<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Aux sources de l’irrédentisme chinois en Indopacifique

11 juin 2020

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : La mer de Chine : théâtre de l'hégémonisme chinois, Auteurs : Wu Dengfeng/AP/SIPA, Numéro de reportage : AP21929978_000002.

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Aux sources de l’irrédentisme chinois en Indopacifique

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À partir de 1927 et pendant une dizaine d’années, durant ce que les historiens appellent la décennie de Nankin, entre guerre civile et invasion japonaise, le régime républicain chinois connaît un bref répit. La Chine entame alors une nouvelle phase de modernisation, après celle de la fin de la dynastie Qing, au début du xxe siècle. Ce répit lui permet aussi de travailler à consolider sa place sur la scène internationale. En 1934, l’État chinois rend public la première carte officielle de la Chine, fondée sur les principes cartographiques appris des Occidentaux. Cette carte rend sensible à chaque citoyen de la République la forme qu’on pourrait presque dire concrète de la nation chinoise, une nation parmi les autres, contrôlant un territoire précis, dont les frontières sont pour la première fois nettement tracées.

La Chine y apparaît comme partie prenante d’un système international dans le cadre duquel son gouvernement parle sur un pied d’égalité avec les autres nations. Une telle représentation de la nation chinoise constituait une révolution copernicienne pour les héritiers de la bureaucratie céleste. La cartographie « scientifique » et prosaïque à l’occidentale contredisait la conception du monde que manifestaient les cartes traditionnelles. Celles-ci devaient en effet refléter la hiérarchie implicite de l’empire, qui plaçait la civilisation (nécessairement) chinoise au centre d’un monde qu’elle dominait ontologiquement, puisque en son cœur régnait le fils du Ciel qui par son activité rituelle garantissait la pérennité du Tianxia (tout ce qui est sous le ciel).

Pourtant, sous l’épais vernis de la modernisation, et malgré le changement de régime de 1949, le surmoi impérial continue d’informer les pratiques géopolitiques en Chine, jusqu’à aujourd’hui. C’est particulièrement vrai pour ce qui concerne les positions chinoises sur les questions territoriales, notamment dans la zone qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler « l’Indopacifique ». Avec la carte factuelle de 1934, coexistaient des « cartes de l’humiliation » dont William Callahan a montré l’enracinement dans la tradition impériale et dont il faut souligner l’importance pour comprendre les positions officielles chinoises actuelles [simple_tooltip content=’William A. Callahan, « The Cartography of National Humiliation and the Emergence  of China’s Geobody », Public Culture, 2009, 21:1, p.141-173.’](1)[/simple_tooltip]. Cette tension entre une Chine « républicaine », nation parmi les nations, et une Chine impériale consciente de son unicité et de sa centralité, mais « humiliée » par les barbares occidentaux est constitutive de l’attitude chinoise à l’égard de son environnement géopolitique, notamment dans ce qu’il est convenu d’appeler, sous l’impulsion des grands voisins de la Chine et des États-Unis, la région Indopacifique.

En effet, comment comprendre l’émergence du concept géopolitique d’Indopacifique en Inde, au Japon et aux États-Unis, sinon dans le contexte de la montée en puissance de la Chine ? C’est en réaction à l’irrédentisme chinois, d’autant plus inquiétant pour ses voisins qu’il s’appuie sur une puissance militaire, diplomatique et économique chaque jour plus grande, que ce concept a été progressivement adopté par les pays de la région, au point de devenir un point de ralliement pour ceux qui veulent contrer l’émergence chinoise.

Aux sources de l’irrédentisme chinois

Au début des années 1930, le géographe Hu Huanyong, après avoir suivi à Paris les enseignements de Jean Brunhes et d’Emmanuel de Martonne, devient conseiller du gouvernement de Nankin. Hu Huanyong passe à la postérité pour avoir tracé en 1935 la « ligne Hu » qui sépare la Chine selon un axe nord-sud : à l’est la Chine peuplée et à l’ouest la Chine déserte. Un an auparavant, Hu avait fait paraître dans la Revue diplomatique chinoise, un article dont le titre (« La France et le Japon convoitent les îles de la Mer méridionale [chinoise] ») attire l’attention des autorités [simple_tooltip content=’Hu Huanyong (胡焕庸), « La France et la Chine convoitent les îles de la Mer méridionale », Revue diplomatique (外交評論), mai 1934.’](2)[/simple_tooltip]. Hu explore la littérature japonaise et française qui décrit ces îles lointaines et souligne l’intérêt supposé de ces deux grandes puissances pour elles, suscitant en retour l’intérêt des Chinois eux-mêmes pour des îlots dont ils ignoraient jusqu’alors manifestement l’existence. Ainsi, avec l’article de Hu, la Chine découvre dans un même mouvement qu’elle « possède » des îlots très au sud des Paracels et que ces îlots sont « convoités » par la France et le Japon. En effet, au début des années 1930, la France et la Chine se disputaient ouvertement la souveraineté des Paracels, mais le sort des Spratleys, situées beaucoup plus au sud, échappaient manifestement à l’attention des stratèges chinois. Il a fallu que la France déclare sa souveraineté sur ces îles à la Société des Nations en 1933, après que le bâtiment français La Malicieuse en eut pris possession, pour que la Chine proteste et affirme sa souveraineté sur les îles en question. Mais dans une protestation officielle de 1932 contre les prétentions françaises sur les Paracels, la République de Chine affirmait encore que ces dernières étaient la limite méridionale de la souveraineté chinoise…

À travers cet exemple se dessine la façon dont le discours irrédentiste chinois a pris forme à l’époque moderne. Alors même que la Chine « déhistoricise » systématiquement ses arguments (les territoires revendiqués appartenant systématiquement à la Chine, selon la rhétorique officielle, « depuis les temps anciens »), il apparaît que ses revendications s’inscrivent dans le cadre d’une rivalité propre à la période moderne où les puissances entrent en lutte pour affirmer leur souveraineté sur des territoires périphériques qui n’avaient jusqu’à présent guère suscité l’intérêt de quiconque. Les premières constitutions de la République se contentaient en effet d’affirmer que « le territoire souverain de la République restait le même que le domaine de l’empire [simple_tooltip content=’William A. Callahan, op. cit.‘](3)[/simple_tooltip] ». Mais quel était donc précisément le domaine de l’empire ? Le domaine impérial était organisé en cercles concentriques autour de la capitale impériale. Les marges de l’empire préoccupaient bien peu la bureaucratie impériale qui depuis Pékin n’avait guère le souci de délimiter clairement son territoire, sinon parfois pour distinguer les populations « chinoises » dont la juridiction relevait de l’empire et celles qui pouvaient se régler sur leurs propres coutumes barbares. Ironie de l’histoire, cette négligence hautaine à l’égard des populations non chinoises, même présentes sur le territoire impérial de façon permanente, sera progressivement retournée à leur profit par les puissances occidentales qui en feront dans les concessions et ailleurs la source de « privilèges » plus tard dénoncés comme exorbitant par les nationalistes et les communistes chinois.

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Recouvrer « les territoires perdus »

Mais au-delà de ce pragmatisme juridique, sur le plan symbolique, c’est le monde entier qui était une fois pour toutes sous l’autorité politico-religieuse de l’empereur, même si les lointains barbares, perdus dans les brumes du monde sauvage, n’avaient pas la chance de le savoir. L’époque moderne marquera au contraire un progressif investissement des marges de l’empire, au fur et à mesure que la Chine confrontée à la nécessité de définir ses frontières face à l’Occident développera un discours virulent sur les « traités inégaux » que les puissances occidentales et japonaise auraient contraint l’empire à signer, alors que celui-ci se trouvait dans un état de faiblesse et de semi-colonisation. Mais ce n’est pas tant le caractère inégal de ces traités qui traumatisa l’empire, que leur caractère égal : les traités impliquent en effet l’idée de deux parties contractantes situées sur un plan formel d’égalité, situation fondamentalement impensable pour « l’Empire céleste » dans son commerce avec des puissances extérieures.

Pékin fonde aujourd’hui ses revendications en mer de Chine méridionale sur une carte produite par la République de Chine en 1947, une carte comprenant l’ensemble de la mer en question comprise à l’intérieur d’une « ligne en onze traits », devenue aujourd’hui une ligne en neuf traits » qui comprend la totalité de la mer de Chine méridionale selon des modalités qui n’ont rien à voir avec le droit international. William Callahan a en effet montré que ce maximalisme est un héritage paradoxal des cartes de l’humiliation nationale qui, en indiquant l’extension maximale du système tributaire chinois pendant les Qing, permettait de mesurer ce que la Chine avait perdu du fait de l’incurie de l’empire au xixe siècle. Sur la carte de l’humiliation nationale de 1927, la « frontière » maximum est désignée comme étant « l’ancienne frontière nationale » et non « l’ancienne frontière impériale » cultivant dans l’imaginaire national chinois le sentiment que l’histoire moderne, jusqu’à l’avènement des forces patriotiques du Kuomintang ou du Parti communiste chinois, est une longue suite de dépeçages de la Chine par des nations prédatrices étrangères. Plus encore, cette position maximaliste impose dans l’imaginaire chinois que toute négociation sur les frontières qui se conclurait par une renonciation à une partie des mythiques « territoires perdus » serait une forme de concession chinoise qui mériterait d’être payée en retour par ses voisins.

Cartographie et performativité

L’inscription de la Chine dans son environnement géopolitique est informée par une autre spécificité de la gouvernance chinoise, qui trouve ses racines elle aussi dans la Chine impériale. Dès l’origine, les cartes chinoises ne sont pas dans leur essence descriptives, mais performatives [simple_tooltip content=’Je me permets de renvoyer à ce sujet à mon article : « La cartographie en Chine du “rêve chinois” à la réalité géopolitique », Outre-Terre 2014/1 (N° 38), p. 342-348.’](4)[/simple_tooltip]. De la même façon que la parole de l’empereur, comme son activité rituelle, vise moins à décrire le monde qu’à le produire, les cartes officielles chinoises visent moins à décrire le monde qu’à le modeler. C’est ainsi que la Chine ne distingue pas d’un point de vue cartographique les territoires qu’elle revendique et les territoires qu’elle possède effectivement. En 2012, Pékin a même renforcé sa législation contre ceux qui produisent ou font circuler des cartes « illégales », c’est-à-dire des cartes qui décriraient la réalité de l’indépendance de Taïwan par exemple. Ainsi, avec ses cartes qui comprennent l’ensemble de la mer de Chine méridionale, Taïwan, les îles Senkaku/Diaoyu et les territoires himalayens contrôlés par l’Inde ou le Népal, la Chine veut anticiper aujourd’hui sur la réalité future qu’elle souhaite ; elle veut produire, par un mensonge avalisé par tous, la réalité de demain : « Le mensonge est plus fort que la vérité, car il comble l’attente. » (Hannah Arendt)

Les pays limitrophes de la Chine comprennent parfaitement la nature de l’irrédentisme chinois. Pékin se trouve aujourd’hui en conflit territorial non seulement avec l’ensemble des pays d’Asie du Sud-Est disposant d’un accès à la mer de Chine méridionale, Vietnam, Philippines, Malaisie, Brunei, Taïwan, et même Indonésie, mais aussi avec plusieurs de ses puissants voisins dont l’Inde, contre laquelle elle a mené une guerre éclair et victorieuse en 1962, à la suite de négociations territoriales qui ont mal tournées. Les tensions territoriales entre les deux pays restent récurrentes et même fréquentes, exacerbées par la lutte pour la suprématie régionale. Il en va de même avec le Japon, pays avec lequel des crises graves ont éclaté récemment (en 2005-2006 et en 2010-2012). Les Chinois qui se déclarent souverains depuis les années 1970 sur un petit archipel contrôlé par le Japon (Senkaku en japonais, Diaoyu en chinois) n’hésitent pas à l’occasion à aller jusqu’à remettre en cause la souveraineté du Japon sur l’ensemble d’Okinawa, l’ancien royaume des Ryūkyū sur lequel la Chine impériale et le Japon exerçaient tous deux leur suzeraineté, avant son intégration pleine et entière, en 1875, au territoire japonais.

Carte de «L’humiliation nationale». La Chine et ses territoires d’influence.

La montée en puissance de la Chine comprend donc une dimension vindicative qui ne laisse pas d’inquiéter ses voisins : effacer « le siècle des humiliations » et les pertes territoriales qui dans l’imaginaire politique l’accompagnent. Ce programme structure l’action politico-diplomatique de la Chine, mais n’empêche pas les accommodements pragmatiques avec des puissances considérées comme moins menaçantes pour la Chine que les États-Unis, ou non alignées sur elle (par exemple la Russie et les pays d’Asie centrale, avec lesquels des accords de délimitation de frontières ont été conclus dans les années 1990). Mais ce pragmatisme fait-il le poids face aux affects politiques qui structurent depuis des décennies le discours politique chinois ? Il est permis d’en douter.

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Photo : La mer de Chine : théâtre de l'hégémonisme chinois, Auteurs : Wu Dengfeng/AP/SIPA, Numéro de reportage : AP21929978_000002.

À propos de l’auteur
Emmanuel Dubois de Prisque

Emmanuel Dubois de Prisque

Chercheur associé de l'Institut Thomas More. Spécialiste de la Chine et de l'Asie du sud-est. Corédacteur en chef de la revue Mondes chinois. Nouvelle Asie
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