La guerre d’Algérie (1954-1962) a laissé des traces profondes et douloureuses dans les mémoires en France comme en Algérie. Si les choses ont changé depuis les années 1990, les batailles mémorielles, en partie encouragées par le piège de la repentance, n’ont pas dit leur dernier mot. Plutôt que de départager les torts dans cette concurrence des mémoires, qui contient aussi sa part évidente de calculs politiques, nous nous proposons ici, appuyés sur les travaux de Benjamin Stora, depuis La Gangrène et l’oubli (1991) jusqu’aux Guerres sans fin (2008), et sur la synthèse pédagogique récemment proposée par Jean Sévillia (Les vérités cachées de la guerre d’Algérie, 2018), d’analyser les raisons et les mécanismes de la construction mémorielle, tels qu’ils ont été mis en œuvre de part et d’autre de la Méditerranée dès le début de la guerre. Nous voudrions ainsi comprendre comment les aveuglements volontaires et involontaires, les trahisons et les comptes non soldés ont gangréné d’une manière singulière les mémoires de la guerre d’Algérie.
En France, dès la Toussaint rouge, série d’attentats par lesquels le FLN ouvre les hostilités le 1er novembre 1954, les autorités de la IVe République font le choix du déni. « L’Algérie, c’est la France » martèle alors François Mitterrand, ministre de l’Intérieur du gouvernement Mendès France, tendance radicale-socialiste, et qui partage avec le reste de la classe politique du moment la conviction que les revendications indépendantistes n’ont pas de légitimité au sein d’une Algérie départementalisée depuis 1848. Le gouvernement français redouble donc d’euphémismes pour désigner ce nouveau conflit colonial. On parle à demi-mot des « événements » et la réalité administrative des trois départements algériens permet de ne revendiquer au départ que de simples « opérations de police ». Plongée dans les impératifs nouveaux de la société de consommation qui s’élabore dans le cadre des Trente Glorieuses, la société française accepte avec une certaine complaisance le récit qu’on lui propose.
En France, déni, honte et trahison
L’année 1956, marquée par le recours au contingent, constitue cependant un tournant pour l’opinion publique française, forcée par le départ des jeunes en service militaire, à jeter un regard plus lucide sur le conflit. Certes, les tracts distribués par l’armée française à la population algérienne à travers le djebel évoquent des « opérations de pacification », jamais la guerre. Mais la sauvagerie des attentats commis par le FLN et les traumatismes d’une guerre qui s’enracine et s’enlaidit par le recours à la torture, dans l’un et l’autre camp, font tomber peu à peu les illusions du départ. Victoire militaire sur le terrain, puisqu’elle permet de démanteler en partie les cellules dirigeantes du FLN, dissimulées dans les ruelles de la casbah et de mettre un terme aux attentats aveugles qui terrorisent la capitale, la bataille d’Alger menée par le général Massu entre janvier et octobre 1957 est une défaite médiatique en France à cause de la torture pratiquée par certains officiers. La honte vient ajouter son réseau de complexité au nœud gordien des mémoires françaises de la guerre. En Métropole, la bataille idéologique fait rage : à l’image du couple sulfureux formé par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, les intellectuels de gauche dénoncent les compromissions de l’armée française, apportent leur soutien tacite ou explicite aux « porteurs de valise » et passent sous silence les crimes du FLN (massacre de Melouza, mutilations des adversaires, etc.).
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Porté au pouvoir, à la faveur du putsch d’Alger du 13 mai 1958, par l’armée et les pieds-noirs, largement favorables au maintien de l’Algérie française, de Gaulle choisit pourtant la voie du mensonge patriotique. « Je vous ai compris », assure-t-il à la foule franco-algérienne massée sur le forum d’Alger, alors même qu’il entrevoit déjà le principe d’une indépendance négociée. La semaine des barricades, le putsch des généraux au printemps 1961 et la création de l’OAS, multipliant les attentats contre les responsables politiques en Métropole, sont la rançon brutale du double langage gaulliste. La mémoire des pieds-noirs comme celle des anciens combattants d’Algérie se nourrira largement du sentiment de trahison. La précipitation ajoute encore aux rancœurs. En effet, alors que le pouvoir gaulliste fort d’une réussite militaire (le plan Challe parvient à écraser le FLN) et économique (le plan de Constantine) pouvait prendre le temps d’une indépendance loyalement négociée, il précipite les manœuvres politiques avec un interlocuteur dont il connaît la faible loyauté. Passés en hâte avec le FLN le 18 mars 1962, pour échapper à la pression internationale et redéployer l’énergie française dans la modernisation du pays, les accords d’Évian aboutissent à un cessez-le-feu illusoire et précaire. Victimes d’une double peine à travers les représailles sauvages du FLN, comme à Oran le 5 juillet 1962, qui s’ajoutent au dénuement de l’exil et à l’accueil indifférent qu’ils reçoivent en France, les pieds-noirs ravalent leur rancœur et nourriront désormais une mémoire concurrente des vérités de confort, officiellement proclamées et enseignées. Les décrets et lois d’amnistie promulguées à partir de 1962 pour disculper les responsables français civils et militaires coupables de crimes de guerre ou de torture priveront les mémoires blessées du secours de la justice. Benjamin Stora met bien en relief les motifs de cet oubli forcé : il s’agissait de tourner la page du sud pour avancer dans la construction de l’Europe, ouverte par le traité de Rome du 25 mars 1957, mais aussi de passer sous silence « la dégradation de la gloire nationale », la fin de la grande aventure coloniale, l’Algérie constituant, après l’Indochine en 1954 et les territoires de l’AOF et de l’AEF en 1958-1960, la dernière grande colonie française à prendre son indépendance. À cette politique consciente de l’oubli, il faut ajouter l’amnésie involontaire des combattants, soldats de métier et plus encore appelés, rentrés défaits, parfois honteux, souvent traumatisés par l’expérience d’une guerre longue et difficile qui les réduisit au silence.
Déni, honte et trahison, les ingrédients de la gangrène étaient rassemblés, dès 1962, pour faire de cette guerre « un passé qui ne passe pas »
En Algérie, élimination et falsification de l’histoire
En Algérie, le silence des mémoires s’établit autrement, par l’élimination des rivaux et la falsification de l’histoire. Dès 1954, le FLN, constitué au départ d’une poignée d’hommes, recourt à usage interne au principe du djihad. Les tracts de la Toussaint rouge, destinés avant tout à créer des vocations, proclament la nécessité de la guerre sainte face à l’occupant. Les morts de l’ALN gagneront le titre de martyrs comme en témoigne encore le monument éponyme érigé en 1982 au cœur d’Alger, participant à la construction d’une mémoire religieuse de la guerre. Au même moment pourtant, le FLN s’engage dans une lutte à mort avec son principal rival algérien, le MNA de Messali Hadj, pionnier de la lutte indépendantiste. Parce qu’ils refusent l’impôt révolutionnaire et parce que l’enjeu du pouvoir est grand, les messalistes sont victimes d’une élimination systématique par les membres du FLN. La reconstruction, après la guerre, d’une mémoire unitaire, s’efforcera d’étouffer la réalité de cette guerre civile entre le FLN et le MNA. Parvenu, par une violence extrême, à la tête de la jeune Algérie indépendante à partir de juillet 1962, le FLN ne pratique pas d’amnistie, mais réécrit l’histoire de la guerre, la falsifie. Il s’impose comme l’acteur unique de la résistance anticoloniale. Un autre front interne ajoute à la complexité du conflit et de sa mémoire du côté algérien : les 400 000 harkis, supplétifs algériens recrutés peu à peu, entre 1954 et 1962, par l’armée française. Contre eux aussi, le FLN engage une lutte à mort qui se poursuit au-delà du cessez-le-feu du 19 mars, par le massacre d’une centaine de milliers d’entre eux en 1962-1963. Toute trace de guerre civile entre Algériens est ainsi effacée au profit d’une « histoire officielle », largement idéalisée et réécrite par le FLN au pouvoir comme un mythe national et religieux : le peuple algérien uni dans sa lutte révolutionnaire contre l’occupant, accusé d’avoir mené une guerre d’extermination qui aurait fait jusqu’à 1,5 million de morts quand la réalité se situe autour de 250 000 ; les morts du FLN célébrés comme les martyrs d’un nouveau djihad.
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Conclusion : En France comme en Algérie, les mémoires blessées de la guerre prennent donc racine dans les détours complexes du conflit : elles s’alimentent des traumatismes de la violence et plus encore des choix politiques, des complaisances partagées, des réécritures de l’histoire ou encore de l’absence de justice. L’historien ne peut pas tout, mais à l’appui de l’État qui assume autant que possible son devoir de mémoire, se gardant des pièges de l’oubli comme de la repentance, le travail d’analyse historique peut restituer à chacun, de façon objective et sans doute libératrice, la complexité des faits historiques.