<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les royaumes combattants chinois ; des stratégies d’avant-hier… et d’aujourd’hui ?

19 août 2020

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : L'armée de terre cuite de Xi'an

Abonnement Conflits

Les royaumes combattants chinois ; des stratégies d’avant-hier… et d’aujourd’hui ?

par

En 1963, dans sa préface à L’Art de la guerre de Sun Zu, stratège contemporain de l’époque des Royaumes combattants en Chine, B. H. Liddell Hart écrivait que cet ouvrage était non seulement une « quintessence de la sagesse sur l’art de la guerre jamais surpassée » mais aussi « l’étude définitive du combat ». Il y a eu depuis une escalade dans le dithyrambe, puisque Sun Zu a investi le marketing contemporain dans les universités japonaises et américaines et s’est même vu qualifié de « stratège du xxie siècle ».

Sun Zu (Sunzi ou encore Sun Tzu), dont la personnalité, mythique et sans doute composite, est indissociable de la période des Royaumes combattants (ve-iiie siècles avant J.-C.) au cours de laquelle la Chine connut de profondes mutations économiques, sociales et politiques. Un monde à l’atmosphère de fantasy s’y efface peu à peu sous l’influence des « légistes chinois » et d’une pléiade de stratèges imprégnés de culture confucéenne dont Sun Zu n’est que le plus emblématique.

Il était une fois les Royaumes combattants dans la Chine « pré-impériale »

 

L’histoire, qui est la toile de fond de L’Art de la Guerre, se déroule dans le berceau historique de la Chine, en particulier au Shaanxi où aurait vécu Huangdi, le mythique Empereur jaune, au IIIe millénaire avant J.-C. La région, dans son extension la plus large, est délimitée au Nord par la zone comprise entre le golfe de Bohai et le cours nord-est du Huang He et au Sud par la rive méridionale du Yangzi Jiang.

À la fin de l’une des premières dynasties attestées de l’histoire chinoise, celle des Zhou orientaux, la Chine était morcelée en une kyrielle de petits États qui avaient pris l’habitude de former entre eux des alliances et des ligues au gré des circonstances, absorbant les plus fragiles dans un contexte de pagaille diplomatique. Au ve siècle avant notre ère, au gré de regroupements successifs, la compétition se réduisit à sept protagonistes : Qin dans le Nord-Ouest, Zhao, Han et Wei, Yan dans la région de l’actuel Pékin, Qi au Shandong et Chu dans la moyenne vallée du Yangzi.

Ces États, tout en étant en proie à des guerres intestines, allaient se livrer une guerre ininterrompue de près de deux siècles, formant des coalitions contre le plus menaçant de l’heure, avec parfois l’appui de peuples périphériques comme celui des Xiongnu, fournissant en cas de besoin des mercenaires aux belligérants.

Au cours de cette période, la guerre prit une allure moderne qui allait autoriser l’émergence d’une véritable pensée stratégique. Alors que les frontières des Royaumes étaient désormais défendues par de grandes murailles de terre, des armées, composées de centaines de milliers de fantassins cuirassés de fer et armés d’épées maniables et épaulés par un corps d’archers et d’arbalétriers, furent mobilisées. Des cavaleries mobiles remplacèrent les chars de l’aristocratie de type homérique et purent se projeter au loin et poursuivre l’adversaire.

Le coût de la guerre devint particulièrement élevé : les vaincus étaient exécutés et décapités ce qui permettait de calculer les soldes réglées aux soldats. La diplomatie acquérait aussi ses lettres de noblesse. « Une langue acérée vaut dix mille lances », disait-on à une époque où le mensonge, le chantage, la calomnie et la trahison, cultivés comme des arts, furent les principaux ressorts des retournements d’alliance qui dominaient la vie politique (1).

Dans un tel contexte, les péripéties de la guerre entre les Royaumes combattants furent nombreuses et complexes, en particulier au cours de ce qui fut une véritable guerre de Cent Ans chinoise entre les années -350 et -250. Dans un premier temps, le Wei, en position centrale, sembla d’abord l’emporter mais fut défait par le Qi. Le sort des armes profita in fine au Qin qui sut se préparer et laisser se déchirer ses principaux rivaux de l’heure, le Wei et le Zhao, soutenus par le Han et le Qi au gré d’alliances fluctuantes. Après plusieurs combats meurtriers, une bataille décisive eut lieu en -260 à Changping où, en dépit de ses lourdes pertes emportant la moitié de son armée, le Qin sortit vainqueur et fit, selon la légende, enterrer vivants 450 000 prisonniers Zhao. Dans la continuité de ces victoires, le prince de Qin, Ying Zheng, qui accéda au pouvoir sous le nom de Qin Shi Huang vers -240, paracheva l’unité de presque toute la Chine du Nord-Est. Après une dizaine d’années de campagnes, il détruisit et annexa successivement les royaumes affaiblis de Han (-230), de Zhao (-228), de Wei (-225), et enfin de Qi, l’adversaire le plus redoutable (-221). Il prit alors le titre de Huangdi, et devint le Premier Empereur de Chine (Qin Shi Huangdi).

Conquérant, ce prince qui s’entourera à Xian, dans son mausolée, de la célèbre « armée de terre cuite », se montra organisateur et centralisateur. On lui prête en particulier d’avoir normalisé l’écriture, les poids et mesures et la monnaie, ainsi que d’avoir doté l’empire d’un système de routes et de canaux.

A lire aussi : La Chine dominera le monde. Entretien avec le Général Qiao Liang

Une victoire qui présente des traits modernes

 

Le succès final du royaume de Qin a été bien analysé a posteriori par l’historiographie et relève d’une approche que l’on verra plus tard à l’œuvre aux xviiie et xixe siècles en Prusse.

Le royaume de Qin occupait non seulement une position stratégique au contact des royaumes de Zhao, Wei, Han et Chu qui formaient tampon avec l’État de Qi, le plus dangereux, mais venait d’être réorganisé par le légiste Shang Yang (-390/-338) qui en vingt ans de réformes avait procédé à une refonte complète du royaume.

Un nouveau découpage territorial en une trentaine de districts (xian) avait permis de supplanter les féodaux au profit de fonctionnaires, alors qu’une réforme fiscale et pénale instituait une responsabilité collective des clans. Le royaume de Qin était également devenu à cette époque l’un des États les mieux administrés et les plus riches de Chine. L’État y avait le monopole sur le sel et la production de fer, encouragée, avait permis de généraliser l’usage de la charrue. L’accès à la propriété agricole y avait été facilité par un droit d’occupation valant possession au bout de cinq ans. La production agricole, stimulée par l’irrigation et le creusement de canaux qui favorisaient les transports et le commerce, bénéficiait d’un contexte social où le paiement de l’impôt en nature permettait d’échapper à la corvée, alors qu’au contraire les oisifs étaient condamnés à l’esclavage.

Le royaume, enfin, avait su se doter d’une armée efficace. Une réforme du commandement, jusqu’ici réservé aux nobles, l’avait ouverte à toutes les classes de la société. L’armée régulière, désormais une infanterie bien entraînée, disciplinée et bien équipée, atteignait peut-être le million de soldats et était sans véritable rivale en Chine.

L’équation personnelle, celle du souverain, s’avéra par ailleurs décisive. Tyrannique, voire paranoïaque, il entretint autour de lui une aura de peur, n’hésitant pas à se débarrasser de ses serviteurs qui lui semblaient devenir trop puissants et à imposer sur ses terres un ordre strict : « Payer l’impôt et se taire, voilà qui est bien se conduire », disait-il.

L’Art de la guerre

 

C’est au cours de cette période dite des Royaumes combattants qu’a été rédigé L’Art de la guerre attribué à Sun Zu (vie-ve siècles avant J.-C.). On lui adjoint, depuis une découverte effectuée en 1972 dans une tombe de la dynastie Han, L’Art de la guerre de Sun Bin (mort vers -316), stratège et général chinois qui serait un descendant de Sun Zu et a développé la pensée (2) de son ancêtre au point qu’ils ont été longtemps confondus.

On connaît leur biographie par l’historien Sima Qian (-146/-86) qui écrivit la première grande histoire de la Chine, le Shiji, depuis les débuts mythiques de l’Empire.

Sun Zu, dont on ne sait pas grand-chose, sinon que, peut-être originaire de l’État Qi, il se serait mis au service de l’État de Wu et aurait conçu une attaque contre Chu face auquel il remporta une victoire avant de vaincre le Qi, son pays natal.

Sun Bin a, quant à lui, une biographie mieux adaptée à ses écrits qui a été portée à l’écran par Chen Jin en 2011 dans Les Royaumes combattants. Général au service du roi de Wei, il fut disgracié suite à la trahison d’un proche et amputé des rotules. Il se réfugia dans l’État Qi et, devenu conseiller du général Tian Ji, mit en place des stratégies fondées sur les probabilités ainsi que plusieurs des stratagèmes qu’il théorisera par la suite, ainsi « assiéger Wei pour secourir Zhao ». La fuite stratégique qu’il organisa ensuite contre les troupes du Wei conduisit à la victoire de Maling au cours de laquelle il attira de nuit l’armée ennemie dans un piège où elle fut criblée de flèches à la lumière de torches éclairées. Le général ennemi, Pang Juan, se serait suicidé à l’occasion en déclarant : « J’ai fait de ce fils de garce une célébrité. »

Les stratégies de l’un comme de l’autre s’inscrivent dans un cadre mental qui est confucéen. Le souverain par ses vertus et sa bienveillance doit, en favorisant notamment l’agriculture, s’attirer la reconnaissance de son peuple qui le soutiendra en temps de guerre.

Plus concrètement, L’Art de la guerre est avant tout une étude sur la planification et la conduite des opérations militaires avec l’idée sous-jacente que la guerre ne relève pas d’une intervention divine mais d’une méthode. Cette dernière vise à l’élaboration par la réflexion d’une stratégie et d’une tactique qui accordent la priorité aux éléments psychologiques et politiques par rapport aux éléments purement militaires. Le principal objectif est de terminer la guerre le plus vite possible lorsque celle-ci est devenue inévitable et qu’est réuni un faisceau d’éléments indispensables comme la qualité du commandement, la cohésion et la discipline des troupes et de la population, le choix du temps et du terrain propices… Pour vaincre, tous les moyens sont bons, l’espionnage comme la ruse. L’essentiel est de remporter la victoire au moindre coût en brisant l’adversaire plus par l’usure que par un choc frontal.

 

Un extraordinaire destin au xxe siècle

 

L’ouvrage a bénéficié d’une reconnaissance importante en Chine après qu’il a été retenu, avec une demi-douzaine d’autres, comme texte stratégique fondateur au début du xie siècle par l’empereur Shen Zong.

Traduit par un père jésuite, Joseph-Marie Amiot, à la fin du xviiie siècle en Occident, sous le titre Les Treize Articles, l’ouvrage, agrémenté de ses commentaires, fut étudié dans les académies militaires après 1772, avant de tomber plus ou moins dans l’oubli en Occident comme en Chine où on lui préféra dans l’entre-deux-guerres l’enseignement d’experts européens comme John F. C. Fuller (1878-1966), le théoricien de l’utilisation des blindés.

Il fut redécouvert lors de la guerre civile par Mao Zedong qui s’est réapproprié l’ouvrage, ce qu’il a nié pendant la révolution culturelle, en l’adaptant dans ses Écrits militaires et en particulier dans Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire (1936). Mao, en infériorité numérique face au Kuomintang dans les années 1920-1930, fut conduit à mettre en œuvre une stratégie d’évitement par la guérilla puis par la Grande Marche (1934-1935) préfigurant des tactiques de ce type utilisées par Ho Chi Minh et Giap pendant les guerres d’Indochine et du Vietnam.

Depuis, les Royaumes combattants et L’Art de la guerre, aujourd’hui traduit en une trentaine de langues et étudié dans de nombreuses académies militaires, ont réémergé du purgatoire de l’histoire. Ce fut d’abord à l’occasion de défaites coloniales qu’il a bien fallu expliquer, à la faveur ensuite de la mise en place depuis la fin des années 1980 d’un « village global » dans lequel une très relative communauté de culture fait coexister antagonisme et coopération. Ce retour en grâce est aussi dû à une dissuasion nucléaire qui rend la guerre « improbable » (Raymond Aron) dans un monde devenu particulièrement instable, mais promeut l’espionnage, la désinformation, les ingérences ou les coups tordus de toute sorte qui nourrissent l’actualité.

Une « Sun Zu-mania » entre peur de la Chine et culture du vide ?

 

Le succès récent de L’Art de la guerre, en particulier en Occident, est dû aussi à l’extraordinaire montée en puissance de la Chine qui met en œuvre une stratégie fluctuante entre coopération et antagonisme dont Sun Zu peut apparaître comme l’une des clés de lecture (3).

Tout d’abord parce que l’utilisation des stratèges anciens nourris de confucianisme a, au sein d’une doxa générale nourrie de l’histoire chinoise, une évidente finalité intérieure : soyons unis derrière le Parti communiste pour que la Chine soit forte de nouveau.

Ensuite parce que l’influence de Sun Zu et Sun Bin peut sembler transparente dans le choix des politiques étrangères successives mises en œuvre par Pékin qui, après avoir annoncé « avancer masqué » à l’époque de Deng Xiaoping lorsque la Chine était encore faible, a depuis adapté successivement les mots d’ordre de « montée pacifique » puis de « politique de grande puissance », justifiant, entre autres, la modernisation actuelle de ses forces armées.

Enfin parce qu’elle semble à l’œuvre dans une attitude chinoise envers les États-Unis qui varie entre contestation, compétition et coopération.

Pour en terminer, cette influence serait également perceptible dans son attitude en Asie où elle fait coexister une épreuve de force en mer de Chine avec des manœuvres de séduction économique auprès de l’ASEAN et de l’Asie centrale (création d’une zone de libre-échange, projet One road, one belt). Les relations avec le reste du monde n’échapperaient pas non plus au prisme Sun Zu : la Chine signe des accords stratégiques avec la Russie tout en cherchant à se rapprocher de l’Union européenne. Elle tient un discours universaliste à Paris et révisionniste auprès des BRICS et sait s’adapter aussi à ce que l’Afrique ou l’Amérique latine souhaitent entendre…

Il reste néanmoins excessif de faire des Royaumes combattants et de Sun Zu l’alpha et l’oméga de la pensée stratégique, même si la doctrine chinoise de l’époque est incontestablement « à l’origine du plus vieux corpus de littérature stratégique du monde » (Gérard Chaliand). Il suffit de penser à Thucydide et à Xénophon, qui sont ses contemporains, pour comprendre que les Grecs ont pu avoir à la même époque des visions géostratégiques différentes mais aussi efficaces.

On peut souligner aussi que le premier empereur ne fut sans doute qu’un lecteur médiocre de Sun Zu et Sun Bin, ressortissants d’États finalement vaincus. Son empire devait en effet se désintégrer rapidement, laissant la place à une dynastie Han qui, si elle renforça l’idéologie impériale, abandonna les velléités centralisatrices de son prédécesseur pour une organisation concentrique en royaumes et commanderies qui devait préfigurer la tendance à l’émiettement du pouvoir dans l’Empire du Milieu.

Le blog Sun Tzu France énumère enfin avec humour les raisons qui peuvent expliquer le succès actuel de ce dernier : une ancienneté qui lui donnerait un gage de vérité intemporelle, une brièveté (40 pages) adaptée à notre époque en comparaison avec Clausewitz dont le De la Guerre fait près de 1 000 pages, un style facile qui le rend beaucoup plus accessible que Machiavel, une forme lapidaire qui convient particulièrement à Twitter… et pour en finir une interopérabilité avec n’importe quelle discipline sur le thème de la conflictualité qui offre un spectre particulièrement large.

  1. Jean Levi, L’Art de la persuasion à l’époque des Royaumes combattants, Extrême-Orient, Extrême-Occident n° 14, 1992.
  2. L’Art de la guerre, Sunzi ; l’Art de la guerre, Sun Bin, Préface de Michel Jan, Rivages poche, 2004.
  3. Cf. Jean-François Susbielle, Les Royaumes combattants, First, 2008.

Mots-clefs : ,

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : L'armée de terre cuite de Xi'an

À propos de l’auteur
Michel Nazet

Michel Nazet

Diplômé en histoire-géographie, droit et sciences politiques (Sciences-Po Paris), Michel Nazet est professeur de géopolitique. Dernier ouvrage paru : Comprendre l’actualité. Géopolitique et relations internationales, éditions Ellipses, 2013.

Voir aussi

Pin It on Pinterest