La répartition des zones de pêche irrite la susceptibilité des gouvernements et des pêcheurs. Conséquence de longues tractations juridiques, elle organise le partage des mers.
« Où sont-ils, les marins sombrés dans les nuits noires ? Ô flots, que vous savez de lugubres histoires. » Le transport élégiaque de Victor Hugo dans son poème « Oceano Nox » cache de fait une activité prosaïque et non dénuée d’enjeux de puissance pour les États : la pêche. Cette activité éclaire les visions antagonistes qui ont présidé à l’élaboration du droit de la mer, entre liberté de navigation et affirmation de souveraineté et dont les conceptions ont été défendues respectivement par le Hollandais Grotius (Mare liberum) et l’Anglais Selden (Mare Clausum). Si les deux approches sont finalement moins opposées qu’on a bien voulu le dire, elles soulignent les contradictions des États, désireux à la fois de défendre la liberté des mers tout en revendiquant une souveraineté sur les eaux baignant leurs côtes. Les eaux territoriales, délimitées de façon coutumière à 3 milles marins des côtes, à portée de canon, passent progressivement à 12 milles marins à mesure que le droit de la mer se précise et s’étoffe, d’abord au cours de la conférence de Genève (1958) puis lors la convention de Montego Bay en 1982 qui définit notamment la zone économique exclusive (ZEE) à 200 milles marins. Ce dispositif permet aux États d’y affirmer leur souveraineté économique et inclut donc la pêche. Par ailleurs la convention, synthèse entre les principes de souveraineté et de liberté de navigation, affirme le droit de passage inoffensif des navires dans les eaux territoriales d’un État côtier ; droit dont sont exclues les activités de pêche.
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De la guerre de la morue…
Ce développement du droit de la mer n’est pas neutre et cristallise les tensions entre États, logiquement sur les enjeux de pêche comme en témoignent ainsi les trois guerres de la morue (entre les années 1950 et 1970) menées par l’Islande contre les flottes européennes et singulièrement allemande et britannique. Constatant la baisse des stocks de morues autour de l’île, l’Islande, dont l’économie dépend fortement des pêcheries, revendique la souveraineté à l’intérieur de ses 12 milles marins puis de ses 200 milles marins. Elle se heurte ainsi à l’inflexibilité du Royaume-Uni. Les garde-côtes islandais multiplient alors les manœuvres d’intimidations, coupent les filins des chaluts anglais quand l’amirauté britannique déploie frégates et remorqueurs pour protéger ses chalutiers. Des abordages ont lieu. Face à l’intransigeance anglaise, l’Islande, forte de sa position stratégique dans le contexte de la guerre froide, menace de se retirer de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) si le Royaume-Uni refuse ses revendications. Finalement, les États-Unis exercent une pression sur le gouvernement britannique qui se plie enfin aux exigences islandaises.
aux revendications canadiennes
Les pêcheries du Canada constituent un autre exemple d’affirmation maritime. En effet, si le pays règle d’abord progressivement ses frontières maritimes et donc ses zones de pêche avec les États-Unis au xixe siècle, il cherche à récupérer l’entière maîtrise de sa zone atlantique, surtout après l’intégration de Terre-Neuve en 1949 à son territoire. À l’époque, la flotte morutière mondiale y opère sur les Grands Bancs, en particulier sur le Bonnet flamand. C’est le dernier âge d’or de Saint-Pierre-et-Miquelon, véritable station essence de la flotte mondiale popularisée par le Crabe-tambour de Schoendoerffer. L’archipel, récupéré au lendemain du traité de Paris (1763), avait permis à la France de conserver une base essentielle pour sa lucrative pêcherie morutière. Avec une flotte de pêche estimée à 400 navires pour environ 20 000 pêcheurs, la France disposait ainsi de marins qualifiés pour sa marine en temps de guerre. Par ailleurs, la position stratégique de l’archipel permit à la France de conserver des droits de pêche sur les côtes ouest et sud de Terre-Neuve jusqu’en 1904, date à laquelle elle y renonça dans le cadre des négociations constitutives de la Triple Entente.
Les revendications du Canada sur sa ZEE vont ainsi conduire à repousser les flottes de pêche mondiale en haute mer et générer un contentieux sérieux avec Saint-Pierre-et-Miquelon, séparé de la péninsule de Burin (Terre-Neuve) par moins de 14 nautiques. Sans surprise, de telles revendications sont violemment rejetées par la population du territoire qui engage une véritable croisade de la morue en armant en 1988 le chalutier Croix-de-Lorraine qui va délibérément pêcher dans les zones revendiquées par le Canada. À son bord, entouré des politiques de l’île, on y remarque alors l’évêque de Saint-Pierre, Mgr Maurer. Le navire est arraisonné. La crise éclate et se solde par une déroute juridique de l’État français, peu préparé devant le tribunal arbitral de New York. La ZEE canadienne enveloppe désormais celle de l’archipel, étriqué et sans accès à la haute mer. Le traumatisme sera durable pour la population de l’archipel.
Vers la fin du xxe siècle, afin de gérer les différends relatifs aux pêcheries et dans le cadre du droit de la mer qui énonce notamment le principe de coopération entre États côtiers, se sont progressivement constituées des organisations régionales de gestion de pêche (ORGP) compétente sur des zones bien spécifiques ou sur des espèces de grands migrateurs (thons, espadons). Ces ORGP constituées d’un secrétariat général et de comités scientifique, financier et de contrôle se réunissent chaque année en séance plénière pour évaluer le niveau des stocks, déterminer et répartir les quotas de poissons entre parties contractantes (États côtiers ou ayant des intérêts dans la zone), mais aussi pour financer des évaluations scientifiques et s’accorder sur des plans de contrôle et d’observation. On peut ainsi citer la Commission des thons de l’océan Indien (CTOI), l’Organisation des pêches de l’Atlantique Nord-Ouest (OPANO) ou encore la Commission générale des pêches de Méditerranée (CGPM). Décriées régulièrement par les associations environnementalistes pour leurs résultats en termes de gestion, elles n’en demeurent pas moins des organisations originales qui permettent un partage concerté et encadré de la ressource tout en luttant contre la pêche illicite non déclarée non réglementée (INN). En Europe, la Commission européenne, qui dispose de la compétence exclusive en matière de ressource biologique de la mer, négocie les accords de pêche au sein des ORGP, mais également les accords avec les États tiers comme l’Islande, la Norvège et les îles Féroé (Accords Nord).
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Un atout français
Forte de ses territoires d’outre-mer et d’un domaine maritime mondial (11 millions de km²), la France bénéficie donc de possibilités réelles d’influences sur la gestion des pêches, mais aussi contre la pêche INN. Une pêche non réglementée peut ainsi engendrer, en plus d’effets nocifs sur les écosystèmes marins, une raréfaction de la ressource, cause d’insécurité alimentaire, mais aussi d’activités criminelles. Ainsi, le développement de la piraterie le long de la côte somalienne a été en partie causé par le pillage des ressources halieutiques du pays par des navires étrangers… Les pêcheries, du fait de leur caractère lucratif – elles représentaient un chiffre d’affaires estimé à 143 milliards de dollars en 2016 – et des enjeux de souveraineté qu’elles soulèvent, constituent une grille de lecture géopolitique essentielle dans la gouvernance des mers et océans d’aujourd’hui. Les affrontements sur les droits de pêche en mer de Chine méridionale entre les Philippines, le Vietnam et la Chine principalement, témoignent bien de cette réalité concrète.
Activité s’apparentant à la cueillette et donc à l’appropriation des meilleurs territoires, il n’est pas étonnant que la pêche ait servi de viviers aux Brexiters… et qu’elle s’invitera aux discussions finales du Brexit entre l’Union européenne et le Royaume-Uni.