Décédé le 26 mai 2017, Zbigniew Brzezinski fut l’un des plus influents inspirateurs de la politique étrangère étasunienne de la seconde moitié du xxe siècle. Retour sur le parcours de cet Américain d’adoption dont la pensée est toujours demeurée empreinte de ses origines polonaises qui expliquent pour une large part son obsession de la menace soviétique puis russe.
Originaire d’une famille de l’aristocratie catholique polonaise, Zbigniew Brzezinski doit à la carrière diplomatique de son père d’avoir échappé aux ravages de la Seconde Guerre mondiale. C’est en effet à la faveur de la nomination de ce dernier à la tête du consulat polonais de Montréal que « Zbig » débarque sur le continent américain en 1938, à l’âge de dix ans. Il passe son adolescence au Canada, fréquente les bancs de l’université McGill de Montréal avant de rejoindre en 1950 les États-Unis et la prestigieuse université de Harvard où il côtoie notamment les jeunes Kissinger et Huntington et soutient en 1956 sa thèse sur le « totalitarisme soviétique ».
Un faucon démocrate en guerre froide
Profitant du besoin d’expertise sur le « camp d’en face » qui taraude alors les États-Unis et facilite la création sur fonds privés de nouveaux centres de recherches, Brzezinski décroche en 1959 un poste de professeur à l’université Columbia de New York et s’impose dans les années 1960 comme l’un des soviétologues les plus en vue d’Amérique, notamment avec la publication de Soviet Bloc. Unity and Conflict (1969). Il accède par ce biais à l’oreille des puissants, notamment au sein du parti démocrate auquel il est affilié et dont il conseille plusieurs des aspirants à la Maison-Blanche.
Durant toutes les années de guerre froide, Brzezinski fait figure de faucon au sein du camp démocrate, ne manquant jamais une occasion de réactualiser la doctrine Truman du « containment » du péril communiste, hanté qu’il est depuis son adolescence par le sort de sa mère patrie polonaise tombée sous la férule soviétique. Pour mettre en œuvre cette stratégie d’endiguement de l’URSS, il insiste notamment sur la nécessité pour les États-Unis de pouvoir compter sur des alliés fiables au plus proche de l’ennemi, donc en Eurasie. C’est précisément pour renforcer les liens entre les élites ouest-européennes, japonaises et étasuniennes, qu’il est à l’origine de la création, en 1973, de la Commission trilatérale.
Pressentant la déliquescence de l’URSS, il abandonne progressivement durant les années 1970 sa prédilection pour l’URSS et étend, avec plus ou moins de clairvoyance, ses analyses à d’autres régions du monde, notamment le Moyen-Orient. À la tête du Conseil à la sécurité nationale (NSC) de 1971 à 1981 sous la présidence de Jimmy Carter, il sera ainsi l’un des artisans des accords de Camp David, mais aussi l’un des initiateurs de la politique d’armement des moudjahidines afghans en lutte contre l’invasion soviétique dont on connaît les fâcheuses conséquences.
L’Amérique et la maîtrise de l’échiquier eurasiatique
La fin de la guerre froide ne marque donc pas la fin de carrière du soviétologue qui a su très tôt se reconvertir avec succès en « stratège de l’empire américain » (Justin Vaïsse). C’est ainsi que, bien qu’écarté du cœur du pouvoir depuis son départ de la Maison-Blanche en 1981, Brzezinski n’a cessé de voir son influence dans les allées du pouvoir washingtonien s’étendre, notamment grâce à une intense activité éditoriale qui culmine avec la parution en 1997 du Grand Échiquier dans lequel il livre sa vision d’un ordre mondial post-guerre froide dominé par des États-Unis dont il pointe néanmoins avec une lucidité rare outre-Atlantique, où l’on a le triomphalisme facile, les faiblesses fondamentales.
C’est que, pour Brzezinski, la position hégémonique acquise par Washington au sortir de la guerre froide constituait pour ainsi dire une anomalie historique et géopolitique. Anomalie historique dans la mesure où c’était la première fois dans l’histoire que le monde se trouvait dominé par une puissance située en dehors de l’Ancien monde eurasiatique, ce qui lui faisait diagnostiquer rien moins qu’un « glissement tectonique […] dans les affaires du monde ». Anomalie géographique également parce qu’« un simple regard sur la carte suffit pour comprendre comment la mainmise sur l’Eurasie offre presque automatiquement une tutelle facile sur l’Afrique et confère une position géopolitique périphérique aux deux Amériques et à l’Océanie ». Fort de ce double constat, celui qui était devenu citoyen étasunien en 1958, invitait ses concitoyens à ne point trop se gargariser de leur récente ascension au sommet de la hiérarchie internationale, au risque d’être vite remis à leur juste place par les pesanteurs de la géographie.
Héritier de la pensée du théoricien britannique du Heartland, Halford Mackinder, Brzezinski demeurait en effet persuadé que, même si le flambeau de l’hégémonie globale était pour l’heure passé aux mains des États-Unis, c’était toujours en Eurasie que se jouait son avenir : « Le continent eurasien n’a rien perdu de son importance géopolitique. » En conséquence, il plaidait en faveur d’un engagement accru des États-Unis dans l’Ancien Monde afin de pouvoir y contenir l’émergence de nouvelles puissances et ainsi de pouvoir espérer maintenir leur hégémonie. Prenant le contre-pied de la récurrente tentation isolationniste, il affirmait que « l’heure est venue pour les États-Unis de formuler et de mettre en place une géostratégie d’ensemble à long terme concernant l’Eurasie », considérée comme la véritable clé de voûte des rapports de puissance mondiaux.
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Le rayonnement étasunien
Cette stratégie eurasiatique n’était pas nécessairement à entendre en un sens militaire car pour Brzezinski, l’originalité et la force de l’hégémonie étasunienne ne tenaient pas seulement au fait qu’elle était la première à être exercée par une puissance non eurasiatique. Elles venaient aussi et surtout du fait que cette hégémonie était de nature différente des grandes constructions impériales du passé, qu’elles fussent romaine, mongole ou britannique. C’est précisément ce qui permettait selon lui de comprendre comment une puissance a priori désavantagée par la géographie comme les États-Unis avait pu s’imposer sur ses rivales, au premier rang desquelles la Russie, pourtant a priori plus favorisées par leur situation.
Ce paradoxe tenait au fait que la domination étasunienne ne reposait pas, comme dans maintes constructions impériales anciennes, sur un système de conquête, mais bien plutôt sur un système de cooptation. Mettant ici ses pas dans ceux d’un Joseph Nye, théoricien du « soft power », Brzezinski constatait ainsi qu’aux empires pyramidaux du passé, dominés en leur sommet par une puissance coercitive, s’était substitué « un maillage planétaire au centre duquel se tient l’Amérique » qui rayonne sur le monde par sa langue, son économie, ses idéaux ou sa culture populaire. D’où la virulence des critiques qu’il adressera plus tard dans Second Chance (2007) à George Bush Jr qu’il accusait d’avoir affaibli le leadership mondial étasunien en écornant l’image de Washington dans le monde par son aventurisme militaire.
Préserver l’hégémonie ?
Une présidence ratée qui prouve au demeurant que cet équilibre géopolitique favorable auquel les États-Unis sont parvenus à se hisser sur le grand échiquier planétaire en 1991 est fragile ainsi que Brzezinski le pointait en conclusion de son essai de 1997 : « La puissance réelle des États-Unis est limitée et vouée à une inévitable usure au fil du temps. » Aussi dressait-il un plan d’action destiné, si ce n’est à enrayer cet inévitable déclin, du moins à en amortir les effets.
En premier lieu, il est nécessaire pour Washington de contenir l’émergence de potentielles puissances rivales, qui ne peuvent guère surgir que de l’Eurasie. Il convient donc en conséquence de veiller à moyen terme à maintenir cette dernière fracturée entre une Europe occidentale jouant le rôle de « tête de pont » de la puissance étasunienne dans l’Ancien monde, une Russie dont les visées expansionnistes au Caucase et en Ukraine doivent être contenues notamment par l’extension de l’OTAN vers l’est, et une Chine avec laquelle il faut développer la coopération sans froisser le traditionnel allié nippon. Autrement dit, la stratégie eurasiatique des États-Unis préconisée par Brzezinski doit consister à diviser suffisamment pour régner, mais sans aller jusqu’à provoquer des déflagrations géopolitiques trop fortes qui nuiraient à la stabilité internationale nécessaire à leur prospérité.
À plus long terme, la moins mauvaise solution face à l’inévitable déclin étasunien consiste, selon Brzezinski, à faire en sorte que l’hégémonie globale ne passe pas à une nouvelle puissance quelle qu’elle soit, mais à un « organe central de responsabilités partagées pour une gestion pacifique des affaires internationales ». Autrement dit à une forme de consortium multilatéral régissant les affaires du monde et qui, à défaut de maintenir l’hégémonie globale des États-Unis, assurerait au moins ces derniers qu’aucune autre puissance ne leur succédera à cette place.
En clair, Washington peut abandonner la première place faute de pouvoir s’y maintenir, mais en s’assurant qu’elle demeurera à jamais vacante car remplacée par une super-ONU, « structure de coopération mondiale fondée sur des réalités géopolitiques […] qui assumerait le pouvoir de « régent » mondial » et serait pour ainsi dire « le legs de l’Amérique en tant que première, seule et dernière superpuissance de caractère véritablement international ».
Orientation bibliographique
Zbigniew Brzezinski, Illusions dans l’équilibre des puissances, L’Herne, 1977.
Zbigniew Brzezinski, Le Grand Échiquier. La primauté américaine et ses impératifs géostratégiques, Hachette Pluriel, 2010.
Zbigniew Brzezinski, Le Vrai Choix. L’Amérique et le reste du monde, Odile Jacob, 2004.
Zbigniew Brzezinski et Brent Scocroft, L’Amérique face au monde, Pearson, 2008.
Justin Vaïsse, Zbigniew Brzezinski, Stratège de l’empire, Odile Jacob, 2016.