Au début de la guerre du Péloponnèse, en 430, lors de la seconde campagne, les Spartiates entrent en Attique. Le plan de Périclès est alors déjoué par un malheur imprévisible, un daimonion, qui accable la puissance des Athéniens : la peste. S’étant mis au travail dès les premiers symptômes de cette guerre, Thucydide avait pronostiqué et diagnostiqué qu’elle aurait une portée passant celle des précédentes.
La peste d’Athènes devient le symbole d’un événement décisif pouvant survenir à nouveau, « semblable ou analogue » (I, 22). L’historien en a souffert et peut décrire les signes de la maladie, les bouleversements ou métabolai, les révolutions qui se répandent dans le corps, les métastases ou métastasai, dire les ravages de l’épidémie et examiner à quels principes elle doit sa naissance afin de ne pas être pris au dépourvu si un pareil malheur venait à se déchaîner une seconde fois. Cette peste, par ses attaques au-dessus de ce qu’on peut en dire, n’est pas une affection ordinaire.
Il faut donc étudier le phénomène pour le comprendre.
L’épidémie prit naissance en Éthiopie d’où elle descendit en Égypte, et de là gagna la Libye et les terres du roi, puis vint fondre dans Athènes, « s’abattant comme la foudre ». Depuis le Pirée, elle remonta jusqu’à la ville haute, et, dès ce moment, les morts se multiplièrent. Nulle part on ne se rappelle pareil fléau et des victimes si nombreuses. Les médecins, impuissants – ils ignorent la nature de la maladie –, en contact étroit avec les malades, sont plus particulièrement contaminés. Toute science est inefficace. En vain on multiplie les supplications dans les temples. En vain on a recours aux oracles. Tout est inutile, et finalement, on y renonce, vaincu, s’abandonnant au mal.
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Hippocrate et Thucydide : comprendre pour prévoir
Mandé à Athènes, Hippocrate se consacre à la cure des malades, envoyant dans tout le pays plusieurs de ses élèves qu’il avait instruits de la manière dont il devait traiter les pestiférés. Il se fonde sur la même logique que celle de l’historien : ne pas être dans l’ignorance si cette épidémie survenait à nouveau. Les maladies se jugent lorsqu’elles augmentent, diminuent, se métamorphosent ou finissent. Le médecin, dit-il dans Le Pronostic, est celui capable de dire les choses du présent, du passé et du futur.
Mais Thucydide, malgré des concordances dans le vocabulaire et la pensée, s’éloigne du maître de Cos. Ses fins sont autres. Son discours est politique. Il s’intéresse à l’intemporel, cherche depuis le particulier l’universel. Hippocrate, lui, se préoccupe du caractère individuel de chaque cas clinique.
Ces pages, au feu sombre, sont belles, étrangement. À la manière d’un Homère disant, avec une précision presque de l’ordre de l’érotique, les lèvres et la profondeur des blessures, alors que la terre boit le sang qui coule noir, voici le déchaînement du mal à Athènes, en pleine guerre, voici la maladie qui se développe en changements subits et cruels, voici une horrible crainte empoisonnant les esprits exaltés et les corps excédés de fatigue.
Sans signes avant-coureurs, de brusques accès de fièvre céphalique. Les yeux deviennent rouges et enflammés, la bouche et la gorge, à vif. S’en échappe un souffle saccadé et pestilentiel. Ces symptômes sont suivis d’éternuements et d’une toux violente. En peu de temps, le mal descend sur la poitrine, s’attache au « cœur » – kardia [simple_tooltip content=’Le mot est pris dans le sens d’orifice du ventricule, ou estomac.’](1)[/simple_tooltip] – puis le soulève. Le malade vomit des humeurs bilieuses avant d’être pris de spasmes et de convulsions. Le corps, d’aspect plombé, est semé d’ulcérations et de phlyctènes, de petites tumeurs avec épanchement de sérosité âcre, d’un sang décomposé, d’une humeur qui soulève l’épiderme. À l’intérieur, il est feu. Il brûle d’une fièvre si dévorante qu’il ne peut supporter le contact des tissus les plus légers. Il faut rester nu. Par désir d’une eau fraîche, beaucoup, pris d’une soif inextinguible, sont entraînés à se jeter au fond des puits. L’on souffre constamment d’une agitation impossible à calmer et du manque de sommeil, mais tout le temps où la maladie est dans sa phase aiguë, les forces du patient ne déclinent pas, et il résiste, contre toute raison, à l’épuisement. Ainsi, la plupart sont emportés par un feu intérieur, alors qu’il leur reste encore quelque vigueur. Quand on dépasse ce terme, le mal descend dans les intestins et une violente ulcération s’y déclare, accompagnée d’une diarrhée rebelle qui fait périr de faiblesse beaucoup de malades.
Entre les vivants et les cadavres
L’entassement des réfugiés dans la ville aggrave la situation. Dans les baraquements, l’air est irrespirable. Les morts et les agonisants s’entassent les uns sur les autres, des moribonds titubent dans les rues. Le corps est incapable de se défendre seul contre ce mal. Le plus terrible est, d’abord, le désespoir dans lequel on tombe dès les premières atteintes. Y cédant, on renonce à se battre. Le fait, ensuite, que les soins prodigués de l’un à l’autre entraînent contamination et mort. Mais les survivants se sentent désormais à l’abri, car le mal n’atteint pas deux fois le même individu, du moins avec une virulence suffisante pour entraîner la mort.
La dureté et la violence avec laquelle l’épidémie, dont la forme défie l’entendement, frappe, ne sont pas à la mesure de l’homme : les oiseaux et les charognards ne s’attaquent pas aux corps qui gisent sans sépulture. S’ils y touchent, ils meurent.
L’ampleur du mal bouleverse les usages et provoque un grand oubli des lois, de toutes les lois. Les lieux sacrés sont profanés, car on meurt sur place. Les hommes ignorant leur devenir n’ont plus aucun respect, ni pour le divin ni pour l’humain, l’excès de malheur semblant avoir détruit jusqu’à la pitié. Sont bouleversés tous les usages. Certains ensevelissent les cadavres comme ils peuvent, d’autres, manquant du nécessaire, ont même recours à des funérailles impudentes, étrangères. Profitant des bûchers allumés par d’autres, ils y placent leurs morts, les premiers, ou y jettent, tandis qu’un corps se consume, celui qu’ils portent et disparaissent.
Athènes n’offre partout qu’une affreuse image de la mort, sans remède pour le présent et sans espoir pour le futur. Partout, l’audace facile pour les passions secrètes, partout la recherche, devant les retournements brusques du destin, de jouissances immédiates, l’idée de la mort interrompant tout désir de beau et d’utile. Ni la crainte des dieux ni la loi des hommes n’éloignent du crime. Elles paraissent moins lourdes que la menace hallucinante d’une mort frappant au hasard, présente comme un châtiment déjà prononcé par les Moires :
« Telle fut l’épreuve que subirent les Athéniens : des hommes agonisant au-dedans, et au-dehors une terre dévastée. » (II, 54, 1, trad. A. Sokolowski)
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De l’épidémie à la guerre civile
Cependant, l’ennemi entré dans l’Attique s’avance et ravage le pays. Refusant d’exposer le salut commun au hasard d’un combat, Périclès, qui avait confiné les citoyens dans les murs, fait voile vers le Péloponnèse avec cent trières pour forcer le retrait des Spartiates par une puissante diversion. À son retour, la contagion se propage toujours dans la ville et se communique aux troupes qui assiègent Potidée.
Leur pays ravagé par la guerre et la peste, les Athéniens murmurent contre Périclès : il est l’auteur de tous leurs maux et responsable de cette guerre funeste. La ville se trouve dans un trouble et une confusion qui laisse tout craindre, tant sur le plan de l’action guerrière que celui de la cohésion politique, au bord d’une stasis, d’une guerre civile. Malgré son intervention à l’Assemblée, il perd sa charge de stratège.
Le récit de la peste, d’une profonde et magnétique beauté, vient immédiatement après l’oraison funèbre, épitaphe sur la grandeur des Athéniens. La peste apparaît comme le versant sombre d’une Athènes dans une guerre dont Thucydide connaît sans doute l’issue. Ni harangues ni actes, mais un moment où il se montre à la fois historien, philosophe, médecin et poète. Une approche attachée à son logos sur la guerre – l’impérialisme et les nécessités du politique, l’affrontement entre le fort et le faible, l’opposition entre les nécessités de nature et la justice –, à l’intention de voir clair dans les événements qui se reproduiront et à la volonté de pouvoir profiter d’un savoir préalable pour ne pas être dans l’inconnu, littéralement pour « avoir de quoi, prévoyant, ne pas ignorer »…