« La France, c’est le français quand il est bien écrit »
(Mémorial de Sainte-Hélène, 1823)
Nos souvenirs historiques sont jalonnés de mots et de formules à succès. Malheureusement, ces mots ne sont pas toujours aussi « historiques » qu’il semble. Débusquer le caractère apocryphe de certains d’entre eux, ou retrouver leur sens original en retraçant leur contexte, telle est l’ambition de cette rubrique.
Le Mémorial de Sainte-Hélène est une transcription des conversations que Napoléon eut avec le comte de Las Cases au début de son exil à Sainte-Hélène. Publié deux ans après la mort de l’Empereur, l’ouvrage assura la fortune de son auteur et l’argumentaire principal de la « légende dorée » napoléonienne. La formule est donc attribuée à Napoléon, même si personne, sauf Las Cases lui-même, ne peut dire s’il l’a effectivement prononcée – le Mémorial ne passe pas en effet pour la source la plus fiable de l’épopée…
Elle est cependant vraisemblable, car même si Napoléon était corse et parlait le français avec un accent, il avait le sens de la formule et un style très clair. Il admirait les auteurs du Grand Siècle (en particulier Corneille) et s’était essayé à la littérature polémique avec Le Souper de Beaucaire (1793). Il faut dire que le français du XVIIIe siècle atteint une forme de perfection stylistique et d’apogée quant à son rayonnement. Difficile en effet de ne pas apprécier la fluidité et l’élégance de la langue de Beaumarchais, Marivaux ou Montesquieu. Loin d’être considéré alors comme une langue « difficile », comme on l’entend à longueur du discours militant pour qu’on le « simplifie », le français était alors considéré comme un modèle de clarté et de précision, ce qui fit sa réputation en tant que langue diplomatique – rôle qu’il tient encore aujourd’hui, malgré l’usage croissant de l’anglais comme langue de travail. L’exemple de la résolution 242 du Conseil de sécurité de l’ONU le montre bien : adoptée après la guerre des Six Jours (1967), elle demande l’évacuation par Israël des territoires occupés en échange de la reconnaissance de sa souveraineté ; mais alors que le texte anglais est ambigu (withdrawal […] from occupied territories, ce qui autorise une lecture partielle : « de (certains) territoires ») la version française (retrait […] des territoires occupés lors du récent conflit) ne peut se comprendre que comme une évacuation totale.
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Certes, on parle bien d’un accès limité à la langue « savante » car, à l’époque, seule une minorité des populations savait lire et écrire en Europe. Ce fut le rôle de l’école du xixe siècle, et notamment des « hussards noirs » de la IIIe République, de faire du français des élites la langue vernaculaire, formidable instrument d’unification de la Nation, de même que dans les autres pays ou peuples la construction de l’identité nationale commençait par la redécouverte de la langue (voir les Discours à la Nation allemande de Fichte, en 1807) voire par sa réinvention – comme pour le grec et l’hébreu modernes et nombre de langues balkaniques.
Le français a donc fait la France, ou y a grandement contribué. Et, contrairement à la légende, ce n’est pas seulement par la contrainte des maîtres qu’il s’est imposé : la plupart des parents poussaient leurs enfants à apprendre correctement à l’école cette langue dont ils comprenaient qu’elle leur donnerait plus d’avenir qu’un dialecte sans tradition écrite et qui pouvait n’être pas compris à 40 km de distance. Il y a d’ailleurs aujourd’hui une forme de « réinvention » des langues régionales semblable à celle des langues nationales au XIXe siècle, ce qui est à la fois logique et paradoxal dans un contexte de mondialisation.
S’il voyait comment s’écrit le français de nos jours, y compris dans la presse – et il y a peu de chances que le « prédicat » corrige la trajectoire –, Napoléon serait sans doute très inquiet pour la France.