Aujourd’hui relativement méconnu, Isaiah Bowman (1878-1950) fut pourtant l’un des géographes les plus influents de la première moitié du XXe siècle. Éminence grise de Wilson et plus encore de Roosevelt, son ombre plane sur toute la politique étrangère des États-Unis durant cette période qui a vu émerger la superpuissance américaine.
Issu d’une famille modeste de Detroit, Bowman est formé à la géographie à l’université de Harvard par le pionnier de la géomorphologie William Morris Davis (1850-1935), avant de devenir à son tour professeur, à Yale, de 1905 à 1915.
Il fait partie de cette génération de géographes, typiques du xixe siècle, qui lient intimement leurs activités académiques avec de fréquentes expéditions d’exploration sur le terrain. À l’instar de son homologue britannique Halford Mackinder (1861-1947) qui réalisa la première ascension du mont Kenya en 1899, Bowman se fait ainsi connaître de ses contemporains au début du xxe siècle par ses expéditions dans l’Amérique andine, prenant notamment part à la découverte du Machu Picchu en 1911.
Le prestige ainsi acquis lui permet de briguer et d’obtenir, en 1915, la présidence de la très select mais un peu poussiéreuse Société américaine de géographie de New York. À sa tête, durant 15 ans, il lui donne une seconde jeunesse et en fait un outil d’encadrement, d’orientation et de promotion de la recherche géographique aux États-Unis. De ce poste qu’il a su rendre stratégique, il accorde une attention particulière à la diffusion des résultats de la recherche géographique en direction du grand public mais aussi des décideurs économiques et politiques. En 1935, il redevient professeur, à l’université John Hopkins de Baltimore, dont il occupe également la présidence jusqu’à sa retraite en 1948, deux ans avant sa mort d’une crise cardiaque.
1918 : l’entrée en politique d’un géographe
S’il publie d’abord des ouvrages de géographie physique et régionale, Bowman est bientôt amené par les aléas de l’histoire, comme nombre de ses collègues européens, à s’intéresser à la géographie politique. En sa qualité de président de la Société américaine de géographie, il est en effet de plus en plus régulièrement sollicité par la Maison-Blanche et le Département d’État en quête de documentation et d’analyses rigoureuses relatives à la situation internationale.
C’est ainsi que Bowman se retrouve embarqué, en tant que responsable de la cartographie, au sein de la délégation américaine conduite par Woodrow Wilson pour négocier le traité de Versailles en 1918.
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À son retour sur la côte est, Bowman n’abandonne pas les problématiques de géographie politique auxquelles la guerre l’a conduit à s’intéresser. De sa récente expérience diplomatique, Bowman tire en 1920 un livre vite devenu un best-seller, Le Nouveau Monde, sous-titré « Problèmes de géographie politique ». Il s’agit d’un tableau géopolitique du monde de l’après-Première Guerre mondiale qui se voit rapidement gratifié des honneurs d’une traduction française préfacée par Jean Brunhes (1869-1930), alors professeur de géographie humaine au Collège de France. Pour asseoir un peu plus son influence, Bowman fonde en 1921, avec la complicité de l’avocat Elihu Root (1845-1937), un think tank, le Conseil des relations extérieures, dont l’aura croît rapidement à Washington, notamment en raison du périodique qu’il édite, Foreign Affairs, qui s’impose bientôt comme la référence qu’il est demeuré jusqu’à nos jours.
La critique de la Geopolitik
En raison de l’influence qu’on lui a prêtée sur les négociations de Versailles, et plus particulièrement dans le tracé des nouvelles frontières polonaises, Bowman n’est pas en odeur de sainteté du côté des Geopolitiker allemands de l’entre-deux-guerres qui ne se privent pas d’égratigner ses écrits. Loin de subir passivement leurs attaques, il entreprend au contraire de réfuter leurs critiques.
À l’instar de Jacques Ancel (1882-1943) en France, Bowman devient ainsi aux États-Unis le principal pourfendeur des thèses de Karl Haushofer (1869-1946) et de ses disciples qui prétendent, au nom des lois géographiques qu’ils élaborent, redessiner les frontières allemandes. Dans un article resté fameux de 1942, Bowman oppose « Géographie et géopolitique », critiquant la seconde pour mieux se revendiquer de la première : « La géopolitique présente une vision déformée des relations historiques, politiques et géographiques du monde et de ses parties. Ses arguments, tels que développés en Allemagne, sont faits pour préparer l’agression germanique. » Là où la géographie politique dont se revendique Bowman apporte au décideur, qui reste in fine le seul maître, des éléments d’information propres à nourrir sa réflexion et à fonder son action en raison, la géopolitique prétend au contraire expliquer la politique par la géographie, ce qui revient à nier toute autonomie au politique.
On reconnaît dans une telle prise de position l’influence du « possibilisme » alors en vogue dans la géographie française, en guerre ouverte elle aussi contre le « déterminisme » qu’elle prête, non sans une certaine approximation, à sa rivale germanique.
L’homme de Roosevelt
L’influence politique de Bowman, déjà forte auprès de Wilson, atteint son apogée sous la présidence de Franklin D. Roosevelt dont il est l’un des conseillers les plus influents. Il fut en effet chargé par le Président de réfléchir à ce qu’on appelait alors le projet M (pour « migration »), soit la planification du déplacement de millions de personnes à l’échelle planétaire afin d’« homogénéiser » les États européens et d’éviter l’émergence de nouvelles tensions interethniques.
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Fin connaisseur de l’Amérique latine dont on a vu qu’il avait exploré certaines des régions, Bowman fut plus précisément chargé par Roosevelt en 1938, à la suite de l’échec de la conférence d’Évian sur le sauvetage des Juifs d’Europe persécutés, de réfléchir à la possibilité de déplacer ceux-ci, et d’autres minorités martyrisées, dans des zones de faible densité de cette partie du monde. L’idée n’était pas tant, sur le modèle sioniste, de créer un regroupement et encore moins un État juif aux Amériques, que d’éparpiller les Juifs en une multitude de petites communautés rurales isolées. Implantées dans des régions peu peuplées comme la vallée de l’Orénoque, celles-ci n’auraient pas suscité l’ire des autochtones, d’autant plus qu’elles vivraient comme eux du travail de la terre. Tout en menant les études préalables au projet commandées par Roosevelt, Bowman ne manqua pas de faire part de ses réserves quant à cette solution qui ne vit finalement pas le jour.
Par ailleurs, et dès 1942, Roosevelt intègre Bowman à un comité d’experts chargés de penser à la réorganisation du monde de l’après-guerre. Nommé conseiller spécial du secrétaire d’État Edward Stettinius (1900-1949), Bowman est à ses côtés lorsque celui-ci rencontre Churchill à Londres en 1944, mais aussi lors des sommets de Dumbarton Oaks (1944) et San Francisco (1945) qui donneront naissance à l’Organisation des Nations unies dont certains témoins ont affirmé qu’il fut, dans l’ombre, l’un des plus influents architectes.
Auteur de la biographie de référence de Bowman, qu’il a largement contribué à sortir de l’oubli, le géographe marxiste Neil Smith (1954-2012) voit en lui rien moins que l’inspirateur de l’impérialisme américain global de l’après-doctrine Monroe. À l’en croire, Bowman « ne fut pas seulement le fils du siècle américain, mais bien l’un des principaux architectes de sa géographie ». Comme ses adversaires allemands, il mit en effet sa science géographique au service des intérêts supposés de son pays.
Orientation bibliographique
Isaiah Bowman, Le Monde nouveau, tableau général de géographie politique universelle, Payot, 1928.
Georges Prévélakis, « Isaiah Bowman, adversaire de la géopolitique », in Espace géographique, n° 23, 1994.
Greg Robinson, « Le Projet M de Franklin D. Roosevelt : construire un monde meilleur grâce à la science… des races », in Critique internationale, n° 27, 2005.
Neil Smith, American Empire. Roosevelt’s Geographer and the Prelude to Globalization, University of California Press, 2003.