Dans la perspective de Carl Schmitt, le souverain désigne l’ennemi au nom de l’État et cet ennemi ne peut être qu’un autre État, l’hostilité se réglant ultima ratio par une guerre entre armées nationales : symétrie et « esprit géométrique ». Schmitt (La Théorie du Partisan) cite Napoléon : « La troupe combat l’ennemi ; les maraudeurs sont liquidés par les gendarmes. »
Bien plus irrégulier que le partisan, le guérillero ou le terroriste, il y a le bandit, le criminel. Telle est la vision de Carl Schmitt dans La Théorie du Partisan ou le Nomos de la Terre. Mais aujourd’hui ? Que penser, alors que la criminalité organisée transnationale (COT) aspire dans son orbite une part croissante du terrorisme ? Que faire face à des armées criminelles capables, comme au Mexique, d’abattre en vol des hélicoptères militaires, de construire des chars d’assaut et de provoquer en dix ans (2005-2015) 175 000 morts – plus que, dans le même temps, les guerres d’Irak et d’Afghanistan ? Que faire quand, de 2013 à 2016, le Brésil, pays en paix, compte plus de morts par armes à feu que la Syrie en pleine guerre civile ? Que faire face à ces méga-gangs ou armées criminelles ?
D’abord, comprendre la notion même de crime organisé transnational.
Crime organisé : de quoi parle-t-on ?
Pour l’Union européenne (1), le crime organisé est « un groupe structuré, existant depuis un certain temps, comptant plus de deux personnes agissant de concert afin d’obtenir, par des manœuvres d’intimidation, directement ou indirectement, un avantage financier ou autre avantage matériel ; qui nuit gravement à la cohésion économique et sociale de l’Union européenne et de ses États-membres – par conséquent, au marché unique proprement dit ».
Pour le Royaume-Uni (2), « le crime organisé implique des individus, travaillant généralement de concert, ayant l’aptitude et la capacité à commettre continûment et à leur propre bénéfice des crimes graves impliquant planification, contrôle et coordination ».
Restent les mafias, rares et spécifiques entités criminelles – à ce jour indestructibles – loin (hors l’objectif du butin) du banal banditisme. Cosa Nostra (de Sicile) est ainsi (3) « une société secrète dépourvue de statuts et de listes d’appartenance, disciplinée par des règles transmises oralement ; au sein de Cosa Nostra, seule la parole donnée, la parole d’honneur, engage à vie ». Tout est dit en une phrase. Notons aussi la temporalité de mafias à l’origine immémoriale. Repenti peu après Tommaso Buschetta, « Toto » Contorno, « soldat » de la Famille palermitaine de Santa Maria Di Gesù, se présente au juge Falcone comme « homme d’honneur de la septième génération » : son père, grand-père, etc., furent aussi « soldats » dans la Famille de Santa Maria Di Gesù. Or jamais un gang habituel ne dépasse une génération.
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Les méfaits de la criminalité transnationale
Au xxie siècle, la COT est cette face noire de la mondialisation (4) dont souffre à divers degrés la terre entière : sécurité nationale, santé publique, marche des affaires… Depuis la conférence de Palerme (décembre 2000, UN Convention Against Transnational Organized Crime) le « chiffre d’affaires » de la COT, en expansion inouïe, approche désormais 10 % du produit brut mondial.
Mafias, COT, gangs juvéniles : un continuum existe en matière d’actes criminels. En voici (en vrac) la liste non exhaustive (5) : production-trafic de stupéfiants – vols à main armée – contrebande – cambriolages – fraudes financières, aux paris sportifs et jeux en ligne – trafics : êtres humains, armes légères et munitions, tabac, espèces naturelles protégées (animales, végétales,) etc. – contrefaçons – extorsion et chantage – corruption…
Voyez l’exemple du Royaume-Uni (Cf. note 2, HM Government…) « Le préjudice annuel de la COT pour le Royaume-Uni est de 20 à 40 milliards de Livres. La COT implique quelque 38 000 individus assemblés en environ 6 000 gangs. La moitié de ces criminels trafique des stupéfiants ; d’autres des êtres humains ; certains fraudent ou blanchissent de l’argent ; d’autres enfin se livrent au vol à main armée ou au vol organisé de véhicules. »
Anatomie de la criminalité organisée transnationale
La COT est d’usage structurée comme une entreprise, avec une hiérarchie : le chef et son premier cercle, lieutenant et hommes de confiance ; là sont conçues les stratégies et émis les ordres ; dans le deuxième cercle, des équipes exécutent des tâches (« commerce », « sécurité », etc.) ; enfin, des associés, facilitateurs, receleurs évoluent dans un troisième cercle.
En France, les gangs narcotrafiquants marseillais emploient « des permanents, chefs, lieutenants ; producteurs et gros revendeurs ; et les intérimaires, petits revendeurs, transporteurs, guetteurs, prête-noms, hommes de main et complices de la sphère légale (6) ». Un cran au-dessus, passés du deal de cannabis à celui de la cocaïne en gros, les nouveaux caïds : « Issus des cités d’Île-de-France, formés au business du shit marocain, ils s’entourent désormais de conseillers financiers, vivent en partie à Londres, voyagent en classe affaires, investissent à Dubaï, prospectent en Europe de l’Est – mais continuent de consulter leur marabout au Sénégal ou en Côte d’Ivoire (7). »
Sur le terrain, les gangs de rue ont la dimension territoriale, les allégeances claniques ou familiales, entre gangsters, politiciens et policiers locaux. Aux États-Unis, ces gangs urbains juvéniles ont émergé avant la mondialisation criminelle et se répandent dans les années 2000 (8) : « Les gangs [juvéniles] sont toujours plus présents dans le trafic de stupéfiants, du fait de leurs liens avec les entités criminelles mexicaines ou asiatiques ». Ou encore : « Les cartels mexicains ont des directeurs régionaux dans tout le pays [États-Unis] et délèguent aux gangs de rue mexicains la vente au détail des stupéfiants (9). »
Les gangs juvéniles sont présents dans les cinquante États américains ; vers 2010, ils comptaient déjà 800 000 membres de 18 à 24 ans, dont 123 000 détenus. De 55 à 60 % de ces gangs se livrent au narcotrafic. Ce continuum crime organisé/gangs de rue couvre toute l’Amérique latine (10) : « Les gangs de rue appelés Maras continuent de s’allier aux réseaux internationaux de trafic de drogues : des criminels organisés basés au Mexique recrutent des gangsters au Salvador et au Guatemala. Nombre de gangs d’Amérique centrale sont liés à d’autres gangs et bandes, aux États-Unis. » C’est à eux que Donald Trump vient de déclarer la guerre – avec quel succès, l’avenir le dira.
Qui peut agir ?
Dimension internationale, énormes moyens financiers (11), capacités « militaires » : d’évidence, la police est sur la touche car nationale, peu armée et incapable d’affronter des dizaines, voire des centaines d’hommes surarmés. L’armée « en kaki » est elle aussi inadaptée face à un ennemi invisible, dissimulé dans des foules complices ou soumises. Reste, pour le préventif et le décèlement, le renseignement militaire ; et les forces spéciales pour le répressif. Tous sont des militaires voués à affronter l’ennemi.
Naguère, la COT relevait du maintien de l’ordre et de la paix publique. Force est de constater que le niveau d’hostilité qu’elle manifeste en fait désormais un ennemi.
- Parlement européen, Commission spéciale sur la criminalité organisée, 1/10/2012 – document de travail.
- HM Government, July 2011, « Local to global, reducing the risk from organised crime ».
- Revue d’histoire des religions – 2/2012, « Dieu vous bénisse et vous protège» – la correspondance secrète du chef de la mafia sicilienne, Bernardo Provenzano, (1993-2006).
- Xavier Raufer – PUF/Major, Géopolitique de la mondialisation criminelle, 2013.
- Mexico City, Conference, 5-7 sept. 2012, « Global governance and the challenge of transnational organized crime ».
- Rapport de recherche de l’ORDCS N°1, novembre 2013 « Trafics et trafiquants de drogues à Marseille ».
- Le Journal du Dimanche – 17/11/2013 « Les nouveaux parrains de la coke ».
- National Drug Threat Assessment, 2009 & 2010 US Department of Justice – National Drug Intelligence Center.
- Washington Times, 8/11/2007 « A war we are still losing ».
- Organe international de contrôle des stupéfiants – UN Information Service – 19/02/2009 – Rapport annuel 2008.
- La ‘Ndrangheta, la mafia italienne, aurait un « chiffre d’affaires » supérieur à 50 milliards de dollars.