Le 1er octobre 2018, Charles Aznavour a quitté la scène. Comme s’il avait vécu plusieurs vies, Charles Aznavour a incarné nombre de problèmes et d’épreuves d’un siècle qu’il a traversé en chantant : émigration, identité, assimilation, création d’entreprise, mondialisation culturelle ou optimisation fiscale… Aussi peut-on, par-delà sa vie d’artiste, donner une lecture géoéconomique et géopolitique de ce prodigieux parcours.
Le succès par cercles concentriques
Charles Aznavour est d’abord un enfant d’émigrés. Sa trajectoire de vie se lit d’est en ouest, depuis les confins orientaux de l’Europe. Ses parents, d’origine arménienne, nés en Géorgie et en Turquie, fuient le génocide via Constantinople. Arrivée à Marseille, puis à Paris. Charles naît dans le Quartier latin (1924). Il se sent immédiatement français, et ne cessera de l’affirmer, sans renier ses racines. Son père apatride s’engage dans l’armée française en 1940 pour participer à la défense de son pays d’accueil.
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Si sa vocation de comédien et de chanteur est précoce, le succès met des décennies à venir. La géographie de sa carrière prend alors la forme de cercles concentriques, de plus en plus larges : il se produit d’abord à Paris et en banlieue, puis élargit son public au monde francophone : Suisse, Belgique et surtout Maghreb. Il rejoint Édith Piaf à New York, réalisant le rêve de ses parents. Mais de retour en France, il vogue « de galères en galas ». Il faudra du temps pour que Shâhnourh Varinag Aznavourian devienne Charles Aznavour : prénom, nom, nez changés ! « J’ai abandonné une grande partie de mon arménité pour être français… il fallait le faire. Ou alors il faut partir. » Un triomphe au Carnegie Hall (1963) le consacre. Il élargit son cercle à l’Europe puis à l’Amérique latine ; enfin il chante au Proche-Orient, en Asie et en Californie. Dès lors, « l’usine à chansons » fonctionne comme une véritable firme transculturelle (qui comptera 6 sociétés et 60 emplois), exportant partout la chanson française.
En haut de l’affiche
Les recettes de ce succès ? Production de masse (écrit et interprète des centaines de chansons, tourne 60 films) saturant le marché ; mais aussi qualité de cette « production » : texte ciselé, mélodie qu’on mémorise sans peine ; adaptation au public : il chante en huit langues ; adaptation à l’air du temps, en évoquant les problèmes de société (l’homosexualité, la violence, la drogue) ; maîtrise complète de la filière musicale : paroles, musique, interprétation, enregistrement, diffusion, contrats avec les médias… ; marketing : l’offre crée la demande ; il loue les plus grandes salles, qu’il remplit d’abord avec ses amis, puis avec un public toujours plus large ; maillage territorial : il ne néglige pas les petites villes les plus reculées.
Une telle réussite éveille alors l’intérêt du fisc français. Où taxer la richesse produite ? La question reste d’actualité avec les multinationales ! Il échoue à expliquer qu’il produit de la richesse un peu partout dans le monde et qu’il devrait bénéficier d’un statut particulier.
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Sa notoriété internationale lui confère peu à peu, à son corps défendant, une « épaisseur » géopolitique. Le séisme du 7 décembre 1988 qui ravage l’Arménie (30 000 morts) marque un tournant dans sa vie ; il intervient avec des fonds privés (disque collectif, galas, fondation) et publics (105 millions d’euros venant de l’Union européenne). On mesure la puissance du leader de la diaspora quand on pense au faible écho, dans l’opinion mondiale, du séisme au Pakistan (79 000 morts) en 2005.
Charles Aznavour n’a jamais oublié ses racines, les efforts de ses parents « pour se conduire bien » et se fondre, par le travail, dans la société qui les accueille ; aussi, quand on l’interroge sur la crise migratoire actuelle, il se fait le héraut d’une immigration maîtrisée et choisie (RTL, 7 janvier 2018), car ce monde des exclus et déracinés peut receler des « génies ». Mais il s’oppose à la régularisation massive des immigrés qui selon lui, « doivent être prêts à épouser le mode de vie français sans chercher à imposer le leur » (2007). Sait-il que la France a tourné le dos à son modèle traditionnel d’assimilation (selon Michèle Tribalat) ?
Article paru dans le n°20, janvier 2019
Sources : Robert Belleret, Vies et légendes de Charles Aznavour, biographie. Paris, l’Archipel, 2018, 639 p. : remarquable étude, complète, rigoureuse, scrupuleuse ; franceinter.fr/culture/aznavour-re-écouter-le-feuilleton-sur-ma-vie, 2003 (10 heures d’écoute) ; aznavourfondation.org ; Le Figaro (6.10.2018), Le Monde (3.10.2018), Le Figaro Magazine (5.10.2018), Le Point (4.10.2018)