Le 1er janvier 1986, l’Espagne fait son entrée officielle au sein de la Communauté économique européenne, un peu plus de six mois après avoir signé le traité d’adhésion à l’organisation. À cette occasion, le magazine politique espagnol Cambio 16 titre « Ya somos Europa » (« Ça y est, nous sommes européens »). Il faut comprendre le mot « Europe » dans son sens culturel et pas uniquement dans son sens institutionnel (« Union européenne ») [simple_tooltip content=’La une du magazine peut être découverte à cette adresse : https://fr.todocoleccion.net/collectionnisme-magazine-cambio-16/revista-cambio-16-n-697-ano-1985-ya-somos-europa-guerra-aborto-guerra-contra-montesquieu~x46920784.’](1)[/simple_tooltip].
Au-delà des fonds de cohésion, c’est donc la perspective civilisationnelle qui motive les aspirations communautaires de l’Espagne. C’est ainsi que l’on peut expliquer l’euphorie qui se saisit de notre voisin ibérique dans les années 1985-1992, à la suite de l’adhésion à la CEE. Malgré les conditions initialement imposées par Valéry Giscard d’Estaing à ladite adhésion [simple_tooltip content=’Villar, Francisco, La Transición exterior de España – Del aislamiento a la influencia (1976-1996), Madrid : Marcial Pons, 2016, pages 44-47.’](2)[/simple_tooltip], la demande formulée le 26 juillet 1977 par le gouvernement centriste d’Adolfo Suárez est défendue par les gouvernements successifs. Ils voient en effet dans la participation à la « construction européenne » un dépassement des vieux antagonismes nationaux qui ont mené aux guerres civiles qui se sont enchaînées depuis les années 1830 [simple_tooltip content=’Klein, Nicolas, « Des Lumières en Espagne ou le développement de la philosophie au xviiie siècle outre-Pyrénées (2/3) », Conflits, 7 avril 2020 ; et Juliá, Santos, « Europeísmo », El País, 18 mai 2019.’](3)[/simple_tooltip].
La participation à la « construction européenne »
Éviter un nouveau conflit sanglant (comme entre 1936 et 1939), mais aussi ouvrir l’Espagne au reste du continent : voilà deux objectifs primordiaux de l’adhésion à la CEE. Le sentiment d’insécurité culturelle qui domine notre voisin pyrénéen depuis le xviie siècle (le philosophe José Ortega y Gasset parle de « tibétisation » du pays) [simple_tooltip content=’Rivera de Ventosa, Enrique, « La «tibetización» de España en el siglo xvii – Análisis histórico-crítico de la tesis orteguiana » in Cuadernos salmantinos de filosofía, Salamanque : Presses universitaires, 1985, n° 12, pages 79-102 ; et Klein, Nicolas, « Aux marges du monde européen – L’Espagne, pays des périphéries » in Rupture de ban – L’Espagne face à la crise, Paris : Éditions Perspectives libres, 2017, page 303-328.’](4)[/simple_tooltip] et l’impression d’une partie de ses élites (qui se demandent si l’Espagne appartient vraiment au champ européen) [simple_tooltip content=’Klein, Nicolas, « Des Lumières en Espagne ou le développement de la philosophie au xviiie siècle outre-Pyrénées (1/3) », Conflits, 6 avril 2020 ; et Klein, Nicolas, Comprendre l’Espagne d’aujourd’hui – Manuel de civilisation, Paris : Ellipses, 2020, pages 223-224.’](5)[/simple_tooltip] sont donc de puissantes motivations.
N’oublions pas que l’Espagne franquiste tente une première fois l’adhésion à la CEE en 1962 tandis que l’opposition en exil cherche à se rapprocher des institutions communautaires, synonymes de démocratisation. Les adversaires de la dictature ont à cœur de rompre enfin l’isolement qui sape le développement de leur pays. Il s’agit aussi pour eux d’entrer dans la « fin de l’histoire », caractérisée par le développement de la démocratie libérale [simple_tooltip content=’Klein, Nicolas, « Il était une fois un pays sans politique étrangère » in Klein, Nicolas, Rupture de ban – L’Espagne face à la crise, op. cit., pages 230-268.’](6)[/simple_tooltip].
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Pedro Sánchez ou l’ambition européiste
Après un second mandat de José Luis Rodríguez Zapatero (2007-2011) – caractérisé par la gestion de la crise économique et les négociations qui s’ensuivent sur le plan européen – et la présidence de Mariano Rajoy (2011-2018) – qui tente sans succès un rapprochement avec François Hollande puis Angela Merkel –, l’accession au pouvoir du socialiste Pedro Sánchez en juin 2018 semble marquer un renouveau de Madrid sur la scène européenne.
L’entourage du nouveau président du gouvernement est persuadé qu’une nouvelle dynamique s’installe avec le départ du Royaume-Uni hors de l’Union européenne. L’alliance avec Emmanuel Macron paraît être le chemin adéquat afin que l’Espagne puisse se faire une place au sein du couple franco-allemand. Par ailleurs, à peine élu, Sánchez apparaît sous un jour favorable en accueillant dans le port de Valence l’Aquarius, célèbre navire de sauvetage de migrants [simple_tooltip content=’Cué, Carlos ; Verdú, Daniel ; et Bassets, Marc, « El Aquarius realza el perfil europeo de un Sánchez aún poco conocido », El País, 18 juin 2018.’](7)[/simple_tooltip].
En mai 2019, le succès de la liste du PSOE aux élections européennes fait des socialistes espagnols la première délégation au sein du groupe social-démocrate du Parlement européen. Tout cela contribue à renforcer le prestige du président du gouvernement, qui cherche à placer plusieurs Espagnols à des postes communautaires importants après des années de disette.
L’Espagne, qui a reçu l’assurance (théorique) d’avoir le dernier mot concernant le Brexit si le statut de Gibraltar ne la satisfaisait pas, semble conserver son européisme d’antan. La plupart des sondages montrent en effet qu’un pourcentage significatif des citoyens espagnols continue de croire dans le « projet européen » et que rares sont ceux qui, outre-Pyrénées, font preuve de positions ouvertement eurocritiques [simple_tooltip content=’Hernández, Gisela et Torreblanca, José Ignacio, « Spain: the European oasis », site du Conseil européen des Affaires étrangères, 22 mai 2019.’](8)[/simple_tooltip]. Pour les électeurs de tous les partis nationaux importants (y compris Vox), l’Union européenne reste une belle idée qu’il convient de développer plus avant, même si les idées sur la marche à suivre peuvent varier d’une formation à l’autre. Libre circulation, renforcement de la position mondiale, progrès économique et technologique programme Erasmus : autant de sujets qui, selon les commentateurs, poussent les Espagnols à rester attachés à la « construction européenne » [simple_tooltip content=’« ¿Por qué la UE es importante para España y los españoles? », El País, 20 mai 2019.’](9)[/simple_tooltip].
À la fin du printemps et à l’été 2019, ce sentiment de renouveau espagnol au sein de l’espace communautaire atteint son apogée, [simple_tooltip content=’Sánchez, Álvaro et Abellán, Lucía, « La Europa del sur cierra filas para defender sus intereses en el nuevo ciclo de la UE », El País, 15 juin 2019.’](10)[/simple_tooltip] car notre voisin ibérique obtient de nombreux postes à Bruxelles : Josep Borrell devient haut représentant pour les Affaires étrangères de l’UE et fait venir à ses côtés l’un de ses fidèles, Enrique Mora [simple_tooltip content=’Ayllón, Luis, « Borrell ficha para la UE al que fue su director político en Exteriores », The Diplomat in Spain, 27 janvier 2020.’](11)[/simple_tooltip] ; Luis de Guindos, José Manuel Campa et Pablo Hernández de Cos sont désormais des personnalités en vue dans les mécanismes financiers européens [simple_tooltip content=’Valero, Jorge et Díaz, Eva, « España gana poder en los órganos financieros europeos: Guindos, De Cos o Campa en puestos principales », El Economista, 6 mai 2019.’](12)[/simple_tooltip], tout comme Jesús Saurina et Antonio Carrascosa ; Clara Martínez Alberola détient un poste-clef dans les négociations concernant le Brexit, etc.
La montée de l’euroscepticisme en Espagne : conjoncturelle…
Pourtant, l’Espagne reste sous-représentée au sein des institutions communautaires [simple_tooltip content=’Miguel, Bernardo de, « España gana visibilidad, pero no avanza en influencia en las instituciones europeas », El País, 9 décembre 2019.’](13)[/simple_tooltip] et ne bénéficie pas de la nouvelle répartition des centres financiers britanniques qui migrent vers l’Union européenne en prévision du Brexit [simple_tooltip content=’« Tras el Brexit, la City se repartirá por toda la UE… y no le toca nada a España », El Confidencial, 8 janvier 2020.’](14)[/simple_tooltip]. Le sentiment d’être maltraité au sein de la « construction européenne » gagne du terrain outre-Pyrénées [simple_tooltip content=’Barragán, Carlos, « España, cada vez más lejos de Latinoamérica: Bruselas le «roba» la sede del BID a Madrid », El Confidencial, 5 mars 2020.’](15)[/simple_tooltip], tout comme dans les autres pays du Sud de l’UE [simple_tooltip content=’Rizzi, Andrea, « ¿Por qué el norte de Europa confía más en la UE que el sur? », El País, 26 janvier 2019.’](16)[/simple_tooltip].
La montée en puissance d’un parti comme Vox est l’une des manifestations les plus visibles de ce malaise chez notre voisin ibérique [simple_tooltip content=’Klein, Nicolas, « Vox : raisons du succès de ce nouveau parti », Conflits, 14 novembre 2019.’](17)[/simple_tooltip]. Certes, cette formation ne prône pas la sortie pure et simple de l’Espagne hors de l’Union européenne, mais elle traduit, au travers de plusieurs de ses propositions (possibilité de suspendre l’espace Schengen, retour d’un certain nombre de compétences aux États membres, alliance avec les pays du groupe de Visegrád) [simple_tooltip content=’Klein, Nicolas, « Que propose Vox, le nouveau parti d’extrême droite espagnol ? », Soverain, 25 novembre 2018.’](18)[/simple_tooltip], la méfiance croissante qu’inspire Bruxelles à certains Espagnols.
Plusieurs enquêtes d’opinion montrent que l’image positive dont jouissait traditionnellement l’UE chez notre voisin ibérique commence à s’affadir [simple_tooltip content=’García, Pablo, « El «euroescepticismo» cala en España: cae seis puntos la «imagen positiva» de la UE », El Independiente, 14 juin 2018 ; « El 54% de los españoles, crítico con el funcionamiento de la Unión Europea », La Gaceta, 23 mai 2018 ; et « Aumenta el euroescepticismo en España: el 46% pide recuperar soberanía », La Gaceta, 6 décembre 2016.’](19)[/simple_tooltip]. Les questions financières et institutionnelles ne sont pas étrangères à ce mouvement, l’Union européenne apparaissant de plus en plus comme un simple syndic de gestion qui exige toujours plus d’ajustements au gouvernement espagnol. Le flux des crédits européens destinés à Madrid se tarit quasiment au fil des décennies, à la faveur de l’enrichissement du pays, et le départ du Royaume-Uni menace de faire de l’Espagne un contributeur net au budget communautaire.
Les répercussions du séparatisme catalan font aussi beaucoup de mal à l’idée européenne outre-Pyrénées. L’échec des autorités espagnoles à obtenir l’extradition de l’ancien président régional Carles Puigdemont, qui fuit la justice en Belgique, renforce l’impression que l’Espagne continue d’être traitée avec mépris par ses voisins [simple_tooltip content=’Roca Barea, María Elvira, « La irritante superioridad europea que nos sigue tratando como atrasados », ABC, 22 avril 2018 ; « Desconfianza alemana », El País, 13 juillet 2018 ; « El PP pide a Francia que exprese su «absoluta repulsa» a la presencia de Puigdemont », El Confidencial, 29 février 2020 ; et Sanz, Gabriel, « ¿Está dispuesta la UE a humillar a su cuarta potencia? », Vozpópuli, 18 décembre 2019.’](20)[/simple_tooltip].
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… mais aussi structurelle
L’on aurait tort de croire que seuls ces éléments conjoncturels menacent la réputation de l’Union européenne en Espagne. Traditionnellement tourné vers sa politique intérieure, notre voisin ibérique n’a jamais vraiment réussi à s’intéresser aux affaires européennes. D’ailleurs, les responsables politiques ne s’y trompent pas et évoquent très rarement l’Union européenne lors de leurs campagnes nationales [simple_tooltip content=’Vallespín, Fernando, « La siempre ausente », El País, 21 avril 2019.’](21)[/simple_tooltip]. Les élections européennes passionnent peu les foules [simple_tooltip content=’Abellán, Lucía, « La urna europea queda en tercer plano para España », El País, 26 mai 2019.’](22)[/simple_tooltip] et le bon taux de participation enregistré en mai 2019 à l’occasion du dernier scrutin européen n’est dû qu’à une seule cause : les électeurs espagnols sont déjà appelés aux urnes pour deux autres élections (municipales et régionales).
En Espagne prédomine finalement le sentiment qu’il existe deux Unions européennes (l’une au Nord, prospère, qui régit l’organisation dans son seul intérêt, tandis que la seconde, au Sud, subit). La crise économique de 2008 contribue à ce phénomène, tout comme la récente affaire des coronabonds.
Il n’est désormais plus rare de lire dans la presse espagnole que l’adoption de l’euro a été une erreur [simple_tooltip content=’Nieves, Vicente, « El euro ha sido un «descalabro» para casi todos los países que lo aceptaron en 1999 », El Economista, 1er décembre 2017.’](23)[/simple_tooltip]. L’idée même d’une convergence économique entre notre voisin ibérique et les pays de l’UE semble enterrée (définitivement ?) [simple_tooltip content=’Carreras, Albert et Tafunell, Xavier, Historia económica de la España contemporánea (1789-2009), Barcelone : Crítica, 2012, page ix.’](24)[/simple_tooltip].
Alors, pourrait-on voir l’Espagne se lancer prochainement sur la voie d’un Spexit ? L’idée semble pour le moment écartée, car, si le désenchantement sur place est palpable, cette sortie fait peur. Elle « condamnerait » en effet notre voisin ibérique à se retrouver en tête-à-tête avec lui-même – ce que l’UE sert précisément à éviter depuis 1986. L’histoire est toutefois faite d’imprévus qui peuvent enclencher des mouvements que l’on croyait improbables…