Il faut bien terminer une guerre civile. La solution la plus radicale est la défaite d’un des deux camps contraint à la soumission (Sri Lanka) ou à la fuite (républicains espagnols), parfois même exterminé. Le compromis est bien sûr préférable mais difficile à cause de la sauvagerie propre à ce type de conflit, mais il n’est pas impossible.
La guerre civile est la preuve que deux communautés ne peuvent ni ne veulent plus vivre ensemble. Comment en finir ? En refusant toute existence légale à ces communautés, comme l’a fait le Rwanda qui interdit toute référence aux ethnies hutue et tutsie, au risque d’institutionnaliser le déni de réalité ? L’Irlande du Nord et la Bosnie ouvrent une autre piste : la reconnaissance des communautés soit pour les séparer (Bosnie), soit pour les faire travailler ensemble. Mais ce compromis reste difficile.
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Irlande : une paix des braves
L’Irlande du Nord, de 1969 à 1998, et la Bosnie-Herzégovine, de 1992 à 1995, ont connu des affrontements particulièrement violents entre protestants et catholiques pour la première et entre communautés serbes, croates et bosniaques [simple_tooltip content=’Le terme « bosnien » désigne les habitants de Bosnie-Herzégovine. « Bosniaque » est réservé aux musulmans de ce pays.’](1)[/simple_tooltip] pour la seconde. La plupart des observateurs ont parlé de guerres civiles d’autant plus choquantes qu’elles se produisaient en Europe, un continent qui se croyait épargné. Comment en sortir ?
Les premières tentatives de règlement du conflit nord-irlandais ont été initiées par les gouvernements de Londres et de Dublin, avec le soutien des partis nord-irlandais modérés. Ce fut tout d’abord le cas de l’accord de Sunningdale du 9 décembre 1973, prévoyant un partage du pouvoir entre les deux communautés locales et la création d’un Conseil de l’Irlande regroupant les deux parties de l’île, puis avec le traité anglo-irlandais de Hillsborough du 15 novembre 1985 qui établissait une conférence intergouvernementale consultative chargée de délivrer un avis sur les principales questions intéressant l’Irlande du Nord. Ces deux tentatives échouèrent face à l’hostilité conjuguée des républicains (catholiques) et des loyalistes (protestants).
Finalement, au sein du camp catholique, se rapprochèrent le Sinn Fein, l’aile politique de l’IRA qui mène la lutte contre les Britanniques depuis 1916, et le SDLP (Social Democratic and Labour Party), nationaliste modéré et hostile à la lutte armée. En avril et septembre 1993 ils formulèrent ensemble des propositions qui recueillirent l’assentiment du gouvernement de Dublin et suscitèrent l’intérêt de l’administration Clinton.
Par ailleurs, l’idée d’un arrêt concerté des hostilités s’était fait jour dans l’esprit des paramilitaires des deux camps, majoritairement issus des « ghettos » ouvriers de Belfast. Ces hommes avaient appris à se connaître dans les lieux de détention et avaient même envisagé des actions conjointes. Ainsi, en 1974, s’était formé un conseil commun au centre de Long Kesh afin d’améliorer les conditions d’incarcération. Ces adversaires apparemment irréconciliables s’étaient découvert des préoccupations similaires, mais aussi une commune appartenance sociale de nature à transcender en partie leur opposition sur l’avenir politique de l’Irlande du Nord : le socialisme de Sinn Fein n’était pas sans rapports avec l’ouvriérisme loyaliste.
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant de voir, à la suite du cessez-le-feu de l’IRA du 31 août 1994 décidé en application de la nouvelle orientation politique « gradualiste » de Sinn Fein, les groupes paramilitaires loyalistes proclamer, à leur tour, un cessez-le-feu le 13 octobre suivant, instaurant de la sorte en Irlande du Nord une « paix des braves » à peine troublée par certaines dissidences jusqu’au-boutistes.
Mais alors que, chez les catholiques, l’IRA s’aligna (d’assez bon gré finalement) sur les décisions arrêtées par son aile politique alliée aux nationalistes modérés, chez les protestants, ce furent les « durs », les loyalistes armés, qui contraignirent les unionistes modérés à se joindre au plan de paix, avant que, finalement, les unionistes radicaux à la Paisley ne s’y associent à leur tour en formant en 2007 un gouvernement nord-irlandais d’union avec Sinn Fein.
Preuve que la réconciliation est loin d’être parfaite, il reste à Belfast près de 100 km de « murs de la paix » séparant les quartiers protestants et catholiques. En 2013, le gouvernement s’est engagé à les démanteler d’ici à 2023.
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Bosnie : la paix des grandes puissances
En Bosnie-Herzégovine, la paix ne fut pas l’œuvre des belligérants. Malgré le tour particulièrement atroce qu’avait pris, dès son déclenchement en 1992, le conflit, les grandes puissances se montrèrent d’abord réticentes à s’impliquer dans son règlement. Elles abandonnèrent aux Nations unies, à la Communauté européenne et aux médiateurs qu’elles avaient désignés, le soin d’élaborer un plan de paix qui recueillerait l’assentiment des diverses parties. Un premier plan « Vance-Owen » (du nom de ses concepteurs) vit ainsi le jour en janvier 1993. Il prévoyait la création en Bosnie-Herzégovine de dix provinces autonomes, trois serbes, trois musulmanes, trois croates, et une mixte englobant Sarajevo. La partie serbe refusa d’y souscrire dans la mesure où il ne tenait pas suffisamment compte de ses conquêtes territoriales. Un nouveau plan, « Owen-Stoltenberg », fut élaboré en juillet 1993. Compte tenu de la situation sur le terrain, les médiateurs avaient envisagé cette fois le partage du pays en trois entités politiques, serbe, musulmane et croate, séparées, et accordé aux Serbes une plus large assise territoriale. Mais il suscita les réticences du gouvernement de Sarajevo, attaché au maintien de l’unité de la Bosnie-Herzégovine.
L’échec de ces tentatives de médiation poussa les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni et la France à constituer en 1994 un « groupe de contact » qui proposa un nouveau plan de partage attribuant 51 % du territoire à la Fédération croato-musulmane, créée peu auparavant, et les 49 % restants à la République serbe de Bosnie. Approuvé par les gouvernements de Sarajevo, de Belgrade et de Zagreb, le plan, d’abord repoussé par les Bosno-Serbes avant qu’ils ne soient contraints de s’y plier, constitua la trame des accords de paix de Dayton de novembre 1995, signés par les seuls chefs d’État bosnien, serbe et croate, hors la présence de deux des principales parties locales au conflit (les Serbes et les Croates de Bosnie-Herzégovine).
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Équilibre instable
Malgré les différences notables indiquées plus haut, on relèvera des similitudes entre les deux exemples bosnien et nord-irlandais.
Dans les deux cas, en effet, les accords de paix ont consacré le statu quo, à savoir :
– La division de la Bosnie-Herzégovine en deux (voire trois) entités politiques distinctes, réunies au sein d’un ensemble fédéral aux compétences fort peu contraignantes.
– L’appartenance de l’Irlande du Nord au Royaume-Uni.
Certes, les accords de Dayton garantiront dans leur annexe 7 le droit au retour (resté assez théorique jusqu’à présent) des expulsés, et les accords du Vendredi Saint, outre qu’ils associeront au pouvoir local protestants et catholiques, prévoiront la suppression des discriminations dont souffraient ces derniers. Mais, dans les deux cas, les accords de paix conforteront, légitimeront même le confessionnalisme dont le conflit armé n’avait été que l’expression paroxystique, et ne déboucheront sur aucun projet national collectif.
Mais l’équilibre reste instable et la situation pourrait à nouveau se modifier : en Irlande du Nord où les catholiques pourraient devenir majoritaires en 2021, s’ils se prononcent en faveur de la réunification de l’île, en Bosnie-Herzégovine si les Serbes du cru, s’estimant menacés par la pression musulmane, invoquent le précédent monténégrin ou kosovar et décident de se séparer de l’ensemble bosniaque en vue d’un éventuel (et hypothétique) rattachement à la Serbie.