De nombreux observateurs politiques européens se plaisaient à voir dans le Portugal une « exception », l’un des derniers miraculeux bastions de la gauche européenne et l’un des rares pays à ne pas connaître d’effervescence populiste. Pourtant, les dernières élections et l’actualité laissent présumer la montée en puissance d’une nouvelle force politique à la droite du peuple : André Ventura et son parti « Chega ! »
À la droite du peuple ou populaire à droite, « Chega » (littéralement « assez ! ») est un nouveau parti de moins d’un an d’existence qui change une partie de la donne politique. L’émergence au Portugal d’un mouvement populiste classé à l’extrême droite a de quoi perturber les analyses de la politique lusitanienne. Et pour cause, le petit pays ibérique n’avait plus connu de parti conservateur majeur depuis la fin de la dictature salazariste. Depuis 1974 et la révolution des œillets, le paysage politique portugais s’était reconstruit autour de nouveaux partis. Le Parti social-démocrate, le Parti socialiste et le Parti communiste étaient les trois principales, sinon les seules, organisations à se partager le pouvoir. Depuis plus de quarante ans, on assiste à une incessante alternance entre un parti socialiste à tendance social-démocrate et un parti social-démocrate à tendance social-libéral. Au centre du jeu, une extrême gauche élevée. Un demi-siècle de régime autoritaire, conservateur et nationaliste, ne suffit pas à éteindre les velléités communistes au Portugal. Aux dernières élections législatives, le score cumulé du Parti communiste et du Bloco de Esquerda (Bloc de Gauche) dépassait encore les 16% des suffrages. Quant à la droite portugaise, elle n’existe qu’au travers du petit parti populaire et chrétien-démocrate, le CDS-PP, qui atteint péniblement les 5%.
Cet échiquier politique, beaucoup au-delà des Pyrénées le vantaient comme une exception. Pas de populisme, ni extrême droite ni droite extrême, pas même d’euro-scepticisme ; une république miraculeuse pour les politistes et intellectuels français. Pourtant, le « miracle politique » portugais est menacé par l’apparition d’un nouveau parti. Chega! est-il le dernier né des perturbateurs populistes européens ?
Une rhétorique populiste, un parti populaire ?
À première vue, les élections législatives de 2019 n’avaient rien de très détonnant. Le Premier ministre socialiste Antonio Costa était réélu avec un haut score de 36,34%. Seule opposition, le Partido Social-Democrata en obtenait 27,26% des suffrages. Mais entre ces deux scores, d’autres furent particulièrement remarqués. Ce fut le cas des animalistes, qui entrèrent au Parlement avec quatre députés, le parti libéral qui obtint un député et le tout jeune parti Chega! qui, avec 1,29% des suffrages, rentre dans « l’Assemblée de la République » avec un siège. Le siège est attribué à l’extrême-droite de l’hémicycle. Mais qu’en est-il des idées défendues ? Le parti se présente lui-même comme un mouvement « anti-système », démocrate, conservateur et nationaliste. Sa création est motivée par l’envie de « faire de la politique autrement ». Le peuple est au cœur de la rhétorique de Chega! dont le nom sonne le glas d’un système politique qu’il accuse de corruption. Particulièrement virulent avec les autres élus et différents partis politiques, le jeune parti pointe l’inaction de l’élite politique et se démarque par des prises de position polémiques et tranchées. À sa création, en mai 2019, c’est avec la volonté d’inscrire dans la loi la castration des pédophiles qu’il se fit d’abord remarquer. Vinrent ensuite la défense d’une nouvelle république, de l’arrêt de l’immigration, de la diminution de l’enseignement public et de la suppression de l’impôt progressif. Un méli-mélo de propositions libérales, d’ambitions nationalistes et d’un populisme revendiqué, notamment au travers du « dégagisme » arboré comme la première des revendications. Un mouvement pour la limitation de l’État dans l’économie, mais pour son renforcement dans ses missions régaliennes. Une lutte contre la délinquance et la corruption. Un appel au peuple coloré de patriotisme. Un parti qui n’est pas sans rappeler les ambitions, outre-Atlantique, de son homologue brésilien : « l’Alliance pour le Brésil » de Bolsonaro, à l’ascension fulgurante.
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Alors le petit parti populiste portugais a-t-il ses chances, lui aussi, de créer la surprise et d’accéder au pouvoir dans la Patrie de Camões ?
Si ses résultats électoraux restent modestes, plusieurs sondages attestent une progression dans l’opinion publique. Récemment, un institut le donnait à plus de 8%, « si les élections avaient lieu aujourd’hui. » Une progression et surtout un enracinement pour un nouveau parti qui dépasse désormais la droite chrétienne-démocrate et les animalistes et talonne le Parti communiste portugais. Ce soutien croissant, Chega! le trouve à la fois dans une part de la gauche déçue, dans la droite qui n’osait plus s’assumer et dans une extrême-droite qui n’osait plus exister. Le nouveau populisme portugais s’installe donc sur les ruines d’une droite décomposée. Il peut jouer également d’une forte abstention, en moyenne autour de 45%. Toute la stratégie franche et anti-élites vise justement à fédérer parmi les électeurs abstentionnistes ceux qui ne croient plus dans la politique parlementaire lisboète. Le parti enregistre ses meilleurs résultats dans les territoires les plus éloignés des grandes métropoles et centres dynamiques et touristiques du pays, comme dans la région de Portalegre ou de Guarda, par exemple. Une ambition de défendre un Portugal périphérique, silencieux et populaire. L’accent nationaliste devrait permettre de mobiliser l’orgueil d’un peuple fier et attaché à son identité. « Football, Fatima, Fado », le triptyque de l’Estado Novo est encore d’actualité dans un pan de la société que cherche à convaincre un parti nationaliste, catholique et populaire. Une analyse qui concorde avec les acerbes commentaires des journalistes qui, comme dans les colonnes du quotidien Público, expliquent que ce parti « a réveillé les nostalgiques de l’État nouveau, les chroniqueurs de café du commerce et les lâches des réseaux sociaux. »
Des positions et une ascension dans les sondages qui ne sont pas sans rappeler le cas du récent parti populiste voisin : « Vox », le mouvement à la droite de la droite espagnole. Bien qu’inscrit dans un phénomène européen, voire mondial, le populisme ibérique présente certaines catégories bien particulières que partagent Vox et Chega!. Les deux mouvements émergent dans des pays où la gauche demeurait exceptionnellement élevée, et où indignés et communistes incarnaient l’alternative la plus crédible et vantée par les observateurs étrangers. Mais le populisme de droite semble répondre à une demande d’alternative dans ces démocraties qui ont tourné la page de leur passé dictatorial sans forcément renier leur héritage. S’ils sont critiques vis-à-vis de Bruxelles, les populistes espagnols et portugais défendent l’Union européenne et se démarquent ainsi de leurs homologues du reste du continent. Enfin, chacun des deux partis, critiques sur l’immigration et l’islam, se revendiquent libéraux économiquement et se décrivent comme avant tout « populaires et personnalistes ». Une reconquête idéologique est encore possible sur la péninsule.
André Ventura, une personnalité aventureuse à la tête du parti.
Comme dans le monde entier, la personnalité atypique et charismatique du chef de file caractérise le nouveau parti. Celui qu’on surnomme de « Trump portugais » alterne polémiques et déclarations tonitruantes. André Ventura est le président de Chega! et est son seul élu. Il lui assure une impressionnante tribune, par ses nombreuses et bruyantes interventions médiatiques.
Mais avant d’être un nouveau leader contesté, André Ventura avait déjà fait parler de lui. Enseignant à l’Université de Lisbonne, il est avant tout juriste et docteur en droit public. À la chaire académique s’ajoute la chaire médiatique. Ventura se fait connaitre d’un plus large public en signant fréquemment des articles et tribunes dans le très populaire tabloïd quotidien Correio da Manhã. Mais André Ventura n’est pas connu que pour ses articles dans l’un des journaux les plus lus du pays. Il l’est davantage aussi pour ses émissions sur la chaîne de télévision CMTV, où il commente les matchs de football et les affaires criminelles. André Ventura est particulièrement connu de la communauté des supporters du Benfica, le club de football de la capitale, dont il est l’un des plus grands adeptes. Football, droit pénal et politique font la carrière de ce trentenaire ambitieux. Une ambition politique, d’ailleurs, qui le porta d’abord à rejoindre le centre et les arcades du Parti social-démocrate. Candidat malheureux des élections municipales de 2017, il s’était déclaré prêt à disputer la présidence du parti, mais le quitta, après plusieurs polémiques quant à ses déclarations sur les minorités tsiganes et musulmanes.
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Des polémiques qui l’ont rendu plus célèbre encore. Il se fait d’abord remarquer par sa réaction à l’attentat de Nice en 2016. À l’époque, il avait défendu la nécessité de réduire « drastiquement la présence de l’islam en Europe. » Puis, c’est un ensemble de déclarations virulentes à l’encontre de la communauté tsigane qui le rendent plus médiatique. Il accuse les Tsiganes de profiter des Portugais, de ne pas respecter les droits des femmes et de sur-représenter la population carcérale. Un discours qui, couplé à des propositions musclées pour lutter contre la criminalité, séduit autant qu’il inquiète. André Ventura sait utiliser l’actualité pour polémiquer. Face à la pandémie du Covid-19, il s’insurge notamment du manque de moyens pour les hôpitaux, dénonce la trop lente fermeture des frontières et demande d’autoriser les prêtres à accéder aux patients. Des polémiques qu’il alimente quasi-quotidiennement via les réseaux sociaux. Ses vidéos YouTube sont les vidéos politiques les plus suivies du pays, atteignant les 500 000 visionnages et dépassant de loin celles du Premier ministre ou du président de la République. André Ventura défend d’ailleurs la liberté d’expression. Il dit vouloir mettre fin au politiquement correct, qu’il accuse de dominer les universités et pervertir les programmes scolaires.
Enfin son siège de député est aujourd’hui sa principale chaire politique et tribune médiatique. Seul élu de son parti, il n’hésite pas néanmoins à intervenir fréquemment et à interpeller virulemment le gouvernement. Lors de sa première prise de parole, il avait déploré le manque de moyens accordé à la police, exhibant des factures de policiers obligés d’acheter eux-mêmes leur matériel. Plus récemment, il a pris à partie l’ensemble de la gauche, les accusant d’être nombreux à compter dans leurs rangs des incarcérés pour trafic de drogue et corruption. Des interventions de plus en plus suivies, une personnalité atypique et des propos polémiques qui le rendent toujours plus populaire aux yeux de nombreux Portugais, et toujours plus populiste pour de nombreux observateurs.