Le 21 avril dernier, Rouben Shougarian s’est éteint dans un hôpital de la côte est des États-Unis. Ce diplomate arménien d’exception n’avait que 57 ans et n’avait pas donné toute sa mesure. Professeur à l’académie diplomatique Fletcher de l’Université Tufts de Boston, cet ancien ambassadeur et homme d’État fut un des rares diplomates à avoir élaboré une réflexion constructive sur l’avenir des relations arméno-turques et à avoir pensé la place du jeune Etat arménien dans l’échiquier régional et international.
Ce diplomate parmi les plus brillants de sa génération a été un des pionniers de la construction de la jeune République arménienne. Homme d’État, ce jeune diplomate, à l’intelligence vive, parfaitement bilingue, dont l’immense érudition n’avait d’égal que son humilité, était un homme profondément épris de culture. En 2008, il paya cher le prix de son attachement à la jeune démocratie arménienne, en dénonçant avec une poignée de diplomates arméniens, la sanglante répression par le pouvoir le 1er mars des manifestations contre l’élection frauduleuse de Serge Sarkissian. Cette prise de position lui valut son poste d’ambassadeur accrédité en Italie, en Espagne et au Portugal. Il sera réhabilité que bien plus tard, à la faveur de la révolution de velours de 2018.
Né à Moscou le 19 octobre 1962, R. Shugarian était diplômé de l’Institut des langues russes et étrangères Valery Brusov à Erevan, et en 1989 de la Faculté de philosophie de l’Université d’État d’Erevan. De janvier à novembre 1991, il fut expert du Comité d’experts des affaires étrangères du Soviet suprême de la RSS d’Arménie, puis de novembre 1991 à juillet 1992, assistant du premier président de la République d’Arménie, Levon Ter Petrossian ; puis premier ambassadeur d’Arménie aux États-Unis, à 31 ans à peine de 1993 à 1999. Tour à tour porte-parole de la présidence de la République et vice-ministre des Affaires étrangères, son apport pour la théorie des relations internationales appliquées au dossier du rapprochement arméno-turc, à la philosophie politique arménienne est inestimable , on citera parmi ses écrits, trois essais majeurs : West of Eden, East of the Chessboard (2010), The Politics of Immaculate Misconception: The Ides of the Post–Secular Age (2013) et surtout Does Armenia Need a Foreign Policy? (2016). Ce dernier nous intéresse tout particulièrement ici.
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Penser un nouveau paradigme des relations internationales
En politique étrangère, le cas arménien fait figure d’exception étant donné que l’intérêt national ne coïncide pas forcément avec celui de l’État dit Shougarian. L’expérience du diplomate aguerri, conjuguée au recul du scientifique, ont permis à l’auteur de nourrir sa réflexion sur les défis de la diplomatie arménienne à l’aune du processus de normalisation des relations arméno-turques. Son essai se veut un plaidoyer pour une politique étrangère indépendante et souveraine.
L’analyse explore plusieurs voies censées aboutir au règlement de la question du conflit Karabagh et du différend turco – arménien, tout en prenant en compte les intérêts arméniens dans le cadre du partenariat stratégique avec « le grand frère russe ». À ses yeux, il est fondamental de distinguer le processus de normalisation (ouverture des frontières et établissement des relations diplomatiques) des relations arméno-turques d’un autre processus bien plus complexe devant aboutir à la réconciliation. D’où l’impérieuse nécessité de différencier les « relations turco – arméniennes » de celles interétatiques entre la République de Turquie et la République d’Arménie. Selon Rouben Shougarian, le tort a été de confondre et assimiler normalisation des relations (sous-entendu ouverture des frontières et d’ambassades) avec réconciliation. Dans le premier cas, seuls les deux États concernés interviennent, tandis que le second implique un processus complexe qui doit s’inscrire dans le temps pendant lequel la Diaspora arménienne et la société civile turque doivent avoir voix au chapitre. La grande erreur est d’avoir confondu les deux processus.
Une nouvelle méthodologie de la médiation
L’intérêt de la démarche de Shougarian est qu’elle se concentre est qu’elle se penche sur les erreurs méthodologiques commises, tout comme les divers types de médiations internationales qui n’ont rien changé de concret sur le terrain pendant les deux dernières décennies. Prenant compte du caractère récent de la littérature scientifique sur la diplomatie entre des parties en conflit, l’auteur propose un exposé théorique et empirique des différents formats de négociations diplomatiques. En cela, il étudie non seulement le processus de négociations officielles, mais aussi les possibilités et l’expérience accumulée de la plateforme « médiane » et celle de la plateforme « Track 2 » ou « diplomatie populaire ». L’auteur, tranche entre les deux, tenant compte des spécificités des relations arméno – turques depuis 1991. Il soulignant la différence entre médiation internationale et facilitation – faussement synonymes -. Désireux de déceler les failles méthodologiques des médiateurs en la matière, Rouben Shougarian revient sur les qualités et les défauts de la commission arméno-turque de réconciliation (TARC) qui selon lui ont eu pour effet de “ briser la glace ”. Il dresse aussi un parallèle avec les pourparlers israélo-palestiniens ayant conduit à la signature des accords de paix d’Oslo de 1993 auxquels il avait assisté à la Maison-Blanche en sa qualité d’ambassadeur d’Arménie.
Retour sur l’échec des Protocoles arméno-turcs
Dans son essai, Shougarian analyse les causes de ce qu’il qualifie “ d’échec parfait ” à savoir les protocoles arméno-turcs signés à Zurich en octobre 2009. Outre l’absence de vision de la « diplomatie du football », l’approche pour le moins hâtive et bâclée de la question arménienne par les médiateurs suisses et américains, l’auteur montre qu’aucun des États voisins ou liés à l’Arménie n’avait intérêt, et ce pour diverses raisons, à la validation de ces protocoles. Mais c’est surtout cette funeste confusion entre normalisation et réconciliation qui a eu raison de ce fiasco diplomatique. C’est donc en proposant une sorte d’alternative ce document que le diplomate dresse son programme. Si celui-ci est moins ambitieux, il se veut avant tout pragmatique. Tout est question de reconfigurer la feuille de route et le format de la médiation. À ses yeux, le chemin le plus court pour la normalisation des relations bilatérales passe par la mise en place de zones industrielles communes et dynamiques qui permettraient aux produits fabriqués dans les zones concernées d’accéder sans contraintes fiscales au marché des États-Unis. Une telle initiative entraînerait automatiquement l’ouverture partielle de la frontière arméno-turque et une éventuelle extension supplémentaire à tout le Caucase-Sud. Pour conforter son argumentation, l’universitaire indique que ce mécanisme transfrontalier a fait ses preuves au Moyen-Orient, au milieu des années 1990, sous l’administration Clinton, tant sur le plan politique que sur le plan économique.
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Transcender et diversifier la géopolitique régionale
Rouben Shougarian consacre tout un chapitre aux raisons sous-jacentes à la décision de l’Arménie de rejoindre l’union douanière et l’union eurasienne avec la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan. Il analyse les conséquences politiques et les facteurs de sécurité qui sous-tendent l’absence de signature de l’Accord d’association et de la loi sur le libre-échange approfondi et complet dans le cadre du programme du Partenariat oriental après quatre années de négociations fructueuses. À ses yeux, la fragmentation de l’identité postsoviétique du Caucase du Sud et le renforcement des frontières entre la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan, compromettent tout espoir d’intégration régionale. Divers éléments et priorités des agendas sécuritaires arménien, géorgien et azerbaïdjanais, sont ainsi décrits. La nécessité absolue de rouvrir la frontière arméno-turque est envisagée dans le sens d’une nouvelle dynamique pour le Caucase du Sud, qui le décloisonnerait via un vaste accès à la mer Noire et l’Ukraine.
S’inspirant de la formule volontairement provocatrice de Henry Kissinger, Rouben Shougarian se demande si l’Arménie a besoin d’une politique étrangère. Plus concrètement, il s’agit pour lui de proposer une vision digne de ce nom pour son pays ; cela sous-entend dépasser le traumatisme de l’histoire, aller au-delà de la pensée politique traditionnelle d’Arménie et de diaspora et sa sempiternelle rhétorique sécuritaire. Dressant un constat froid et sans appel de ce quart de siècle d’indépendance, l’auteur décrit trois phases qui ont caractérisé la politique étrangère arménienne dans leur rapport avec le concept de souveraineté, la relation avec la Russie et le reste du monde. Ces séquences correspondent aux trois administrations présidentielles successives : la politique dite de l’équilibre (Lévon Ter Pétrossian), la politique de complémentarité (sous la présidence de Robert Kotcharian et de son ministre des Affaires étrangères Vartan Oskanian) et la politique proactive (sous la présidence de Serge Sarksian et de son ministre des Affaires étrangères Edward Nalbandian). L’universitaire est loin de partager les mérites de la politique dite de “ complémentarité ” de l’ancien ministre arménien des Affaires étrangères Vartan Oskanian de 1998 à 2008, pour son caractère publicitaire qui montre comment derrière cette formule se cachent près de dix ans d’inertie diplomatique. Car le statu quo s’est avéré funeste : passivité, absence de propositions, faible dynamisme mis à part la décision d’envoi de contingents en Irak ou au Kosovo. Shougarian rappelle à ce titre que l’Arménie a déjà très tôt fait montre de ses capacités de médiation : en Géorgie sous l’ex – présidence de Zviad Gamsakhourdia, en 1991, en Lituanie la même année, pendant la guerre civile, et en 1993 au cours de la guerre d’Abkhazie. Et de poser cette question lancinante : la politique étrangère de l’Arménie peut-elle dépasser les limites des deux questions les plus importantes de son ordre du jour que sont le conflit du Haut-Karabakh et ses relations avec la Turquie ? Combien de temps encore pourra-t-elle demeurer otage du présent ? L’apparent confort du statu quo pèsera lourd en termes de survie politique. Et de formuler ce vœu que l’Arménie doit devenir non pas un objet, mais un sujet des relations internationales.
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Fermement convaincu que l’agenda de la politique étrangère arménienne ne peut se limiter à la question du Karabagh, l’auteur se veut également critique vis-à-vis de l’Europe et des États-Unis qui n’ont pas toujours joué en faveur du renforcement de la souveraineté nationale. C’est oublier que les communautés arméniennes de la Diaspora présentes et actives aussi bien en Iran qu’aux États-Unis ont un potentiel largement inexploité. Bref, autant de chances à sa portée pour susciter des alternatives géopolitiques porteuses de perspectives.