L’année 2018 aura été marquée en France par la réforme ferroviaire et par le mouvement de grève destiné à y faire obstacle. Mais une bataille du rail peut en cacher une autre. En effet, la maîtrise de la grande vitesse ferroviaire est devenue l’objet d’une compétition féroce entre différents acteurs. Le dernier acte connu est la fusion entre Alstom et Siemens, prévue pour le début de l’année 2019, et qui devrait permettre de créer un champion européen dans le domaine, sur le modèle d’Airbus dans le domaine aérien (1).
Le train à grande vitesse inventé au Japon, adopté en Europe
Le premier train à grande vitesse est apparu au Japon en 1964 entre Tokyo et Osaka. L’Italie est le premier pays européen à l’adopter, avec une ligne nouvelle entre Rome et Florence, qui permet de rapprocher nord et sud de la péninsule. C’est en 1981 qu’il débarque en France, entre Paris et Lyon. Son rôle a été très important en réhabilitant le train dans les mentalités, puisque son arrivée correspond à un ralentissement très net du déclin du réseau ferroviaire « classique », voué auparavant à des coupes drastiques, dont le plan Guillaumat, représentant une France à 50 gares, était sans doute le plus représentatif (voir encadré).
En Allemagne, il faut attendre 1991 pour voir la constitution d’un véritable réseau à grande vitesse, avec l’inauguration complète de la ligne entre Hanovre et Würzburg, ainsi que la mise en service du tronçon Mannheim-Stuttgart. Outre-Rhin, le train à grande vitesse est aussi un outil de la réunification, puisque la ligne entre Hanovre et Berlin est inaugurée en 1998, la mise en chantier ayant eu lieu 3 ans après la chute du mur de Berlin. En Espagne, c’est l’Exposition universelle de 1992 qui donne lieu à l’inauguration de la première ligne entre Madrid et Séville qui symbolise le rattrapage de l’Espagne après son intégration à l’Union européenne 6 ans plus tôt. Le symbole européen est aussi de mise lors de l’inauguration de la LGV (ligne à grande vitesse) Nord en France, en 1993, puisqu’elle coïncide avec l’inauguration du tunnel sous la Manche et permet également la création de liaisons vers Bruxelles, « capitale » européenne.
La grande vitesse, facteur d’ouverture des frontières
Ces étapes du développement de la grande vitesse ferroviaire en Europe ne sont que les plus riches de sens. En effet, il serait long et fastidieux de les énumérer de façon détaillée, ce qui est la plus grande preuve de son succès. Du reste, si la construction politique de l’Europe a facilité la réalisation d’une partie de ce réseau, la raison de ce succès tient d’abord dans la géographie de l’Europe. Par rapport aux États-Unis, pays de l’aérien, les distances sont plus courtes.
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De plus, la préexistence d’un réseau ferroviaire performant pour le transport de passagers a servi de « tuteur », les trains à grande vitesse pouvant s’appuyer sur les lignes anciennes lorsque des tronçons de ligne nouvelle ne sont pas encore construits, ou là où une telle infrastructure ne pourrait être raisonnablement construite.
Toutefois, affirmer que le TGV a aidé la construction de l’Europe politique constitue certainement un raccourci. Ce qui est certain, par contre, c’est qu’il a permis de créer un marché ferroviaire ouvert. En effet, le rail est historiquement quelque chose de très national, chaque pays ayant défini ses propres standards, pas toujours compatibles avec ceux des autres. Parmi ces frontières techniques, on peut citer pêle-mêle l’écartement des rails (plus large dans la péninsule ibérique que dans le reste de l’Europe), l’alimentation électrique (avec des courants et des vecteurs différents) ou encore la signalisation. Le train à grande vitesse a eu raison de certaines de ces barrières, que ce soit grâce à la mise à l’écartement standard d’une partie du réseau espagnol, ou par la création d’un système de signalisation européen, l’ERTMS (2).
Avec la fusion entre Alstom et Siemens, le marché des constructeurs de matériel roulant s’est fortement concentré. En Espagne, CAF et Talgo ont néanmoins gardé leur indépendance. En revanche, les Italiens Fiat et AnsaldoBreda ont été rachetés, respectivement par Alstom et par les Japonais de Hitachi, ce dernier se partageant l’essentiel du marché du Shinkansen avec Kawasaki.
Le transport ferroviaire étant un secteur où les entreprises d’État, en situation de monopole, ont longtemps eu la mainmise sur l’exploitation, il y a une certaine persistance du recours à du matériel issu d’entreprises nationales. Cependant, en internationalisant le transport, et en favorisant l’arrivée de nouveaux exploitants, le train à grande vitesse rebat les cartes et internationalise également la fourniture de matériel.
Les Américains aux abonnés absents
Une fois n’est pas coutume, les Américains sont largement aux abonnés absents du marché. Il faut dire que l’Oncle Sam, qui possédait un tiers des lignes mondiales de chemins de fer en 1913, a fortement réduit son réseau et le rail est maintenant largement cantonné à un domaine particulier, le transport de marchandises. Le seul TGV roulant aux États-Unis est l’Acela Express, inauguré en 2000, pour lequel le terme de train à grande vitesse est un peu… rapide, car sa vitesse maximale est de 240 km/h, et il connaît de nombreuses contraintes en raison du profil de la ligne et du partage de l’infrastructure avec d’autres types de trafic (banlieue, fret…). Pour le matériel, Alstom s’est associé au canadien Bombardier, ce dernier ayant également réussi à se développer sur le marché de la grande vitesse. Pour le reste, la Californie s’est lancée dans la construction d’une vraie ligne de train à grande vitesse en 2015, mais le premier tronçon n’ouvrira qu’en 2030.
Au demeurant, l’un des principaux espoirs outre-Atlantique réside dans la création de ruptures technologiques, afin de pouvoir rafler le marché, en particulier avec le projet « Hyperloop » du milliardaire Elon Musk, qui consiste à permettre aux trains d’atteindre des vitesses proches de 1 000 km/h par la suppression des frottements, en flottant au-dessus de la voie ainsi qu’en circulant dans des tunnels dépressurisés. Toutefois, de nombreux obstacles restent à franchir pour transformer ce rêve en réalité (3), en particulier la possibilité de construire de telles infrastructures à un coût raisonnable. D’ailleurs, des projets analogues se sont déjà soldés par des échecs cuisants, le plus connu étant l’aérotrain des années 1970 qui n’a jamais circulé en dehors de sa voie d’essai à côté d’Orléans, la construction de la première ligne, qui devait relier Cergy à La Défense, ayant finalement été annulée.
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Ainsi, pour résumer tous ces faits en une phrase, mieux vaut une technologie peu évoluée avec un modèle économique performant plutôt que le contraire. À ce jeu, le train roulant sur des rails garde une longueur d’avance.
Le développement foudroyant des Chinois
Les pays historiques en matière de grande vitesse ferroviaire exportent leur savoir-faire. On peut citer le Japon, qui a réussi à vendre son Shinkansen à Taïwan (dont la première ligne a ouvert en 2007), ainsi que l’Espagne, qui a conquis le marché du TGV saoudien (qui ouvre en septembre de cette année) avec Talgo.
La France peut se vanter d’avoir été à l’origine du TGV coréen, dont la première ligne a été inaugurée en 2004, entre Séoul et Daegu. Mais on peut reprocher aux Français d’avoir fait entrer le loup dans la bergerie, puisque les Coréens ont sorti leur propre train à grande vitesse en 2017, fabriqué par Hyundai, bénéficiaire des transferts de technologie de la part d’Alstom. Ce cas est à rapprocher de celui de Siemens, qui avait vendu au milieu des années 2000 son matériel aux Chinois avec des transferts de technologie assez généreux. À l’époque, les Européens répétaient, un peu naïvement, que les industriels européens n’avaient pas à s’inquiéter en raison de leur avance technologique.
La Chine, puisqu’il en est question, a dû attendre 2003 pour avoir sa première ligne à grande vitesse, entre Qinghuangdao et Shenyang, rapprochant ainsi le nord-est de la Chine de Pékin. À l’époque, c’était une véritable révolution dans un pays où les locomotives à vapeur étaient encore monnaie courante. Ensuite, le réseau s’est étendu rapidement. Tellement qu’il a connu quelques ratés, la principale crise ayant lieu en juillet 2011, avec l’accident de Wenzhou, faisant 36 morts et 200 blessés.
À ce moment-là, on parle de remise en cause du TGV à la chinoise. Mais un an et demi plus tard, en décembre 2012, la Chine inaugure la plus longue ligne à grande vitesse du monde, entre Pékin et Canton. Aujourd’hui, le rattrapage a si bien fonctionné qu’en 2018 les deux tiers des voies à grande vitesse du monde se trouvent dans l’empire du Milieu. Le réseau, de plus de 20 000 kilomètres, maille l’ensemble de l’est du pays, qui constitue la zone densément peuplée. Une ligne a également été inaugurée vers Urumqi, dans le Xinjiang, constituant un outil pour rattacher un peu plus cette province périphérique à Pékin.
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Le matériel roulant, quant à lui, a principalement été construit par des entreprises chinoises, en partenariat avec des Européens. Les deux grands constructeurs chinois, CSR et China CNR, ont fusionné en 2015 pour former CRRC, un véritable mastodonte économique. Outre sa capacité à fabriquer des trains à grande vitesse de plus en plus sinisés, il s’est implanté en Europe en 2016 en faisant l’acquisition du constructeur tchèque Skoda et en remportant un marché dans ce même pays. Quoiqu’il soit ici question de matériel classique, l’Empire du milieu n’avance pas moins ses pions.
Ainsi, la conquête de la grande vitesse ferroviaire verra probablement s’affronter l’ancien monde constitué par les Européens et les Japonais et le nouveau monde dominé de façon hégémonique par les Chinois. Avec un sérieux avantage pour ces derniers, qui peuvent s’appuyer sur un marché domestique colossal découlant du réseau qu’ils ont bâti, ainsi qu’une forte volonté des dirigeants chinois de soutenir leur industrie. Avec son « Airbus du rail » associant Siemens et Alstom, le vieux Continent sera-t-il en mesure de s’aligner ?
- Cf. Conflits n° 14
- European Rail Traffic Management System, ou système européen de gestion du trafic ferroviaire.
- La Chine a elle-même inauguré un train à sustentation magnétique en 2004 à Shanghai, mais cette technologie n’a pas fait florès.