Parmi toutes les raisons de visiter la ville champenoise, certaines sont plus surprenantes parce que moins évidentes. Assimiler uniquement à l’évocation de Reims sa majestueuse cathédrale française ou ses nombreuses caves de champagne, c’est oublier un pan entier de son histoire et du trésor architectural qu’offre encore aujourd’hui la cité. Il y a un siècle, l’art déco fut sacré à Reims, offrant à la postérité quelques témoignages de beauté, tout droit érigés du passé.
À seulement quarante-cinq minutes de train de Paris, Reims est la porte de l’Est de la France. Ville chargée d’histoire, elle attire de nombreux touristes pour toutes les pages du passé dont elle est l’héritière. « Cité des sacres et du champagne », la ville compte parmi les monuments français les plus classés au patrimoine mondial. Sa cathédrale est un joyau médiéval, témoin de plusieurs siècles d’onction des rois de France. Son vin pétillant a transformé le nom de la ville en une marque internationale. Mais une autre vitrine offre aux curieux une raison de plus de venir visiter Reims. Depuis les années 1920, de nombreux bâtiments art déco s’érigent dans la cité et la décorent de mosaïques et de sculptures florales et décoratives, au style assurément épuré, droit et rigoureusement dessiné. C’est ce qui définit d’ailleurs l’art déco.
Un style architectural typiquement français qui consacre une grande importance à des formes pures et géométriques, ainsi qu’à de nombreux éléments décoratifs. Suivant l’ère de l’art nouveau, dont le cœur névralgique se situerait bien plus à l’Est encore, à Nancy, l’art déco est à son apogée en France vers 1925. S’il est très répandu aux États-Unis ou dans la péninsule ibérique, il est pourtant créé en Belgique et popularisé en France. Reims est incontestablement une de ses plus belles devantures. Là, bâtiments publics, théâtres, grands magasins ou simples appartements sont les témoins de l’effervescence architecturale de l’après-guerre. Il faut dire que le terrain y était particulièrement propice. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la ville dévastée laisse un grand espace de création et d’imagination pour de nombreux architectes contemporains. Pourtant, contrairement à de nombreuses communes totalement reconstruites après-guerre, la ville entière n’est pas harmonieusement rebâtie. À Reims, vous ne trouverez pas de cohésion architecturale ou de quartier art déco. Simplement, au hasard des rues, le plaisir de se replonger à une époque de construction esthétique et de soin du détail. L’unité n’existe pas même dans les matériaux ou dans les représentations d’art déco. Tantôt du marbre et des mosaïques, tantôt des sculptures de béton. Des fresques ornent parfois l’extérieur ou se cachent bien plus souvent à l’intérieur de somptueuses bâtisses, les ornant de quelques représentations des gloires de la ville martyre.
À Reims, l’art déco se mêle à merveille avec les symboles locaux. La vigne et le travail viticole sont valorisés sur les murs, les sacres apparaissent sur des éléments décoratifs et le commerce et l’industrie, les nouvelles spécialités champenoises au détour du siècle dernier, n’ont de cesse d’être valorisés par une architecture en phase avec son temps. Ici, la Révolution puis les guerres successives ont endommagé la cité jusqu’à lui détruire ses plus belles parures, mais il y a bien une relique que le temps a épargnée, c’est celle d’un style architectural aussi fascinant qu’anachronique. Si le centenaire de la Grande Guerre est passé, il reste encore à célébrer celui de l’art déco qui, il y a un siècle, chamarrait quelques rues. Et pour ce voyage dans le temps, Reims est incontestablement la plus authentique des destinations.
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Un voyage dans le temps : l’art déco, un héritage de l’histoire
De septembre 1914 à octobre 1918, la ville de Reims est pratiquement continuellement bombardée. Sous les feux allemands, ses édifices ancestraux s’effondrent. Le cœur de la ville cesse de battre, abattu par les obus et les offensives de l’ennemi. En flamme, Notre-Dame de Reims, symbole de la France, s’écroule dans sa majeure partie, au milieu d’un vaste champ de ruines, qu’est alors devenue la ville. Avant la guerre, Reims était une ville typiquement champenoise, où les maisons à colombages côtoyaient des vestiges antiques et des églises gothiques. En 1918, on estime qu’un peu plus de 80% de la cité est rasée. Il ne reste presque plus de bâtiments debout. Consacrée « ville martyre », de nombreux regards se portent alors vers Reims.
Le gouvernement veut repeupler le bassin, les industries veulent y retourner et les réfugiés y retrouver leur vie. De nombreux investissements sont dédiés à la reconstruction. Des campagnes d’emprunt national sont organisées pour financer les chantiers et permettre à la ville de se redresser le plus rapidement possible. Reims représentait environ 2,25% de l’ensemble des destructions sur le territoire français. Autant dire qu’elle devient une terre promise à tous les architectes en quête de construction. Entre 1920 et 1930, on estime que Reims est au premier rang des villes où le plus de permis de construire sont attribués, devant même Paris. C’est la période qui correspond justement à l’apogée de l’art déco. Entre 1923 et 1925, c’est la consécration de ce style audacieux dont une ville en ruines est un terrain propice à toutes les expérimentations. Des rues, des boulevards, des parcs sont redessinés. Des monuments sont érigés, des façades sont décorées. Des magasins à l’opéra, en passant par les halles ou la poste, de nombreux bâtiments s’habillent à la mode éphémère de l’époque. Des ferronneries à motifs floraux avoisinent des corbeilles à fleurs sculptées. La ville en ruine renait sous une apparence colorée. Une minutieuse et géométrique décoration vient orner la cité meurtrie, et les créations art déco poussent tout autour d’une cathédrale en reconstruction.
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C’est justement la cathédrale qui a certainement le mieux permis l’ébullition architecturale. Les quelques images de cette icône de pierres s’écroulant sous le poids du feu ont eu un écho international. De nombreux Américains, notamment, furent touchés par sa réduction en ruines. Ce fut le cas de Rockefeller, par exemple, qui fit don d’une large somme pour sa reconstruction. Sa seule exigence : la décorer de centaines de fleurs de lys le long de toute sa toiture. Un autre donateur américain aura une exigence architecturale. En 1921, Carnegie, au travers de sa « dotation Carnegie pour la paix internationale », offrit deux-cent-mille dollars à Reims pour la construction d’une nouvelle bibliothèque. La bibliothèque Carnegie est toujours ouverte aujourd’hui, et offre aux visiteurs comme aux étudiants, un cadre art déco authentique. Située au chevet de la cathédrale, la bibliothèque est un exemple même, une figure de l’art déco. Inauguré en 1927 par le président de la République, Gaston Doumergue, le bâtiment est étonnant par sa forme circulaire, son allure de temple grec, ses deux colonnes à l’entrée et ses nombreux motifs. Il est chargé en symboles, couvert de blasons régionaux, français et américains. L’inscription latine Educunt folia fructum (littéralement : les fleurs conduisent aux fruits), recouvre les sculptures et peintures d’arbustes et de branches représentant la floraison de l’esprit. À l’intérieur, un lustre massif orne une pièce recouverte de représentations des principaux corps de métiers. La bibliothèque Carnegie est la figure de proue de l’art déco rémois.
Le temps d’un voyage : l’art déco à travers la ville
À Reims, le charme de l’art déco se dissimule souvent au coin d’une rue. Toutefois, de grandes rues et quelques espaces concentrent les plus beaux témoins de l’architecture séculaire. C’est le cas de deux grands axes, se croisant au cœur même de la cité, comme un cardo et un decumanus modernes. Depuis la gare, la place Drouet d’Erlon ou la rue de Talleyrand sont des passages obligés pour les visiteurs en quête de l’art déco. Là, des façades d’immeubles sont typiquement représentatives du style des années 1920. Il y a notamment celles des anciens magasins Au Petit Paris, des Docks Rémois, ou de la maison Leboeuf, surprenante et discrète bâtisse parée de mosaïques colorées et de fenêtres courbées. À l’angle, la rue de Vesle abrite quelques jolis exemples. Là, l’opéra est embelli d’une fresque de plafond typique d’art déco, tant pour son style que pour ses symboles. René Rousseau-Decelle y représente la fête de Bacchus, une référence à la Rome antique fréquente, puisqu’on la retrouve autrement dans la piscine du « Tennis club de Reims », entourée de ses colonnes, décorée de mosaïques, inspirée des vestiges antiques de la capitale italienne. Toujours dans le prolongement de cet axe, la rue Cérès abrite son lot de bonnes surprises. Le comptoir de l’industrie et, en face, la maison natale de Colbert sont parmi les curiosités art déco immanquables.
Ici, donc, l’art déco a pu s’allier aux anciennes traditions et à l’illustre passé rémois. Puisqu’après Colbert, ce sont les maisons de champagne qui se sont parées des références de ce style. Le cellier d’expédition Mumm, ou la Villa Demoiselle de Vranken-Pommery sont de véritables bijoux architecturaux. Deux autres artères doivent également interpeller l’amateur d’art déco : le cours Langlet et la rue du Temple. La première, tracée au lendemain de la Grande Guerre, regroupe, dans une imprenable perspective sur la cathédrale, de vastes immeubles caractéristiques de la reconstruction de Reims. La seconde, discrète derrière les massives halles du Boulingrin, classées monument historique, est surprenante par son charme et ses bâtiments aux allures courbées et colorées. Pour les curieux, plus loin dans la ville, la cité du Chemin Vert est un quartier classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. Figure urbaine du catholicisme social, il s’agit d’un quartier ouvrier atypique, constitué de maisons individuelles avec jardin, uniformes et concentrées autour de l’église Saint-Nicaise, sur la liste des monuments art déco de Reims. L’église, d’un style extérieur romano-byzantin déjà remarquable, abrite en son sein un chemin de croix de l’artiste Jean Berque et des autels de l’architecte Auburtin qui sont, pour le coup, des joyaux d’art déco. Le style du siècle dernier est donc encore bien visible, un peu partout, dans la cité des sacres.
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S’il est moins recherché par les visiteurs que la cathédrale ou la basilique Saint-Rémi, il n’est pas moins appréciable. Des fresques, des balcons, des façades ou des statues représentent ainsi, dans une stricte géométrie, mais sous des couleurs vives, des fleurs, des vignes ou le vin. Les maisons de champagne sont d’ailleurs parmi les meilleurs ambassadrices du style artistique. L’art déco, à Reims, est ainsi un témoignage de l’histoire qui a su profiter de la tragédie et des ruines du siècle dernier pour donner une nouvelle esthétique à la cité, et en s’appropriant ses symboles. À un peu plus d’une centaine de kilomètres de la capitale, Reims a donc de nombreuses raisons d’être visitée. Si les vitraux de Chagall, le champagne ou le baptême de Clovis n’étaient pas suffisants, la ville est également le plus beau concentré d’art déco du pays. Un voyage dans les années 1920 garanti, à quarante-cinq minutes de Paris.