Le plus gaullien des Brésiliens : ainsi pourrait se définir José Bustani, ancien ambassadeur du Brésil en France (2007-2015). Il a été l’homme de confiance de Luiz Inácio Lula pour la réalisation d’un partenariat stratégique que ce dernier voulait nouer avec Paris. Mais José Bustani est surtout connu dans le monde diplomatique comme l’homme qui, en 2002, tenta d’empêcher la seconde guerre d’Irak. Il savait que ce pays n’avait alors plus aucune arme chimique. Les Américains en avaient décidé autrement. Devenu leur bête noire alors qu’il était à la tête de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) à La Haye, il en fut évincé en 2002.
Propos recueillis par Bruno Racouchot
Conflits : Quelle influence les États-Unis exercent-ils sur le Brésil d’aujourd’hui ? Qu’en est-il de la Chine ?
José Bustani : Traditionnellement, les Américains ont toujours suivi de près ce qui se passait au Brésil. Curieusement, depuis deux décennies, les choses semblent évoluer. Ainsi, les relations entre George W. Bush et Luiz Inácio Lula ont été assez positives. Aujourd’hui, Donald Trump semble ignorer purement et simplement le Brésil, comme d’ailleurs l’ensemble de l’Amérique du Sud. La volonté de tutelle a fait place à l’indifférence. Quid alors de la Chine, qui est en train de devenir notre premier partenaire commercial ? Va-t-elle ou non, bouleverser la donne géopolitique pour le Brésil ? Pour l’instant, la Chine commerce avec nous et investit, mais apparemment, ne cherche pas à influer ni à s’ingérer dans notre politique, intérieure ou extérieure.
Conflits : En septembre-octobre 1964, le général De Gaulle réalise une grande tournée en Amérique du Sud, qu’il conclut au Brésil. Il existe alors – et ce depuis près de 150 ans – des liens forts entre le Brésil et la France. Qu’en est-il depuis ?
José Bustani : Soucieux de monter un partenariat stratégique d’importance avec la France, Luiz Inácio Lula a trouvé en Jacques Chirac un interlocuteur à l’écoute. Il m’a ainsi nommé ambassadeur en 2007 à Paris, ce qui m’a donné l’occasion de travailler étroitement et en bonne intelligence avec l’Élysée sous les présidences de Nicolas Sarkozy, puis de François Hollande.
Francophile convaincu, je suis persuadé que la France et le Brésil possèdent des atouts complémentaires, à même de générer des synergies fructueuses sur le plan géopolitique. Aviation, satellites, armement, nucléaire, numérique, infrastructures, cyber…, les dossiers porteurs abondent où le Brésil et la France ont des intérêts communs évidents. Malheureusement, Dilma Rousseff n’a pas embrayé sur la lancée de Luiz Inácio Lula, se montrant au contraire très réticente à la perspective d’une coopération étroite avec la France.
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Pour ce qui est de la référence au général De Gaulle, permettez-moi une anecdote personnelle : alors jeune étudiant préparant l’Institut Rio Branco (N.D.L.R. : école de formation des diplomates brésiliens), je me souviens très bien de sa visite au Brésil en 1964. Je me considère d’ailleurs à bien des égards comme un gaulliste brésilien. Dès cette époque, je voulais pour mon pays cette vision gaullienne des relations internationales à laquelle je suis resté fidèle.
En effet, bien qu’ayant moins de ressources que le Brésil, la France a su alors trouver sa voie géopolitique, notamment en matière de Défense. Elle a alors créé une dynamique dont nous devons nous inspirer encore aujourd’hui. De plus, il est un paramètre à ne pas oublier : le Brésil est certes un pays de colonisation portugaise, mais sa culture – et donc sa formation – a largement été inspirée par la France.
Le Français bénéficie donc d’une aura positive au Brésil, c’est là un atout à ne pas négliger. Il n’y a jamais eu de différend majeur entre nos deux pays. Et nos intérêts sont complémentaires. Par sa taille notamment, le Brésil peut être un champ d’expansion adéquat pour une France en quête d’espaces, de synergies et de nouveaux marchés. Nombre de grands projets ne demandent actuellement qu’à être relancés ou amplifiés. Au-delà des intérêts économiques et financiers, nous partageons aussi une identité commune, ou du moins présentant des caractères très proches. Jacques Chirac et Luiz Inácio Lula, qui étaient l’un et l’autre des « bêtes politiques », avaient d’instinct parfaitement senti que cette proximité pouvait engendrer une coopération fructueuse. Habilement, Nicolas Sarkozy sut reprendre le flambeau laissé par Jacques Chirac.
Conflits : Les élections qui vont avoir lieu en octobre au Brésil peuvent-elles être l’occasion d’un nouveau départ pour la politique extérieure du Brésil ?
José Bustani : Au-delà de la relance des relations France-Brésil, il me paraît utile d’en revenir aux orientations de politique étrangère qui furent celles de Luiz Inácio Lula lors de son premier mandat. En ce qui concerne l’Amérique du Sud, notre taille comme notre puissance économique nous donnent naturellement un certain leadership – qui ne se confond en aucune manière avec une quelconque volonté d’expansion ou d’intervention extérieure – pour enfin réussir à créer un marché commun sud-américain digne de ce nom, à la fois économique et politique. Le Brésil peut et doit être le moteur potentiel d’une telle dynamique qui serait profitable à l’ensemble de l’Amérique du Sud.
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Pour ce qui est de l’espoir d’une action politique fondée sur un axe BRICS, il est encore très ténu et en vérité peu structuré, même si apparaissent des signes encourageants comme l’émergence d’une nouvelle banque commune de développement. Soyons réalistes. Même si les BRICS ont certains intérêts en commun, ceux-ci sont trop disparates pour constituer une colonne vertébrale politique et doper la création d’une dynamique commune. Il nous manque aujourd’hui à la tête du pays un « Lula du premier mandat » pour que le Brésil réalise son aggiornamento en matière de politique étrangère.
C’est là une question de volonté politique. Force est de constater qu’aujourd’hui le Brésil est silencieux et absent des grands débats de politique internationale. Or, par sa position de géant quelque peu excentré, il pourrait à mon sens être de nouveau appelé à jouer un rôle actif d’arbitre dans la gestion et la résolution de certaines crises internationales, comme celle du Moyen-Orient par exemple…
Conflits : Justement, en 2002, directeur de l’OIAC (Organisation pour l’interdiction des armes chimiques), alors que vous contestiez formellement qu’il ait subsisté des armes de destruction massive sur le sol irakien – vous étiez indubitablement le haut responsable le mieux informé au monde sur cette question – vous avez été évincé brutalement de vos responsabilités par les États-Unis. Quelles leçons en tirez-vous ?
José Bustani : Ayant pris mes fonctions à la tête de l’OIAC en 1997, j’ai su, peu à peu, en respectant scrupuleusement les termes de la convention, gagner la confiance de nombreux pays qui étaient initialement dubitatifs. Le nombre de pays signataires de la convention est passé sous mon mandat de 87 à 145.
Fin 2000, après l’arrivée au pouvoir à Washington de l’équipe de George W. Bush, les choses se sont envenimées avec les Américains – lesquels entendaient bel et bien piloter en sous-main l’OIAC. Ils ont alors déclenché une campagne contre moi, en usant de tous les moyens (depuis les pressions budgétaires jusqu’aux menaces directes, physiques et familiales), visant à me faire quitter la tête de l’organisation. J’ai tenu bon. Nous avions alors l’opportunité de pouvoir réunir derrière nous de très nombreux pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie pour éviter la seconde guerre d’Irak.
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J’avais leur confiance et fus reconduit par élection dans mes fonctions pour un second mandat. Mais le président du Brésil d’alors, Fernando Henrique Cardoso, a cédé aux pressions américaines. Je fus donc évincé. Les Occidentaux se sont joints aux Américains pour avoir ma tête, sauf la France qui s’est abstenue, sur décision courageuse d’Hubert Védrine. Pour la petite histoire, je suis allé devant le tribunal de l’OIT (Organisation internationale du travail), j’ai gagné sur toute la ligne et ai fait don de ces primes à l’aide aux pays les plus démunis de l’OIAC.
La grande leçon à tirer de cet affrontement, c’est qu’il est très difficile d’avoir une authentique attitude éthique, fondée sur un multilatéralisme sain, honnête et intelligent, lorsque l’on doit évoluer sous la férule cynique d’une hyperpuissance…