Les médias occidentaux sont obnubilés par les postures antioccidentales de l’Iran depuis la révolution islamique de 1979 et par sa volonté supposée de se doter de l’arme nucléaire. Les relations de l’Iran avec la Russie, comme avec la Chine, sont ainsi un peu la face cachée de la politique extérieure iranienne, et s’en sont trouvées complètement occultées, jusqu’aux projets de (re)constitution de l’Eurasie pour la Russie et de la route de la soie terrestre pour la Chine.
Les liens avec la Chine sont attestés par les relations entre les Parthes et les Chinois puis par l’existence de la route de la soie qui traversait, à partir du IIe siècle avant J.-C., tout le nord de la Perse, et fut un vecteur d’échanges de toute nature. La Perse, la Chine et une grande partie de la Russie furent même brièvement unifiées par les Mongols entre 1227 et 1259, avant que leur empire n’éclate.
Ensuite les relations avec la Chine se réduisirent. Avec la Russie, elles devinrent de plus en plus difficiles, Moscou enlevant à la Perse de nombreux territoires au XIXe siècle (voir carte page 47). En 1920, les communistes encouragent la création d’une éphémère République du Gilan dans le Nord du pays ; en 1945 et 1946, Staline tente encore d’arracher l’Azerbaïdjan et le Kurdistan à la Perse devenue Iran. Ces menaces conduisent l’Iran à se tourner vers l’alliance occidentale et à adhérer au pacte de Bagdad.
L’Iran en quête de nouveaux partenaires
La logique géopolitique contemporaine de ces dernières décennies a rapproché l’Iran de la Russie et de la Chine. Rompant avec les États-Unis, se sentant menacé d’un encerclement par les puissances sunnites dont beaucoup lui sont hostiles, traumatisé par son isolement lors de la guerre avec l’Irak, Téhéran adopte une politique étrangère « anti-hégémonique », neutraliste et tiers-mondiste.
Ainsi l’Iran s’oppose principalement aux États-Unis, influents dans le golfe Persique, qui seraient opposés à l’accession au rang de puissance internationale de l’Iran.
Par ailleurs, il entend parler au nom des pays du Sud, refusant le Consensus de Washington (1) et militant pour une planète multipolaire. Cet engagement se traduit par une position éminente au sein du mouvement des non-alignés dont Téhéran est devenu le siège depuis 2012 et dont Hassan Rohani est l’actuel secrétaire général.
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Ces postures ont conduit l’Iran à se rapprocher du voisin russe et de la Chine qui s’inscrivent eux aussi dans une contestation de l’ordre mondial actuel ainsi que dans une remise en cause d’un hégémonisme américain perçu comme dynamique et menaçant…
Vers un « nouvel empire mongol » ?
Par suite, les relations entre les trois États n’ont fait que s’intensifier en raison de nombreux intérêts communs (sentiment d’encerclement par les États-Unis, lutte contre le terrorisme d’inspiration djihadiste et contre les trafics de drogue en général et l’héroïne en particulier).
L’Iran est ainsi devenu, ces dernières années, un partenaire privilégié de la Russie, dans le cadre d’un partenariat de coopération militaire de 2001 renforcé début 2015, pour les achats d’armement (ainsi les missiles antiaériens perfectionnés S-300 dont Moscou vient de débloquer la livraison), le nucléaire civil (construction de la centrale de Bouchehr), le secteur gazier. Plus récemment, en mars 2015, à la suite de l’embargo russe sur les produits agricoles européens, l’Iran et la Russie ont signé un contrat important favorisant les exportations iraniennes en produits halieutiques et laitiers ainsi que les transferts financiers.
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Parallèlement, les relations économiques entre l’Iran et la Chine se sont fortement développées depuis 2004. Malgré les pressions, Pékin n’applique pas les sanctions édictées par l’ONU. La Chine est ainsi devenue depuis le début de la décennie le premier partenaire économique de l’Iran (l’Union européenne, longtemps première, étant tombée à la quatrième place) ; elle en importe surtout des hydrocarbures (50 % du pétrole iranien exporté) et des produits pétrochimiques. Les échanges qui atteignaient 30 milliards de dollars en 2010, dépassent désormais les 40 milliards avec pour objectif les 100 milliards par an.
De même, alors que l’Iran a des positions très proches de celles formulées par les BRICS et qu’il existe une collusion des organes de presse iraniens, russes et chinois, ce pays est devenu observateur à l’Organisation de coopération de Shanghai (où siègent déjà Pékin et Moscou) en 2005 et pourrait en devenir membre à part entière lors du sommet d’Oufa en juillet 2015. Enfin récemment, le 3 avril 2015, l’Iran a adhéré comme membre fondateur à l’initiative chinoise de banque asiatique d’investissement, l’Asian Infrastructure Investment Bank, à laquelle les États-Unis et le Japon ont refusé d’adhérer…
Ainsi semble se dessiner un axe Moscou-Téhéran-Pékin que Thomas Flichy de La Neuville a qualifié de « nouvel empire mongol (2) » et que Zbigniew Brzezinski pressentait dès les années 1990.
Une entité improbable…
Les trois pays, travaillés par un sentiment national aigu, sont loin d’avoir des dimensions géographique et humaine comparables. Ils éprouvent par ailleurs une nécessité absolue de s’ouvrir sur les États occidentaux qui représentent une demande solvable et sont pourvoyeurs de capitaux et de technologies… Leur capacité à se dresser contre « l’hégémonie » est donc limitée et inégale.
Ils ont aussi des intérêts qui peuvent se révéler divergents. Chacun ambitionne, à l’échelle du continent asiatique, une place stratégique qui, si elle est géographiquement complémentaire, est aussi concurrente de celle de ses deux partenaires. Cette divergence des intérêts ne peut donc que nourrir arrière-pensées et soupçons, concrétisés par les positions ambivalentes de la Chine et de la Russie, hier lors du conflit irako-iranien, aujourd’hui sur le nucléaire iranien. La Russie, en particulier, peut-elle sincèrement souhaiter que Téhéran se dote de l’arme atomique ? En revanche, les contentieux du passé ont perdu une partie de leur signification puisque les deux pays n’ont plus de frontière terrestre depuis l’éclatement de l’URSS. Il n’y a pas non plus, pour l’instant, de lutte d’influence en Asie centrale, même au Tadjikistan de culture iranienne. Ici la rivalité concerne Moscou et Pékin.
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Enfin ces pays ont peu de choses en commun sur les plans culturels et idéologiques. Leurs systèmes sociaux n’ont rien de comparables.
Au total, l’Iran, la Chine et la Russie partagent incontestablement une vision du monde divergente de celle véhiculée par l’Occident, alors que leur proximité géographique autorise la mise en œuvre de complémentarités économiques et de connivences stratégiques. Mais ils possèdent des particularismes irréductibles qui, s’ils ne sont pas des obstacles à un rapprochement inévitable, les empêchent d’être trop fusionnels. L’Iran a ainsi son propre projet géopolitique de devenir une puissance régionale dont l’influence s’étendrait à la fois au Moyen-Orient et en Asie centrale afin de cesser d’être « une puissance confinée ». Ce projet passe à moyen terme par de meilleures relations avec l’Occident et aussi avec la Turquie, clé du monde turcophone.
Même si sa réalisation, vaste programme, exigera non seulement une normalisation du pouvoir iranien mais aussi une pacification régionale actuellement hors de portée, la remarquable diplomatie iranienne, qui passe pour ne jamais être aussi bonne que lorsqu’elle opère au bord du précipice, y travaille…
- On appelle ainsi les principes des politiques libérales encouragées par le FMI : déréglementation, privatisations, ouverture, rigueur budgétaire…
- Thomas Flichy de La Neuville, Chine, Iran, Russie, un nouvel empire mongol ? Lavauzelle, 2013.