« Le Président Poutine serait très heureux d’un Brexit » disait David Cameron quelques semaines avant le vote qui a permis à une majorité de Britanniques d’exprimer leur souhait de quitter l’Union européenne. Pourtant, force est de constater que Vladimir Poutine n’est pas intervenu directement dans la campagne, contrairement à Barack Obama ou d’autres dirigeants européens.
En réalité, loin de dénoncer une ingérence russe, la remarque de Cameron était destinée à entraîner le rejet du Brexit par une partie de l’opinion hostile à la Russie ou au président Poutine. En Russie même, des analystes ont spéculé sur le fait qu’une Europe divisée aurait moins de velléités de résistance à la Russie et une moindre capacité à conserver les sanctions. L’analyste Sergei Utkin constate par exemple que « la propagande officielle essaie de dire aux citoyens russes qu’ils seront mieux en Russie que dans une Europe pourrie. Le Brexit serait un nouvel élément de cette affirmation idéologique selon laquelle l’Europe s’effondre » (1).
La rivalité russo-britannique constante au xixe siècle n’est pourtant pas en cause dans le cas du Brexit ; nous sommes loin du « tournoi des ombres » dont parlait Karl Nesselrode, ministre des Affaires étrangères russe de 1814 à 1856 : les relations entre l’Union européenne et la Russie sont bien au centre des enjeux, le Brexit illustrant en réalité assez bien ces relations oscillant entre périodes de tension et de rapprochement, de différends et d’incompréhension sur divers sujets (voisinage, énergie, régime…).
Gaïa et Chronos, deux grammaires de puissance
Durant le dernier quart de siècle, la Russie contemporaine comme l’Union ont grandement évolué. La Russie de 2016 n’est pas celle de 1991 : elle n’est plus seulement redoutée pour sa force de frappe nucléaire, sa capacité de blocage dans les enceintes internationales (ONU, OSCE) ou le risque d’un effondrement sur elle-même. Elle est aujourd’hui capable d’initiatives stratégiques, en Syrie comme en Europe, où elle cherche à obtenir des soutiens politiques eurosceptiques, à gauche comme à droite. Il en est de même pour l’Union : la Communauté économique européenne n’était en 1991 composée que de 12 États-membres ; elle est devenue frontalière de la Russie avec l’élargissement de 1995 à la Finlande, puis en 2004 avec l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie et la Pologne, dans les deux derniers cas en raison de la situation de l’enclave de Kaliningrad. Son centre de gravité géopolitique a de fait migré à l’Est.
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Les grammaires de puissance russe et européenne diffèrent largement : la Russie est une immense masse continentale dont le contrôle passe par un pouvoir puissant et une attention particulière à la géographie, tandis que l’Union est une construction cherchant à dépasser sa propre histoire afin de construire un ensemble intégré. La Russie affirme sa conception de la « démocratie souveraine » quand l’Union européenne entend promouvoir ses valeurs dans son voisinage. En d’autres termes, la Russie s’inspire de Gaïa, déesse de la Terre grecque, tandis que la vision de l’Union est inspirée par Chronos, dieu du Temps. Les dirigeants européens voient dans la Russie un régime politique et une puissance du xixe siècle, tandis que les dirigeants russes considèrent l’Union comme une expérience politique artificielle, « hors sol », qui s’effondrera comme l’URSS autrefois.
Le choc des voisinages partagés
Longtemps, la Russie a pu conserver une vision positive de l’Union, qui n’est pas une alliance militaire comme l’OTAN, rapidement rejetée par le pouvoir russe. Le premier mandat de Vladimir Poutine est marqué par un occidentalisme modéré, alors que Bruxelles, en préparant son propre élargissement, s’est rapprochée de l’espace post-soviétique. Ne souhaitant pas participer à la politique européenne de voisinage, la Russie s’entend avec l’Union sur les quatre espaces communs à Saint-Pétersbourg en 2003 : l’espace économique ; l’espace de liberté, de sécurité et de justice ; l’espace de sécurité extérieure ; l’espace de la recherche, de l’éducation et de la culture. Cette politique n’a pas eu les effets escomptés en raison des soubresauts politiques et des incompréhensions réciproques.
Toutefois, les interférences entre « l’étranger proche » russe et les « voisins » de l’Europe, plus exactement ses « partenaires orientaux » (Arménie, Azerbaïdjan, Biélorussie, Géorgie, Moldavie, Ukraine) vont contribuer à dégrader la relation. La « Révolution orange » ukrainienne de 2004 est particulièrement mal vécue à Moscou, qui a ouvertement soutenu un candidat, Viktor Ianoukovitch, au détriment de Viktor Iouchtchenko. La victoire du camp des « orange » est vue comme une de ces « révolutions colorées » soutenues, sinon provoquées par les Occidentaux, dont l’objet serait selon le Kremlin non de répandre la démocratie, mais de réduire l’influence de la Russie en implantant des gouvernants hostiles à son influence.
L’incompréhension entre les deux partenaires a laissé la place à une franche hostilité lors des crises géorgienne et ukrainienne. La Géorgie de Mikheïl Saakashvili, qui s’est montrée déterminée à se rapprocher de l’OTAN puis de l’Union européenne, a connu un conflit ouvert en août 2008 avec la Russie. L’enjeu concernait les territoires séparatistes de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie que le Président géorgien souhaitait reconquérir afin de rétablir son intégrité territoriale. L’effacement américain lié à la fin de la présidence Bush avait laissé un espace de médiation pour les Européens dans ce conflit, assumé par le président Sarkozy.
Après une tentative de redémarrage des relations avec pour enjeu la modernisation de la Russie, la crise ukrainienne a constitué le paroxysme des tensions entre la Russie et l’Union. Le mouvement Euromaïdan, mobilisé dès novembre 2013 après le refus du président Ianoukovitch de signer l’Accord d’association Union européenne – Ukraine, a conduit au renversement des autorités en place. À cette occasion, les officines de communication russes ont décrit l’Union comme une puissance décadente sur le plan des mœurs, cynique commercialement et faible politiquement. La déstabilisation du Donbass, puis l’annexion (ou le rattachement selon Moscou) de la Crimée en mars 2014 ont poussé les Européens à appliquer dans la foulée des sanctions à l’égard de la Russie, que les pays de l’Union ressentent bien plus durement que les États-Unis. Les conditions de la levée des sanctions, qui ne sont pas un but en soi mais un moyen, se révèlent un dossier épineux entre les deux partenaires.
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Quelles perspectives pour l’Union européenne et la Russie ?
Assurément, les relations Union européenne-Russie sont à leur plus bas niveau depuis la fin de la guerre froide. Les complémentarités évidentes ne sont pas réellement exploitées, ni les possibilités de coopération.
L’énergie fournit une bonne illustration de cela : les hydrocarbures occupent une place primordiale dans les exportations russes et les marchés européens fournissent à ce niveau un débouché naturel. La nature du marché du gaz, régionalisé et s’appuyant sur des contrats de long terme, rend cette interaction logique et complémentaire. La politique de diversification, tant de la part des Européens que des Russes, tend pourtant à distendre ce lien.
Rivale dans le voisinage oriental, la Russie peut être un partenaire de l’Union lorsqu’il s’agira de stabiliser l’arc Turquie-Syrie-Iran, ou de lutter contre le risque islamiste et la criminalité organisée. Il n’y a aucune raison non plus, à terme, de se priver d’un rapprochement entre l’Union européenne et l’Union économique eurasienne, qui s’est constituée autour de la Russie en s’inspirant en partie des modèles européens.
Les conditions d’un nouveau partenariat exigent de fait un dialogue renouvelé pour deux partenaires dont les perspectives ont divergé ces dernières années.