complémentaires d’une même réalité humaine ; le premier rassemble, quand le second sépare et discrimine. La distance spatiale est une distance sociale, ce qui n’empêche pas l’échange, mais sous certaines conditions. De ce point de vue, c’est bien la problématique des frontières internes ou externes que les migrations réactivent géopolitiquement, à divers degrés.

Conflits : Face à l’ampleur des flux migratoires, les frontières ont-elles encore un sens ?

Olivier Zajec : Les frontières sont un phénomène sociologique, et non pas « sécuritaire ». Elles n’ont donc pas de « sens » moral, elles ont une fonction politique. Elles ne séparent pas, elles distinguent. Elles n’excluent pas, elles structurent. C’est fondamentalement différent ! Et c’est ce qui permet d’ailleurs d’instaurer un équilibre entre les rapports à soi et à l’autre que j’évoquais tout à l’heure. Si on entend les supprimer, elles réapparaissent à un autre niveau. Les frontières nationales sont ainsi abaissées en Europe (sans disparaître), mais elles se développent à d’autres échelles : vers le bas (quartiers, rues, immeubles, entre hubs urbains mondialisés et campagnes délaissées) et vers le haut (entre l’Union européenne et le reste du monde, avec le tarif extérieur commun ou Frontex). Les frontières c’est le sparadrap du capitaine Haddock, on ne peut pas s’en débarrasser.

Conflits : Elles sont de plus en plus critiquées, en particulier par les mouvements alter-mondialistes.

Olivier Zajec : Sur ce point, il y a à tout le moins une contradiction. Difficile d’être à la fois contre les frontières, pour des migrations massives qu’applaudit un capitalisme socialement régressif, consumériste, anti-écologiste et nivelant culturellement, d’une part, et réclamer d’autre part le retour à une vie plus saine, au localisme, à l’authenticité, et le développement des pays de départ, où les migrations obèrent l’émergence de véritables élites. Ces mouvements ne font pas la différence entre ce qui cadre et ce qui encadre. Les migrations de masse sont, à un certain degré, un élément du « turbocapitalisme » qu’ils dénoncent.

Conflits : La théorie insiste aujourd’hui sur la notion d’hospitalité.

Olivier Zajec : C’est effectivement une perspective heuristique extrêmement intéressante dans la théorie des Relations internationales actuelle, je pense en particulier aux travaux de Gideon Baker ou de Nicholas Onuf (4). Une des questions soulevées est la suivante : comment préserver l’hospitalité, notion éminemment positive, quand les sociétés d’accueil se fragmentent ? Quelles sont les conditions de l’hospitalité ? Dans la Grèce antique, l’hospitalité était un devoir absolu : l’étranger est une figure de l’étrangeté, il se pourrait que ce soit un dieu, il faut bien l’accueillir. Mais pas à n’importe quel prix. L’hospitalité est conditionnelle. Lorsque la migration aboutit à mettre en avant des revendications ethniques ou religieuses extrémistes, ces conditions ne sont plus remplies, car on ne prend plus en compte l’équilibre, les traditions et même les tabous de la société d’accueil. La réaction peut être violente.

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Conflits : En un mot il faut que le migrant s’intègre, voire qu’il s’assimile.

Olivier Zajec : Débat difficile ! La notion d’intégration pose toute une série d’interrogations. Pour qu’une société perdure dans le temps avec une harmonie minimale (la « cohabitation » ou le « vivre-ensemble » me semblent relever davantage d’une sorte de morale de hall de gare que de l’idéal aristotélicien de la Politeia), elle doit pouvoir assimiler, ce qui suppose que le migrant renonce à une très grande partie de ce qui faisait sa spécificité autrefois. Mais cette notion engendre une certaine tétanie en Europe. La problématique est aussi simple que délicate : est-il possible d’assimiler quand la distance sociale, religieuse et culturelle entre la société d’accueil et les migrants est trop forte ? Ici, aucun déterminisme a priori. Mais le risque est qu’avec le temps se produise une différenciation spatiale de fait, avec des risques de sécession douce.

Conflits : Comment voyez-vous l’avenir de l’Europe ?

Olivier Zajec : Le seul défi véritable est celui de l’identité de ce corps politique fragmenté, s’il veut peser dans des relations internationales bouleversées. L’Europe n’a pas réussi à « faire frontière » comme le reconnaît Luuk Van Middelaar dans son ouvrage Le Passage à l’Europe (5). Philosophe qui rédigeait les discours de Herman Van Rompuy (ancien président du Conseil européen), l’auteur explique que le rapport de l’Europe à la limite n’a pas été explicité, et que cette dimension ne peut aucunement être remplacée par le « patriotisme constitutionnel » d’Habermas qui n’a pas assez de chair, pas assez de sang. Il nous faut « faire corps », dit-il : face à ce qu’il désigne comme « une Europe du marché [qui] a cherché son salut dans l’ennui silencieux », soit il y aura un corps politique européen et un territoire européen avec des limites, soit il n’y aura plus d’Europe (6).

Ce qu’écrivait Edgar Morin dans Penser l’Europe me semble donc intéressant à rappeler de ce point de vue, en transposant le constat littéraire à l’analyse sociale : « La rencontre avec une culture ou une civilisation étrangère forte pose l’alternative : assimiler ou être assimilé. L’aptitude à assimiler suppose une vitalité culturelle, laquelle suppose certaines conditions économiques et sociales. C’est ici que la sauvegarde et le ressourcement sont indispensables à l’assimilation (7). »


  1. American Exceptionalism. A Double-edged Sword, Norton, Londres-New York, 1996.
  2. Les Migrations internationales. Les nouvelles logiques migratoires, Paris, Sedes, 1995.
  3. Jim Faught, « The Concept of Competition in Robert Park’s Sociology », The Sociological Quarterly, vol. 27, n° 3, 1986, p. 359-371.
  4. Voir Gideon Baker (dir.), Hospitality and World Politics, New York, Palgrave Macmillan, 2013.
  5. Gallimard, 2012, 480 pages.
  6. Voir également son dernier ouvrage : Quand l’Europe improvise, Dix ans de crises politiques, Paris, Gallimard, 2018.
  7. Edgar Morin, Penser l’Europe, Paris, Gallimard, 1990, p. 259.

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À propos de l’auteur
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Fondée en 2014, Conflits est devenue la principale revue francophone de géopolitique. Elle publie sur tous les supports (magazine, web, podcast, vidéos) et regroupe les auteurs de l'école de géopolitique réaliste et pragmatique.

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