<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Shinzo Abe, entre valeurs traditionnelles et com’ moderne

3 juin 2020

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Le Premier ministre japonais Shinzo Abe lors de la finale de la Coupe du monde de rugby au Japon, le 2 novembre 2019 © Christophe Ena/AP/SIPA. Numéro de reportage : AP22395022_000060

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Shinzo Abe, entre valeurs traditionnelles et com’ moderne

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La reconduction de Shinzô Abe à la tête du Parti libéral démocrate (PLD) l’assure, sauf imprévu, de conserver jusqu’en 2021 le poste de Premier ministre, battant ainsi le record de longévité pour un chef de gouvernement japonais d’après-guerre détenu par son grand-oncle Eisaku Satô, qui l’a été de 1964 à 1972, tout comme son grand-père maternel Nobusuke Kishi de 1957 à 1960. Son père, Shintarô Abe, était sur l’avant-dernière marche de l’escalier du pouvoir (le secrétariat général du PLD) quand il est mort en 1991, laissant à Shinzô le siège de député que la famille détient depuis plus d’un siècle dans la très rurale préfecture de Yamaguchi, dont son frère est aussi le sénateur.

Les Satô et les Abe sont de grands notables ruraux du fief de Chôshû, dont les Kishi étaient samouraïs. Leur fortune politique a commencé quand Chôshû a pris la tête du mouvement réformateur qui a renversé le régime d’Edo en 1868. Nobusuke Kishi a été l’artisan de l’exploitation de l’État-croupion du Mandchoukouo créé par le Japon en 1932 aux dépens de la Chine, puis ministre de l’Industrie du Japon en guerre. Emprisonné par les Américains comme criminel de guerre, il est relâché en 1948 sans avoir été jugé. Dès leur départ (1952), il est réélu, comme 123 autres parlementaires du régime militariste qu’ils avaient exclus de la vie politique.

En 1954, Nobusuke Kishi joue un rôle essentiel dans la fusion des partis conservateurs qui crée le PLD. Il est aidé par Yoshio Kodama et Ryôichi Sasakawa, qui partageaient sa cellule de prisonnier. Ces deux rescapés du militarisme sont les plus puissants kuromaku (1) de l’après-guerre. À l’interface entre l’univers politique, la finance, les yakuzas et les services américains qui les ont récupérés, ces manipulateurs à toutes fins – dont le second restera actif jusqu’en 1995 – prêteront continûment la main à la parentèle Kishi Satô Abe (2).

 

Le traumatisme fondateur

Le petit Shinzô a six ans quand le gouvernement Kishi, qui entend revenir sur les réformes libérales imposées par les Américains, est renversé par une vague de manifestations massives. L’hallali a été sonné par un éditorial commun aux sept plus grands quotidiens du pays qui proclament : « Nous n’avons jamais eu aussi peur pour le Japon » (17 juin 1960).

Abe n’a jamais caché avoir souffert de voir son grand-père ainsi voué à la vindicte nationale et l’admire d’avoir fait front le temps nécessaire pour reconduire le traité de sécurité avec les États-Unis avant de démissionner. On ne s’étonnera donc pas qu’il soit viscéralement attaché aux valeurs du Japon traditionnel, et aussi révisionniste que sa position le lui permet s’agissant des crimes commis par les armées impériales ; ni qu’il voue aux médias une grande méfiance et fasse une fixation sur la révision de la Constitution rédigée par les Américains, symbole à ses yeux de l’abaissement du Japon après sa défaite.

Le bagage du jeune Shinzô est léger : une licence dans une université médiocre (3), une année dans celle de Californie du Sud, puis trois ans dans une entreprise qui ne pouvait rien refuser à son père. À 28 ans, il devient assistant parlementaire de ce dernier, qui l’initie pendant neuf ans à tous les rouages du PLD, avant de lui céder son siège.

 

Quand il entre au Parlement en 1991, la stabilité du parti – fondée sur l’avancement à l’ancienneté et la rotation des chefs de faction à la tête du gouvernement – dysfonctionnait face au choc de la crise économique où le Japon s’enfonce à partir de 1990. Dès 1993, le PLD connaît une scission. De jeunes élus ambitieux « réfléchissent à son avenir »… et au leur.

Le « fit » parfait

L’un d’eux est Junichirô Koizumi, député de Yokosuka (port, base américaine, industrie lourde). Pour le jeune Shinzô, c’est le parfait mentor. Il a 12 ans de plus que lui, et déjà 19 ans d’ancienneté parlementaire. Ils sont de la même faction et partagent le même nationalisme décomplexé et le même intérêt pour la politique sociale et le système financier qui est l’épicentre de la crise (4). Shinzô Abe apporte à Junichirô Koizumi l’onction d’une grande dynastie conservatrice avec du sang samouraï. Lui représente le Japon des mégapoles modernes et possède un charisme exceptionnel, une perception aiguë des attentes de l’opinion et une grande maîtrise de la communication. Ces qualités rarissimes au PLD l’y imposent en 2001 comme dernier recours, après que la crise sans fin a usé trois Premiers ministres en quatre ans.

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Junichirô Koizumi fait de Shinzô Abe le secrétaire adjoint de son cabinet et lui confie les négociations avec Pyongyang qui permettent à cinq Japonais autrefois kidnappés par les services nord-coréens d’aller « visiter leurs familles ». L’opinion applaudit quand ils refusent de retourner comme convenu chez leurs geôliers. Ce coup confère à M. Abe une popularité qu’il n’avait jamais goûtée et aide à comprendre son obstination, depuis le début du flirt entre MM. Trump et Kim, à mettre sur le tapis la question d’éventuels Japonais encore retenus par Pyongyang, quitte à ce qu’aucun des acteurs ne l’écoute.

Du triomphe à la chute, et retour

En 2003, Junichirô Koizumi désigne de facto M. Abe comme son successeur en le nommant secrétaire général du PLD. En 2006, il s’assied dans le fauteuil de son mentor aussi facilement que jadis dans le siège familial. L’opinion, énamourée du plus jeune Premier ministre que le Japon ait jamais eu, l’a surnommé « le Petit Prince ». Moins d’un an plus tard, sa popularité s’est effondrée, la presse l’éreinte et le PLD a perdu le Sénat : il démissionne « pour raison de santé ».

 

Sa première erreur a été de ne s’entourer que de ministres issus de sa coterie personnelle : cinq d’entre eux ont dû démissionner pour malversations, et l’un s’est suicidé. La deuxième a été de prioriser son agenda idéologique au détriment des problèmes des Japonais : alors qu’un dysfonctionnement massif du système de retraite menace des millions de personnes, lui organise les modalités pratiques du référendum qui permettrait de réviser la Constitution, élève l’agence de Défense au rang de ministère et fait inscrire dans la loi sur l’Éducation « le respect des traditions et de la culture ».

Les divisions qui suivent sa chute mènent le PLD à la défaite aux législatives de 2009. Pendant plus de trois ans, le Japon fait l’expérience de l’alternance politique. Elle déçoit cruellement. Aux élections de 2012, l’opposition est atomisée. M. Abe, revenu à la tête du PLD et maître des horloges électorales, s’assure par deux dissolutions millimétrées (2014, 2017) une majorité des deux tiers dans les deux chambres.

 

Instruit par son premier passage au pouvoir, M. Abe donne maintenant toute priorité à l’économie et reste à l’écoute de la société. Pour juguler la déflation, il impose un doublement de la base monétaire en contraignant la Banque du Japon à absorber plus de 40 % des emprunts d’État, qui catapultent la dette publique vers 250 % du PIB. La dépréciation du yen qui s’ensuit favorise les exportations et valorise les énormes avoirs détenus en dollars à l’étranger par les entreprises nippones. Peu à peu, la déflation recule, les exportations progressent, la Bourse reprend des couleurs, l’investissement et la croissance frémissent.

Si la politique économique de Shinzô Abe est dans la ligne de l’interventionnisme d’État incarné par son grand-père Kishi, il prend davantage sur lui pour accompagner les évolutions sociétales. Aux femmes, il offre le durcissement de la loi sur le viol et l’obligation faite aux entreprises de prévenir le harcèlement – mais aucun quota réservé en matière d’emploi. À l’évolution des mœurs, il concède le droit à l’héritage pour les enfants hors mariage – mais rien de plus. Pour la jeunesse, il abaisse à 18 ans le droit de vote – mais pas celui de la majorité légale. Pour les salariés, une loi est censée limiter les heures supplémentaires – mais pourrait avoir l’effet contraire. Et tout convaincu qu’il soit que l’immigration est un péril mortel, face à la menace d’un collapsus démographique dans l’archipel, il remet en cause le dogme de l’immigration zéro, au moins pour les travailleurs très qualifiés en novembre dernier.

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Un autoritarisme décomplexé

Depuis 2007, M. Abe a appris la « com’ » : enchaînement de séquences minutieusement scénarisées, éléments de langage travaillés et verrouillage de l’information. Tout en dînant assidûment avec les dirigeants des grands quotidiens, il leur a rappelé que la loi impose aux médias la neutralité politique qui implique selon lui de « ne pas privilégier les sujets polémiques, ni en donner une seule vision ». Il a fait voter aux forceps une loi qui étend démesurément le champ du secret d’État, et prié les télévisions de se séparer de commentateurs trop critiques… Au classement mondial de la liberté de la presse, le Japon est tombé de la 11e place en 2011 à la 73e en 2017.

 

L’autoritarisme se manifeste aussi par le durcissement des peines infligées aux mineurs et la pendaison en 2018 de treize responsables de la secte Aum pour (entre autres) l’attentat au gaz sarin perpétré en 1995 dans le métro de Tokyo.

Le PLD a toujours été divisé entre des libéraux et une aile très conservatrice. Trois ans de purgatoire amer dans l’opposition ont rendu cette dernière hégémonique. Aujourd’hui, plus des trois quarts des députés PLD et des ministres sont, comme M. Abe, membres de la Nippon Kaigi (5). La très révisionniste Société pour la réforme des manuels d’histoire a ses entrées au ministère de l’Éducation et, sur Internet, la communauté ultra-nationaliste, forte de deux millions de membres, harcèle brutalement ceux qui lui déplaisent.

Selon la Nippone Kaigi, le Japon est « le pays d’une seule race, d’une seule culture et d’une seule langue » (6), et il doit le rester. Les guerres qu’il a menées n’ont été entachées d’aucun crime et ont libéré l’Asie de la colonisation occidentale. La Constitution doit être révisée pour restaurer la dignité de l’empereur qu’elle a réduit à un « symbole », rendre au Japon le droit au plein usage de la force armée, insister sur les devoirs des citoyens autant que sur leurs droits, et prévoir une clause permettant de s’en affranchir en cas d’urgence. Alors sera mis fin à l’abaissement qui lui a été imposé après sa défaite.

 

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Que Shinzô Abe partage ce credo a été prouvé par ses faveurs exorbitantes accordées à une école ultranationaliste. Que cela puisse être son talon d’Achille a été démontré quand le scandale qui s’est ensuivi lui a coûté 25 points de popularité, avant qu’une dissolution savamment orchestrée ne le remette en selle (2017).

« Une place d’honneur dans le monde »

La Constitution fait un devoir au Japon d’en occuper une, et Shinzô Abe y tient. Mais l’économie japonaise a trouvé ses limites, le succès de sa culture populaire aussi, il n’a plus les moyens d’être le premier donateur d’aide au développement et il est pris entre les ambitions régionales de la Chine et les incertitudes que Donald Trump fait planer sur la garantie de sécurité américaine, alors que la mise en scène de la relation amicale d’Abe avec Trump a été éclipsée par le pas de deux de ce dernier avec Kim.

Dans ce contexte difficile, Shinzô Abe a réinterprété la Constitution pour donner au Japon le droit à « l’autodéfense collective », et déploie un activisme tous azimuts. Il a déjà visité plus de cent pays en multipliant les « séquences com’ » et les grandes visions floues aux noms anglais ronflants (Democratic Security Diamond…) – au risque de disperser une diplomatie nippone sous-dimensionnée et de donner au Japon le tournis plutôt que de l’énergie.

Trois ans pour entrer dans l’Histoire

Dans les deux ans à venir, les cérémonies de la succession impériale et la Coupe du monde de rugby en 2019, puis les Jeux olympiques, entretiendront une atmosphère de festivité et de fierté qu’il serait très malvenu de troubler. Shinzô Abe entend couronner son œuvre en révisant la Constitution. Il y faut un référendum, qui est loin d’être gagné. Livrer ce combat trop tôt gâterait les fêtes. Mais si elles sont réussies, M. Abe en aura la gloire et disposera de plus d’un an entre la fin des JO et celle de son mandat pour entrer dans l’Histoire comme celui qui aura effacé la dernière trace de la défaite de 1945.

 

 

  1. «Cagoules noires », par allusion au vêtement des marionnettistes du bunraku.
  2. Pour une preuve irréfutable de l’intimité entre la famille Sasakawa et les leaders du PLD, dont Abe, voir

https://www.japantimes.co.jp/news/2017/08/24/national/politics-diplomacy/vacationing-abe-has-laugh-posse-past-prime-ministers/#.W7177_kyWM8

  1. Seikei, aujourd’hui 122e dans le classement des universités japonaises.
  2. Koizumi a été ministre du Travail, puis des Postes (qui contrôlent un énorme gisement d’épargne).
  3. Nihon wo mamoru kokumin kaigi (Conférence nationale pour défendre le Japon).
  4. L’expression est de Tarô Asô, vice-Premier ministre et ministre des Finances depuis 2012.

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Photo : Le Premier ministre japonais Shinzo Abe lors de la finale de la Coupe du monde de rugby au Japon, le 2 novembre 2019 © Christophe Ena/AP/SIPA. Numéro de reportage : AP22395022_000060

À propos de l’auteur
Jean-Marie Bouissou

Jean-Marie Bouissou

Ancien élève de l’ENS, spécialiste du Japon contemporain, directeur de recherche au CERI et représentant de Sciences Po au Japon. Il dirige la collection « L’Asie Immédiate » aux Editions Philippe Picquier. Derniers ouvrages : Géopolitique du Japon (PUF, 2014) et Manga. Histoire et univers de la bande dessinée japonaise (Picquier, 3èmeédition : 2014).

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