Il n’y a pas que les États-Unis et la France. Comme nous l’avons déjà prouvé à nos lecteurs (entretiens avec Lucio Caracciolo, Bernard Witz, Nayef R. F. Al-Rodhan), la géopolitique s’épanouit à travers le monde entier. Ainsi il existe en Iran une véritable école de géopolitique dont le représentant le plus connu est le professeur Mohammad-Reza Hafeznia. Il n’accorde qu’exceptionnellement des entretiens à des revues étrangères. Il a accepté de le faire pour vous.
Conflits : Pouvez-vous nous expliquer vos études et comment vous vous êtes intéressé à la géopolitique ?
Mohammad-Reza Hafeznia : En 1977, j’ai obtenu ma licence en géographie physique avec la meilleure moyenne à la Teacher Training University (actuelle université Kharezmi) à Téhéran. Au même moment, j’avais l’intention de suivre mes études en droit ou en relations internationales à l’université de Beckley (en Virginie occidentale aux États-Unis) mais à cause de la situation politique de l’époque, je n’y suis pas parvenu. En 1981, l’université de Tarbiat Modares a été inaugurée à Téhéran. En 1984, j’y suis entré, après examen, en géographie humaine, puis en géographie politique. En 1990, j’ai soutenu ma thèse sur « le rôle stratégique du détroit d’Ormuz » sous la direction du Dr Ezati. La même année, j’ai débuté mon travail au département de géographie de la même université au titre d’assistant professeur.
Mon orientation vers la géographie politique et la géopolitique avait plusieurs causes.
– Des motifs personnels sous l’influence de la situation politique marquée par la volonté d’indépendance de la société iranienne après la Révolution Islamique (1979).
– Mes expériences personnelles en tant que préfet et gouverneur entre 1981 et 1984.
– La guerre de l’Irak contre l’Iran et la nécessité de la défense nationale devant l’invasion irakienne.
– La possibilité de suivre mes études en Iran en géographie politique en présence de professeurs de très haut niveau.
Conflits : L’Iran possède une riche école de géopolitique. Comment l’expliquez-vous ? Cette école possède-t-elle des spécificités ?
Mohammad-Reza Hafeznia : C’est exact. La géographie politique et les études géopolitiques sont très dynamiques dans différentes universités, surtout au niveau de la maîtrise et du doctorat. En outre, l’« Association géopolitique » est l’une des associations scientifiques les plus actives du pays et publie régulièrement la revue Trimestriel scientifique de géopolitique (www.iag.ir/journal) dont je suis le rédacteur en chef.
Mais c’est un phénomène récent. Les études de géographie politique et de géopolitique ont débuté en 1987 à l’université Tarbiat Modares qui a commencé à inscrire des doctorants. Moi-même, j’ai été le premier doctorant et le premier diplômé (PHD) de ces disciplines (1990).
Le caractère et l’approche principale du pôle de géographie politique de l’université Tarbiat Modares, dont je suis directeur, résident en ceci : la géopolitique est une branche de la géographie politique, elle procède d’une démarche scientifique et épistémologique (nous ne croyons pas qu’elle se réduise à la production des think tanks). Par ailleurs, nous croyons que la géopolitique doit avoir une visée humaniste.
Conflits : Votre premier travail concerne le détroit d’Ormuz. Pourquoi ce choix ?
Mohammad-Reza Hafeznia : J’ai cherché à comprendre le fonctionnement stratégique des détroits internationaux en tant que reliefs géographiques particuliers. Commencer par Ormuz, l’un des plus importants pour l’Iran et le monde, était logique.
Ce détroit présente deux aspects contradictoires. Il peut engendrer des problèmes pour l’Iran ainsi que pour d’autres pays, et en même temps il peut générer la paix et la coopération. Cela dépend des politiques et diplomates. Le destin de milliards d’hommes à travers le monde dépend du détroit d’Ormuz. S’y croisent les destins des citoyens du monde ainsi que ceux des pays producteurs et consommateurs d’énergie. Ce détroit doit être mis au service de la paix, de la sécurité et de la convergence entre les hommes, les États et les pays de la région comme du monde.
L’Iran considère ce détroit comme un facteur de puissance et de contrôle ainsi que comme un outil pour avancer ses politiques, mais depuis un certain temps le regard des dirigeants iraniens a évolué dans le sens que j’ai évoqué plus haut, le souci de paix et de coopération.
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Conflits : Quels sont les principaux axes de vos travaux scientifiques ?
Mohammad-Reza Hafeznia : D’abord, il faut regarder la géopolitique comme une discipline scientifique fondée sur des idées, des principes, des lois, des théories, des méthodes et un vaste domaine de connaissances.
La planification politique de l’espace global doit s’appuyer sur la participation et la démocratie internationale en tant que système remplaçant l’ONU pour la gestion optimale des affaires mondiales et régionales. Ce modèle alternatif à l’ONU, je l’ai évoqué dès 1999 dans un article et en 2004, puis je l’ai présenté à la « Conférence internationale de l’Éducation de la Paix » à l’université Rajasthan en Inde.
Il faut croire en une véritable « philosophie géographique » pour les États et pour la démocratie. La démocratie et le droit à l’autodétermination sont des droits naturels qui ont un pendant géographique. Selon ces droits légitimes, les citoyens créent et planifient le système politique de leur choix dans l’espace géographique (à toutes les échelles, locales, nationales, régionales et globales). La gestion optimale des affaires publiques des lieux et des espaces, la satisfaction des besoins matériels et spirituels des citoyens qui y résident, leur sécurité, leur confort, l’entretien de bonnes relations avec d’autres espaces géographiques sont des missions de ces systèmes politiques. Donc gouverner n’est pas le fait d’une puissance dominante, comme les hommes politiques et les juristes le pensent et le justifient.
Conflits : Votre approche géopolitique repose sur la « géopolitique humaniste ». Pouvez-vous nous l’expliquer ?
Mohammad-Reza Hafeznia : Je crois que les théories, la science et le savoir géopolitique doivent être utilisés pour servir aux humains, à l’humanité, à leurs intérêts. C’est-à-dire pour la promotion et la sauvegarde de la paix, de la sécurité, du progrès, du développement, de la satisfaction des besoins matériels et spirituels de la société.
La géopolitique humaniste ne se situe ni pour les États ni contre eux. Elle est pour les États tant que leurs politiques génèrent ces bienfaits. Bien sûr, la géopolitique humaniste n’apprécie guère la guerre, l’hégémonie, l’injustice géographique, la destruction ou la dégradation des habitats et de la nature, la pauvreté, la colonisation et l’exploitation, les inégalités sociales, l’oppression… Le géopoliticien humaniste ne met pas son savoir scientifique à la disposition des États, des politiques ni des décideurs et des institutions de pouvoir, sauf s’il s’assure que son savoir-faire sera utilisé dans le sens des intérêts communs de tous les citoyens et des peuples et permettra de défendre les droits et les intérêts des groupes minoritaires contre l’oppression des États ou des groupes majoritaires.
Conflits : Vous vous intéressez à la notion d’échelle en géopolitique (locale, nationale, globale). Yves Lacoste est lui aussi très attaché à cet aspect. Cette approche conforte la dimension géographique de la géopolitique. D’où vient cet attachement aux échelles ?
Mohammad-Reza Hafeznia : Je reconnais la géopolitique comme une science qui étudie la pensée et la pratique de territorialisation ainsi que l’action des hommes et des pouvoirs pour valoriser les territoires. Néanmoins la géopolitique ne se limite pas au domaine des relations internationales, elle est pertinente à toutes les échelles. Les études géopolitiques partent du territoire que constitue la maison familiale et se prolongent à tous les autres niveaux : le quartier, l’habitat collectif (villages et villes), le local, la région, le pays, le continent et la terre. Les thèses et les théories scientifiques produites de cette façon pourront être généralisées à toutes les échelles. Dans cette perspective, tous les hommes, groupes, sociétés, peuples, organisations et institutions sont considérés comme des êtres géopolitiques car ils possèdent la notion de territoire et la volonté de progresser au sein du système concerné.
J’insiste sur la dimension géographique de la géopolitique car le territoire est par nature un sujet géographique et les humains, qui possèdent l’intelligence spatiale, croient profondément aux valeurs cachées dans les lieux et espaces géographiques ; c’est là que se joue leur vie et leur survie.
Conflits : Vous avez défini il y a une dizaine d’années un ensemble de 87 facteurs pour évaluer la puissance des nations. Pouvez-vous nous expliquer votre approche ? Dans votre classement, les États-Unis se trouvaient au premier rang, la Russie et la Chine les suivaient, la Grande-Bretagne, le Japon, l’Allemagne et la France se trouvaient ensuite côte à côte.
Mohammad-Reza Hafeznia : Pour évaluer la puissance des nations, du point de vue technique, il fallait élaborer une matrice comportant les variables matérielles et quantitatives qui les affectent. La base de travail en a été l’idée que j’ai élaborée selon laquelle il existe neuf dimensions de la puissance (économique, politique, culturelle, sociale, territoriale, militaire, scientifique et technologique, transfrontalière, et enfin un résidu spécial). 280 variables de ces dimensions ont été sélectionnées parce qu’elles étaient universelles et qu’elles présentaient une nature quantitative ; puis en utilisant des analyses statistiques, nous les avons réduites à 150 variables et, après le dernier dépistage, à 87 variables significatives. L’élaboration a été faite à travers 13 étapes d’opérations d’analyses statistiques et non statistiques. Ce modèle peut aussi bien évaluer la puissance des espaces locaux que nationaux. Son défaut est de ne pas prendre en compte les variables qualitatives et spirituelles. Elles sont très importantes et j’espère pouvoir à l’avenir corriger ce point.
Le classement des pays que vous signalez concerne des données antérieures à 2005. Comme vous savez, le classement des pays est un phénomène dynamique et variable, il s’est sans doute modifié.
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Conflits : Vous avez également travaillé sur la géopolitique du chiisme. Comment qualifieriez-vous ce concept ? Comment se concrétise-t-il ?
Mohammad-Reza Hafeznia : L’un de mes brillants étudiants, le Dr Seyed Abas Ahmadi, actuel chef du département de la géographie politique à l’université de Téhéran, a soutenu sa thèse de doctorat (sous ma direction) sur ce sujet. Cette notion est utilisable pour une structure humaine, une société religieuse particulière qui s’approprie l’identité chiite dans le monde. Elle pourrait être généralisée et utilisée pour d’autres structures humaines et religieuses (sunnite, géopolitique catholique…). Il s’agit d’une géopolitique des structures humaines (religieuse, culturelle, ethnique, politique, de classe…).
La géopolitique du chiisme représente l’effort de la structure humaine « chiisme » pour s’approprier du territoire, affirmer son identité, renforcer sa cohérence et réclamer son statut dans le système religieux et dans l’ordre de puissance à l’échelle régionale et globale. Le chiisme, appuyé sur la position de leadership de l’Iran, a pu profiter de fructueuses opportunités, ce qui a intrigué la sensibilité des structures concurrentes, parfois même provoqué de vives réactions de leur part. Il me semble que le chiisme continuera son effort politique jusqu’à acquérir son statut naturel au Moyen-Orient et au Sud-Ouest de l’Asie.
Conflits : Si vous vouliez caractériser l’identité iranienne, que diriez-vous ? Voyez-vous des tendances sous-jacentes de la géopolitique de votre pays depuis la Perse ancienne jusqu’à aujourd’hui ?
Mohammad-Reza Hafeznia : L’identité iranienne se compose de l’Iran et de l’islam. D’un côté, la géographie et l’histoire de l’Iran, de l’autre côté, l’islam version chiite. La plupart des Iraniens ont conscience qu’ils habitent le même lieu, l’Iran, et qu’il est différent de tous les autres, ils connaissent leur culture et cette longue histoire politique tumultueuse à laquelle ils s’identifient. D’autre part, ils se considèrent comme des musulmans chiites.
Les Iraniens sont fiers, comme d’autres peuples, de leur histoire ancienne et souhaitent le retour de ces périodes de gloire, de puissance, d’honneur. Surtout, tenez compte de la pression des puissances étrangères et de l’effondrement du pouvoir politique de ce pays durant les deux siècles écoulés, voyez la position géopolitique de « tampon » où l’Iran se trouve aujourd’hui et sa place inférieure dans le système de puissance mondial. Voilà qui fortifie la nostalgie des Iraniens envers leur passé historique glorieux, surtout envers la période des Achéménides, les souverains perses.
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Conflits : Que signifient le Nord, l’Est, le Sud et l’Ouest pour votre pays. Représentent-ils des menaces ou des opportunités ?
Mohammad-Reza Hafeznia : Dans la culture politique iranienne, le Nord, l’Est, le Sud et l’Ouest sont tous des étrangers qui n’inspirent guère confiance. Trois d’entre eux sont considérés comme facteurs de l’écrasement de la puissance iranienne : l’Occident, l’Est et le Nord. Donc ils sont menaçants. En même temps, dans la structure géopolitique du monde, ils sont considérés de façon différente par les autorités et par les citoyens.
Au niveau étatique, il y a un regard positif sur les pays du Sud (islamiques, africains, asiatiques, non alignés, en développement…). Concernant l’Est et l’Occident, en tant que pays développés mais dominants, il y a une contradiction ; il y a de la haine mais aussi l’envie de coopérer. La haine envers les politiques de l’Est et de l’Ouest, mais l’envie envers leurs civilisations, leurs sciences et technologies ainsi que certaines valeurs de leur vie. Pour le gouvernement, l’Est, surtout la Russie et la Chine, constitue des opportunités à saisir d’une façon tactique, tandis que l’Occident est une véritable menace. Dans la situation actuelle, on observe au niveau du gouvernement iranien, mais aussi au niveau de la société civile, l’idée que la décrispation et la promotion des coopérations avec tous les points cardinaux sont indispensables.
Les réponses ont été traduites du persan par le docteur Syrus Ahmadi, assitant professeur de géographie politique à l’université de Tarbiat Modares (Téhéran).
Bibliographie succincte
La plupart des ouvrages de M. R. Hafezmia sont publiés en persan. Le lecteur en trouvera la liste sur le site de l’université de Tarbiat Modares (http://www.modares.ac.ir/). Il trouvera aussi sur Internet des articles rédigés en anglais.
Parmi les ouvrages en anglais :
Research Methodology in Humanities, Gora Publications, Lahore, 1996,
The Theory of Asian Unity, Gora Ed., 1995,
Tarbiat Modares University, political geographe, Geopolitics, Fidel Ed., 2011.