Richelieu et Louis XIII viennent de mourir, l’Espagne est à son firmament et ses tercios invaincus. Tout était écrit pour faire de Rocroi une grande défaite française. La victoire n’en fut que plus belle, permettant à un jeune Soleil de se lever au nord et de faire entrer le royaume de France dans une nouvelle ère.
Le 14 mai 1643, trente-trois ans jour pour jour après l’assassinat de son père qui l’avait propulsé sur le trône à moins de 9 ans, Louis XIII s’éteint. Une nouvelle régence s’annonce, puisque son fils Louis n’a pas encore 5 ans. À cette incertitude s’ajoutent celles de la guerre : le 19 mai 1635, Louis XIII et Richelieu ont déclaré la guerre à l’Espagne qui était en train de s’imposer dans la guerre de Trente Ans, grâce notamment à ses tercios, des bataillons de 3 000 fantassins associant piquiers et mousquetaires. C’est précisément « cette redoutable infanterie de l’armée d’Espagne [simple_tooltip content=’J. B. Bossuet, Oraison funèbre du très haut et très puissant prince Louis de Bourbon, 1687.’](1)[/simple_tooltip] » que les Français vont affronter dans les Ardennes, sur cette frontière nord qui est la porte ouverte aux invasions espagnoles puis autrichiennes du territoire français, du xvie siècle jusqu’à la Révolution.
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Le danger vient du nord
En effet, depuis le mariage de Maximilien Ier avec Marie de Bourgogne en 1477, les territoires correspondant au Benelux [simple_tooltip content=’Association de la Belgique, des Pays-Bas et du Luxembourg constituée en 1944.’](2)[/simple_tooltip] actuel étaient passés dans la famille de Habsbourg. Le petit-fils du couple, Charles Quint, associa cet héritage à la couronne d’Espagne, à laquelle ils restèrent attachés jusqu’en 1714. L’Espagne avait donc une base d’invasion vers la France beaucoup plus commode que par les Pyrénées, d’autant que ses possessions incluaient aussi Artois, Hainaut et Cambrésis, plaçant la frontière à moins de 200 kilomètres de Paris, soit une à deux semaines de progression pour une armée en campagne si elle ne rencontrait pas d’obstacle [simple_tooltip content=’Vauban, alors âgé de 10 ans, n’avait évidemment pas encore élaboré sa « ceinture de pierre ».’](3)[/simple_tooltip].
C’est de là que l’armée des Flandres, déployée autant contre la France que contre les rebelles des Provinces-Unies [simple_tooltip content=’Voir Conflits n° 16, janvier-mars 2018, p. 34 à 37.’](4)[/simple_tooltip] et commandée par le gouverneur Francisco de Melo, envahit la France en 1643 pour mettre le siège devant Rocroi, une ville forte tenue par quelques centaines d’hommes qui verrouille la haute vallée de l’Oise, voie d’accès naturelle au Bassin parisien. Face à elle l’armée de Picardie, commandée par un général de 21 ans : Louis de Bourbon, duc d’Enghien, cousin du roi, imposé par le cardinal Mazarin, successeur de Richelieu mort six mois plus tôt. Entouré de généraux expérimentés, le jeune duc a cependant ses propres conceptions militaires, qui s’inspirent de l’exemple du roi de Suède Gustave-Adolphe, considéré comme le père de la guerre moderne pour avoir su combiner les différentes armes, intégrer la logistique dans les préoccupations du chef de guerre et introduit une artillerie de campagne mobile et nombreuse, pour faire du canon une arme de bataille et plus seulement de siège.
Ce stratège exceptionnel, bâtisseur de la puissance suédoise dont l’intervention dans la guerre de Trente Ans avait mis les impériaux en grande difficulté, avait été tué au combat lors de son ultime victoire à Lützen, en 1632. Sa mort, interrompant la dynamique victorieuse du camp protestant, avait permis à l’Autriche de reprendre le dessus, déterminant la France, qui avait misé sur le roi de Suède, à intervenir directement à son tour.
Enghien, grâce à un usage dynamique de sa cavalerie, commandée par Jean de Gassion, a suivi les mouvements espagnols et marche vers Rocroi qu’il atteint le 17 mai ; il est d’autant plus décidé à livrer bataille qu’il apprend le 18 que les Espagnols vont recevoir sous peu 4 000 hommes de renfort, alors qu’il est déjà en infériorité numérique [simple_tooltip content=’Les ordres de bataille donnent 17 000 fantassins (dont 3 régiments étrangers, suisses et écossais) et 6 à 8 000 cavaliers côté français, contre 18 000 fantassins et 7 à 9 000 cavaliers pour les Espagnols.’](5)[/simple_tooltip]. De Melo, sûr de lui après ses succès de l’année précédente et surestimant son avantage numérique, souhaite aussi la bataille, pour pouvoir dégager la route de Paris. Laissant devant Rocroi un faible détachement pour décourager toute sortie, il se déploie au sud-est de la ville, sur un plateau entouré de bois, plaçant classiquement son infanterie au centre et ses cavaliers sur les ailes. Les dispositions du duc d’Enghien ne sont pas très différentes, et pourtant c’est un véritable combat d’écoles qui va se livrer huit ans après l’entrée en guerre de la France.
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« Anciens » contre « Modernes »
Depuis le xive siècle, la chevalerie a perdu le contrôle du champ de bataille au profit de l’infanterie, qui combine armes de trait, comme le grand arc anglo-gallois, et armes d’hast, comme la pique ou la hallebarde. Les Suisses ont ressuscité les phalanges macédoniennes : des formations sur plusieurs rangs, compactes, armées de piques [simple_tooltip content=’Celle des piquiers espagnols au xviie siècle fait un peu plus de cinq mètres de long.’](6)[/simple_tooltip], capables d’arrêter la cavalerie cuirassée avec l’appui de hallebardiers et d’armes à feu qui commencent à devenir courantes. En ce début du xviie siècle, la colonne vertébrale de l’armée espagnole est encore constituée de tercios où les piquiers sont majoritaires. Mais la composition de ceux qui servent en Flandres, qu’ils soient italiens ou espagnols, est modifiée en 1636 : les mousquetaires représentent désormais la moitié des 2 500 combattants, et les piquiers moins du tiers – le reste étant composé d’arquebusiers. Ce sont en outre de véritables professionnels, vétérans aguerris par quinze ans de campagne et unis par un réel esprit de corps.
Face à ces « gros bataillons serrés, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches [simple_tooltip content=’J. B. Bossuet, op. cit.‘](7)[/simple_tooltip] », Enghien choisit d’utiliser au maximum la mobilité et la puissance de feu, disposant ses mousquetaires en rangs peu profonds. Il conduit lui-même l’attaque de cavalerie initiale, qu’il veut décisive, sur l’aile gauche espagnole, dispersée par l’élan des chevau-légers de Gassion qui poursuivent les fuyards tandis que le général en chef se rabat avec sa cavalerie lourde sur le centre espagnol pour le prendre en tenaille.
Il soulage ainsi la pression sur le centre et l’aile gauche français, malmenés depuis le début de la bataille par de Melo : la cavalerie alsacienne – l’Alsace n’est pas encore française – a mis en déroute le reste de la cavalerie française, ouvrant la voie aux tercios qui n’ont été arrêtés que par l’intervention de la réserve du baron de Sirot et de son artillerie. L’attaque à revers du jeune duc, bientôt rejoint par Gassion, inverse le rapport de force. Les tercios sont encerclés, mais résistent à trois charges de cavalerie successives et au feu de l’artillerie. Leur commandant, le comte de Fontaine, un Lorrain septuagénaire, est tué sur le fauteuil qui lui a permis d’être avec ses troupes malgré une crise de goutte, et qui figure désormais dans les collections du musée de l’Armée, à Paris. Ils finissent cependant par succomber, malgré l’arrivée précoce de renforts. L’armée espagnole compte 6 000 tués et autant de prisonniers, soit les deux tiers de son infanterie, et perd l’initiative pour les campagnes à venir.
Le règne de Louis XIV commençait ainsi par une victoire retentissante, au prix de 4 000 morts, mettant fin à la réputation d’invulnérabilité de l’armée espagnole. L’ordre profond sera progressivement remis en cause parce qu’il expose davantage l’infanterie aux tirs, au contraire de l’ordre mince, qui augmente la ligne de feu. Rocroi réinstallait ainsi la France parmi les puissances militaires d’Europe, après une éclipse de près d’un siècle. Cinq ans après, elle sera une des grandes bénéficiaires du traité de Munster [simple_tooltip content=’Ce traité est l’un des deux « traités de Westphalie » signés le 24 octobre 1648. Il donne à la France l’Alsace et la possession définitive des « trois évêchés » de Toul, Metz et Verdun, occupés depuis 1552.’](8)[/simple_tooltip]. Enghien, devenu le « Grand Condé », défiera le pouvoir royal lors de la Fronde, et affrontera à cette occasion le seul général qui l’ait jamais vaincu en rase campagne : Henri de la Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne.