Chacun connaît les thèses de Samuel Huntington sur le choc des civilisations. Il insistait sur l’affrontement entre islam et chrétienté orthodoxe. Au fur et à mesure des progrès de l’islamisme, un autre front s’est ouvert entre bouddhisme et islam, presque totalement inconnu en Occident.
L’assassinat, le 18 janvier 2019, de deux moines bouddhistes dans leur temple du sud de la Thaïlande par des terroristes islamistes (1), comme le rappel médiatique régulier de « la question Rohingya », elle aussi liée à des attaques djihadistes dans le sud-ouest du Myanmar, soulignent la permanence et l’actualité d’une opposition peu commentée, celle des bouddhistes et des musulmans en Asie du Sud et du Sud-Est.
L’une des clefs de cette confrontation réside dans le fait que, contrairement au bouddhisme déculturé importé en Occident, le bouddhisme en Asie est intégré dans les cultures locales et indissociable de leur identité ; lorsque le bouddhisme est menacé, les nations réagissent ; lorsque les nations sont menacées, les bouddhistes réagissent.
Pour la bien-pensance internationale, il n’existe aucune menace musulmane contre le bouddhisme à même de justifier une quelconque réaction. Les bouddhistes d’Asie, y compris dans les pays où leur religion est dominante (comme au Myanmar, à Sri Lanka ou en Thaïlande) ont pourtant le sentiment d’une menace et d’une obligation de défense croissantes ; et les liens tissés entre des nations suivant une même tradition, le Theravâda, donnent de surcroît à ce sentiment une dimension régionale.
A lire aussi: Coronavirus : la sécurité alimentaire, la prochaine bataille de l’Asie dans un monde post-Covid
Ces idées de menace et de défense ont des racines historiques profondes : depuis l’éradication du bouddhisme en Inde par les musulmans à la fin du xiie siècle et son recul géographique en Asie durant les siècles suivants, les bouddhistes asiatiques dénoncent la nature conquérante et dominatrice de l’islam.
La réaction des bouddhistes
La réaction prend quatre formes principales.
La défense du bouddhisme apparaît en réaction aux attaques musulmanes contre ses symboles, comme la destruction des immenses bouddhas de Bâmiyân par les talibans afghans et leurs conseillers saoudiens en 2001 ou la destruction des temples de la région de Cox’s Bazar au Bangladesh en 2012 ; chaque attaque contre les moines – un crime majeur pour un fidèle bouddhiste – dans les provinces à majorité musulmane du sud de la Thaïlande soulève une puissante émotion s’étendant bien au-delà de ces seules provinces.
La défense des populations bouddhistes apparaît en réaction au recul des peuples autochtones face aux immigrants musulmans ; comme au Bangladesh, depuis 1971, avec le long martyre des tribus montagnardes, les Jummas, victimes d’une éradication systématique de la part des colons bengalis ; comme dans l’État d’Arakan, au Myanmar, où la population de souche se sentait, depuis la colonisation britannique et jusqu’aux événements de 2017, menacée elle aussi par une immigration bengalie, les « Rohingyas ».
Le sort des bouddhistes (comme des hindous et des chrétiens) dans les zones majoritairement musulmanes conforte l’idée que les islamistes ont pour objectif final l’exclusivité ethnique et religieuse des territoires qu’ils contrôlent, la création du « dar-al-islam », foyers purement islamiques suivant le modèle idéalisé de la création du Pakistan par scission de l’Inde en 1947. L’argument faussement naïf consistant à s’étonner du refus des pays bouddhistes de composer avec leurs petites minorités musulmanes, omet ce que cachent des moyennes nationales : les musulmans sont ultra-majoritaires dans certaines régions et tentent de conquérir encore plus d’espace (par exemple, les 5 % de musulmans du Myanmar deviennent 35 % dans l’État Rakhine et plus de 80 % dans ses zones frontalières).
La défense de l’identité bouddhiste apparaît en réaction à la radicalisation grandissante des anciennes communautés musulmanes, abondamment financées et endoctrinées par les puissances musulmanes régionales (Malaisie, Pakistan…) ou étrangères (Arabie Saoudite…), qui se traduit par l’adoption de pratiques jusqu’ici inconnues, comme le port de vêtements venus d’Arabie, le refus de la scolarisation des filles ou l’excision des femmes (recommandée par une fatwa de 2006 du Conseil des Oulémas d’Indonésie) ; ce rejet de coutumes venues d’ailleurs s’accompagne du refus croissant des pratiques traditionnelles, comme l’abattage halal, la polygamie, le mariage très précoce ou la conversion obligatoire des épouses non musulmanes.
Pourtant, les mouvements islamistes partagent bien une même stratégie déstabilisatrice, une même tactique (celle de la provocation/répression), des cadres religieux et militaires interchangeables
Cette réaction-là mobilise des pans croissants des sociétés bouddhistes : de vigoureuses campagnes initiées par des moines radicaux ciblent, par exemple, le système (de l’abattage rituel à la certification) halal au Myanmar, en Thaïlande et à Sri Lanka, la construction de mosquées dans des provinces non musulmanes en Thaïlande, le port de vêtements « arabes » ou la distribution gratuites du Coran à Sri Lanka… Ces réactions prennent de plus en plus fréquemment la forme d’émeutes (massives au Myanmar en 2012-2013 et à Sri Lanka en 2018), en particulier lorsqu’elles suivent le viol ou le meurtre de très jeunes filles ou l’agression de moines.
A lire aussi: Les multiples visages de l’islamisme
Ces mobilisations monastiques et populaires débouchent dorénavant sur des décisions législatives (au Myanmar, trois lois adoptées en 2015 à l’issue d’une puissante campagne initiée par des organisations bouddhistes, dont une pétition de plus d’un million de signatures, interdisent la polygamie et permettent de limiter les naissances dans les populations polygames et la conversion par mariage des femmes bouddhistes (2)), administratives (au Sri Lanka, le label halal a été interdit en 2013 à la suite d’une brève campagne suscitée par les moines) et judiciaires (un tribunal thaïlandais a jugé, en janvier 2019, la taxation halal « injuste et illégale » et a autorisé les industriels et commerçants à en solliciter le remboursement auprès de l’autorité islamique).
Manifestations contre l’Organisation de la coopération islamique au Myanmar.
La défense des nations bouddhistes est justifiée aux yeux de leurs promoteurs par l’idée qu’il existe un « projet djihadiste » en Asie. Cette idée est moquée par la « communauté internationale », largement influencée par le lobbyisme de l’Organisation de la coopération islamique. Pourtant, de l’Afghanistan au sud des Philippines, en passant par le Jammu-et-Cachemire indien, l’Arakan du Myanmar et les provinces du sud de la Thaïlande, les mouvements islamistes partagent bien une même stratégie déstabilisatrice, une même tactique (celle de la provocation/répression), des cadres religieux et militaires interchangeables (venus des fronts du Moyen-Orient, de Tchétchénie ou d’Afghanistan), des sources de financement identiques (saoudiennes, pakistanaises) et de semblables cautions religieuses (des fatwas émises dans les madrassas pakistanaises et bengalies, ou par des imams d’Indonésie et de Malaisie). Et accessoirement une manipulation bien peu religieuse, visant à contrecarrer les exploitations locales de gaz et de pétrole ou le projet chinois de Nouvelle route de la soie…
L’idée de l’« enrichissement par la différence » avancé en Occident ne prend visiblement pas en Asie du Sud-Est : le communautarisme des populations musulmanes, explicable par leur origine étrangère, y a toujours été le mode de coexistence avec les populations de souche. Si le « vivre ensemble » n’a jamais existé dans ces régions, le « vivre côte à côte » autrefois toléré est progressivement devenu un « vivre face à face » de plus en plus tendu ; tel semble d’ailleurs bien être l’un des objectifs des mouvements islamistes, soucieux d’attiser la paranoïa du monde musulman et de démontrer la nécessité d’un développement séparé culminant dans l’existence de « califats ».
- Les violences djihadistes, ciblant notamment les écoles, les enseignants, les élèves et les moines, font l’état d’un suivi statistique par DeepSouthWatch.org, centre de recherche de l’Université de Pattani (Thaïlande).
- Ces trois lois sont combattues par les organismes de l’ONU et les ONG au nom de la liberté religieuse et… du droit des femmes.