Dans 20 ou 30 ans, y aura-t-il encore des chars de bataille, des chasseurs pilotés et des navires de guerre avec des marins ? Indétrônés depuis plus de 100 ans, ces équipements majeurs auront-ils cédé le pas à des « plateformes indifférenciées » que les servants configureront avec des modules choisis selon les missions et les environnements, connectés à une gamme de systèmes d’accompagnement autonomes spécifiques ? Et y aura-t-il toujours des soldats en chair et en os dans les affrontements de haute intensité ?
Ces questions ne relèvent pas de la science-fiction. Elles agitent les cénacles de toutes les grandes puissances militaires, tant leurs armées sont devenues dépendantes de la technologie. D’un côté, l’avenir des armes apparaît balisé. Dans l’armée française, l’« interarmisation » des structures de commandement comme des pions tactiques déployés dans les opérations (les « groupements tactiques interarmes ») préfigure la prochaine grande étape : l’« interarmisation » des capacités.
Pour autant, l’éventail des possibles demeure très ouvert. La relève des grands programmes en service pointe déjà son nez, posant des cadres normatifs puissants. La vitesse exponentielle de l’innovation, qui résulte de la révolution numérique, paraît en mesure de chambouler la donne actuelle. S’ajoute l’effet des ruptures technologiques identifiées : l’informatique quantique, qui mettra en échec les techniques actuelles de cryptographie et de furtivité – la NSA travaille déjà sur des stratégies de contre-cryptage quantique ; l’intelligence artificielle, qui permet à un système de « s’améliorer » en apprenant de ses expériences ; la fabrication additive ou impression 3D (par ajout de matière) ; l’hyper vélocité des missiles (au-delà de Mach 5, soit 6 100 km/h) ; les armes à effet dirigé, ces lasers et autres canons à micro-ondes électroniques.
Une nouvelle course aux armements
Ces ruptures technologiques alimentent une nouvelle course aux armements. Le pays qui deviendra le leader de l’intelligence artificielle « sera celui qui dominera le monde », a récemment déclaré Vladimir Poutine. Dans ce domaine précis, la Chine compte faire la course en tête. Pékin a dévoilé son calendrier : rattraper les États-Unis en 2020, les dépasser en 2025, devenir le leader mondial en 2030.
Fin décembre, à Paris, le général Chen Rongdi n’a pas laissé indifférents ses interlocuteurs militaires. Patron de l’Institut des recherches sur la guerre qui dépend de l’Académie des sciences militaires de l’armée populaire de libération (APL), le Chinois a persuadé ses hôtes de la résolution de Pékin à équiper son armée avec la panoplie des nouvelles armes. Elle y consacre environ 3 % de son effort national d’innovation. Leur mode d’emploi semble déjà écrit : les futurs robots et autres drones militaires seront armés et pourront « engager » l’ennemi en toute autonomie ; les Occidentaux imaginent la perspective d’être un jour confrontés à un essaim de « robots tueurs ». Les États-Unis se sont officiellement lancés dans cette course aux « game changers » à la fin de l’année 2014. Le département de la Défense a lancé un vaste programme de recherches et d’études technico-opérationnelles baptisé « The third offset strategy » (TOS), en référence aux stratégies qui lui donnèrent la supériorité militaire durant la guerre froide (celle sur la dissuasion, puis sur les armes guidées).
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Réputés pour leur spécificité à penser globalement l’armée du futur, les spécialistes civils et militaires français s’appuient sur une méthode de travail « collégiale » pour résoudre cette équation complexe. Les opérationnels de l’EMA et les ingénieurs de la DGA établissent ensemble des schémas directeurs dans les grands domaines : la guerre des mines, le combat aéroterrestre, le système de combat aérien du futur… Pour chacun, ils passent en revue l’évolution de la menace, les effets militaires recherchés et la technologie disponible aux différents horizons de temps. Ils en déduisent le champ des possibles, depuis les extrêmes opposés en passant par tous les scénarios médians, et ils examinent l’incidence des ruptures technologiques sur ces scénarios. À partir de là, ils commandent des études destinées à éclairer leur compréhension et à affiner les scénarios. Certaines relèvent du seul domaine de la défense, comme les travaux ayant trait aux radars de tir ou aux autodirecteurs des missiles. D’autres se penchent sur les innovations civiles qui pourraient améliorer les systèmes d’armes futurs.
Sur terre, le modèle « Scorpion »
À lui tout seul, Scorpion est un concentré des paradoxes et des défis que doivent surmonter ceux qui préparent les armes du futur. Le programme de renouvellement des blindés de l’armée de terre française, dont les régiments vont commencer à profiter cette année, englobe le Griffon (qui supplée l’ancien véhicule d’avant blindé), le Jaguar (qui remplace l’AM10 RC et le Sagaie), le char Leclerc modernisé, ainsi qu’un système partagé de gestion des informations tactiques (SICS) et un logiciel embarqué de simulation au combat.
Imaginé à l’aube des années 2000 par Bernard Barrera, le général qui a dirigé l’opération Serval au Mali en 2013, numéro deux de l’armée de terre, le programme Scorpion a été conçu pour intégrer des évolutions technologiques en cours de vie. Elles devraient essentiellement porter sur le blindage et les communications, devinent les experts. Ils savent aussi que ces engins seront progressivement flanqués de robots terrestres et de drones aériens affectés à des missions spécifiques (autoprotection, reconnaissance ou encore déminage).
Lors d’une étape ultérieure, ces plateformes embarqueront de nouvelles armes. Les pays occidentaux travaillent, par exemple, à la mise au point des canons électromagnétiques ou rail guns. Basés sur les différences de potentiel électrique, principe appliqué aux catapultes qui équipent les derniers porte-avions américains, ces canons fonctionnent pour la première fois sans propulseurs ; c’est la promesse d’économies logistiques importantes. Ils offrent surtout à leurs servants des précisions et des portées inégalées.
Plus important encore, l’ensemble de ces plateformes sera interconnecté. Les informations de chaque capteur seront centralisées pour être analysées par de puissants algorithmes avant d’être restituées jusqu’aux plus bas niveaux de décision, sous la forme d’une compréhension fine et en temps réel du champ de bataille. En neutralisant les effets du « brouillard de la guerre » et en élargissant le champ de vision des soldats, cette avancée donnera corps au « combat infocentré » ou à la « guerre en réseau ». Un officier de l’armée de terre explique : « Nous produirons plus rapidement et plus précisément des effets sur le terrain et l’ennemi. Le rythme de la manœuvre s’accélérera. Alors que la technologie ne devrait pas révolutionner fondamentalement nos armes : nous aurons toujours des plateformes équipées de vecteurs qui délivreront des feux. » D’ailleurs, le scénario Scorpion II hésite seulement entre les deux extrêmes du même concept : soit un système polyvalent sans chars de bataille mais avec des hélicoptères Tigre fortement armés ; soit au contraire des systèmes de plateformes ultra spécialisées, dont des chars et des hélicoptères.
Il en va de même pour le remplaçant du Leclerc, qui fait l’objet d’un programme franco-allemand. De part et d’autre du Rhin, les ingénieurs l’imaginent, au choix : beaucoup plus gros et puissant ; de même taille mais accompagné d’un essaim de petits chars dronisés ; sous la forme d’un couple de chars mi-lourds, l’un dronisé pour le contact, l’autre habité pour le commandement. Sur terre, dans les airs et en mer, la maîtrise du combat en réseau fondera demain un large pan de la supériorité militaire.
Un expert résume : « La guerre de demain sera numérique et communicationnelle. Elle nécessitera de gros débits de données et de l’intelligence artificielle, et son corollaire : une très bonne résistance au brouillage et aux cyber offensives. »
Sur mer, dans les airs et dans l’espace
Les mêmes lois sont à l’œuvre dans les autres « milieux ».
Dans les airs, les Rafale qui voleront en 2040 disposeront d’une avionique entièrement renouvelée. Radars, optronique, puissance de calcul, liaisons de données : le prochain standard, dit F4, de l’avion de combat multi rôle français n’aura plus rien à voir avec sa version initiale. On sait également qu’il n’interviendra plus seul mais en réseau, en particulier lorsqu’il s’agira de pénétrer les espaces aériens durcis par des capacités modernes de « déni d’accès » (les missiles sol-air S 400 et S 500 russes). Le programme Neuron piloté par Dassault Aviations laisse entrevoir l’avenir des futurs systèmes de combat aérien. L’expérience accumulée par ce démonstrateur de drone de combat furtif nourrit le programme FCAS de drone de combat franco-britannique, que l’avionneur mène en partenariat avec BAE System et l’ONERA, le centre de recherche aéronautique français.
Au-dessus de ces plateformes, l’espace va se peupler de constellations de micro (50-150 kg) et nano (5 kg) satellites. Ils démocratiseront l’accès aux données : grâce à l’intelligence artificielle, les militaires bénéficieront à moindre coût d’une masse d’informations nouvelles. À l’inverse, la militarisation de l’espace est inéluctable. Chinois et Américains ont un temps d’avance. Pékin a démontré qu’il savait détruire un objet spatial depuis l’espace. Compte tenu de la dépendance des militaires aux satellites de télécommunication et d’observation, des alternatives émergent pour les opérationnels. Thales développe le Stratobus, un ballon autonome capable de rester en vol stationnaire à 20 km d’altitude pendant une longue durée. Pour sa part, Airbus parie sur le Zéphyr, un concept de drone électrique.
Le domaine des missiles est particulièrement impacté. Dans le champ de la miniaturisation, l’américain Raytheon a développé un mini-missile guidé par laser pour l’infanterie et les forces spéciales, le Pike. Long de 45 cm, pesant 900 g, il propulse des projectiles de 40 mm à 2 000 m. Français, Américains, Russes et Chinois travaillent à mettre en ligne des missiles et des planeurs hyper véloces à horizon 2030. Ces armes autoriseront une riposte conventionnelle ou nucléaire quasi instantanée en cas d’agression. Leurs frappes seront précises à longue distance. Elles mettront en échec les systèmes actuels de défense anti-missiles balistiques. Ces derniers, de surcroît, devront réagir à la prochaine faculté d’un même missile à articuler un guidage infrarouge et un guidage radar, deux technologies jusqu’à présent exclusives l’une de l’autre. « Cela créera un changement de paradigme complet pour le défenseur. »
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En mer, les progrès de l’électronique et la dronisation en marche des plateformes débouchent sur de nouvelles formes de combat… avant, un jour peut-être, d’évincer les marins des navires de guerre : l’US Navy teste un prototype de drone naval inédit ; trimaran de 40 m, le Sea Hunter est conçu pour naviguer trois mois en totale autonomie ; se pose encore la question des réparations des avaries survenues en mer.
Dans la guerre anti-sous-marine, les ruptures se multiplient. Les marins s’apprêtent à passer à la détection multistatique. Les émissions radar d’une unité seront exploitées par un ou plusieurs autres unités. Ces dernières pourront ainsi détecter, pister et engager un contact en toute discrétion. Par ailleurs, en remplaçant les détecteurs analogiques des hydrographes sous-marins par une technologie optique beaucoup plus sensible à la propagation des ondes et en les couplant à des drones, il est envisagé de poser des champs de « barbelés » acoustiques au fond des mers. Des zones d’interdiction sous-marines seront garanties avec des moyens navals réduits. Là où il fallait plusieurs bateaux pour faire le vide, un seul suffira pour réagir à une intrusion.
En surface, le « combat coopératif » va devenir une réalité. Une frégate détectera l’arrivée d’un missile anti-navire et répercutera automatiquement les informations et l’ordre de tirer au bâtiment le mieux placé.
Voilà les robots
Le développement des drones et robots armés est une tendance lourde. Vraie dans tous les milieux, leur invasion sera plus lente sur terre, environnement le plus complexe pour des systèmes autonomes.
Américains ou français, les drones aériens Reaper sont devenus indispensables aux unités qui traquent les djihadistes au Sahel. Les appareils de l’Oncle Sam sont armés de missiles. Récemment, la France a décidé d’y recourir aussi. Le fin du fin est le « drone tueur » autonome ; dans le jargon, le « SALA » (système d’arme létale autonome). Pour l’heure, le premier appareil à voilure tournante capable d’apponter automatiquement depuis le pont d’un navire français est en phase de test. Son embarquement est prévu à l’horizon 2023-2024. Baptisé SDAM, le prototype commandé par la Direction générale de l’armement (DGA) à Airbus Helicopters et Naval Group est dérivé d’une machine civile biplace construite par la PME Guimbal. De son côté, Thales associé à une vingtaine de PME expérimente le AUSS, un drone en forme de torpille qui évolue sous l’eau et en surface.
Outre-Atlantique, l’université John Hopkins, à Baltimore dans le Maryland, a repoussé les limites connues. Ses équipes ont conçu par impression additive le drone Cracuns. Au terme d’une immersion discrète à plus de 100 mètres de profondeur dans l’eau salée pendant plusieurs mois, la machine s’est envolée pour effectuer des missions de reconnaissance ou de brouillage. Dans le no man’s land qui sépare les deux Corées, Séoul déploie et contrôle à distance des robots armés d’une mitrailleuse et d’un lance-grenades. En Syrie, les Russes auraient mis en œuvre des robots démineurs et des engins chenillés équipés de mitrailleuses. Les États-Unis consacrent désormais chaque année un budget de 5 milliards de dollars à l’acquisition de drones. Toujours en avance sur ces sujets, le corps des Marines a prévu d’équiper toutes ses unités d’un robot de reconnaissance. Leurs homologues français réfléchissent à la perspective de constituer des convois logistiques avec des véhicules autonomes pour les trajets situés en retrait des zones de combat.
Un facteur pèsera fortement sur les choix qui sculpteront les équipements des armées modernes dans les prochaines décennies : le coût exponentiel des technologies de pointe et le nécessaire arbitrage qui en découlera entre qualité et quantité. D’autant qu’une partie de l’innovation a vocation à proliférer et à niveler l’écart de supériorité militaire découlant de la course aux armements high tech. Au Levant, c’est à l’aide d’un drone acheté dans le commerce et équipé de mini charges utiles que Daech a récemment neutralisé deux opérateurs du 13e régiment de dragons parachutistes. Ils accompagnaient des forces locales alliées. Leurs treillis distinctif les ont trahis. Au passage, ce drone à 250 euros aura temporairement brisé la supériorité aérienne basse altitude dont jouissait la coalition.
Dans cette zone, les services spécialisés ont détecté des traces de bombes artisanales dont certains composants ont été fabriqués par impression 3D, à partir de modèles téléchargés sur Internet par des « sympathisants » du djihad habitant en Europe. L’innovation numérique renouvelle les possibilités pour les terroristes de s’armer. L’inquiétude des experts porte sur les « armes de destruction massive » (le domaine NRBC – nucléaire, radiologique, biologique et chimique).
Vers le « soldat augmenté », ou plus de soldat du tout ?
Grâce à la combinaison des progrès réalisés par l’intelligence artificielle et les nanotechnologies, la biotechnologie et les neurosciences, le soldat lui-même se transformera bientôt en « Iron man ».
La Darpa, le principal organisme américain qui supervise la recherche à des fins militaires, conduit le programme Talos. Cet exosquelette développé pour les forces spéciales esquisse les « armures intelligentes » qui entreront progressivement en service. Outre l’effet de décupler l’endurance du soldat, le système contient un liquide qui se fige en cas de choc, sorte de couche pare-balle extra-light ; en cas d’hémorragie, un mécanisme aidera à la coagulation du sang. Il dispose d’un chauffage réversible pour gérer la température du corps. Il comprendra un patch de peau pour prévenir la déshydratation et des lentilles de contact pour la vision nocturne. Le soldat équipé de Talos portera un treillis auto-décontaminant et absorbant les ondes électromagnétiques (pour la furtivité), utilisera un fusil à munitions intelligentes (programmées pour exploser après un temps de vol donné ou à guidage optique en temps réel). Son laser incorporé fendra les vitres blindées pour permettre au projectile d’atteindre sa cible à l’intérieur du bâtiment ou du véhicule protégé.
Dans les cartons de l’agence américaine, il y a même un dispositif inspiré de la surface adhésive du lézard gecko et destiné à être placé sur les mains d’un fantassin pour l’aider à escalader des parois verticales. L’étape suivante verra l’installation dans son cerveau d’un implant cérébral pour y assurer le transfert des données numériques. Les experts de la Darpa envisagent ainsi de restaurer ses facultés atteintes ou diminuées momentanément par le stress et la fatigue, voire de les augmenter…
Aux États-Unis, la culture du pragmatisme et les budgets disponibles favorisent les expérimentations tous azimuts. En France, les opérationnels croient dans l’intérêt du « soldat augmenté ». En revanche, ils ont d’ores et déjà fixé une limite éthique : « Ne pas transformer l’homme durablement et de manière irréversible. » Dans leur esprit, la préservation de l’intégrité de l’être humain qui se dissimule derrière la technologie est cruciale pour le sort de la guerre : « Rien n’arrêterait le déchaînement de la violence chez un ennemi confronté à des cyborgs. Or après la bataille, le soldat doit travailler au retour de la vie… »