Aide à la décision en environnement hostile – sans lequel il n’y a pas de stratégie –, le renseignement est nécessaire aux entreprises comme aux États. Dans un contexte de guerre économique, ces derniers ont développé des dispositifs de renseignement dit d’intérêt économique qui soutiennent les domaines considérés comme stratégiques (défense, énergie, télécommunications, etc.), c’est-à-dire impactant leur souveraineté. Mais qu’en est-il des entreprises ? Que font-elles réellement ? Comment ? Jusqu’où ? Avec qui ? Et surtout, comment appréhender les pratiques de millions d’entités aussi hétérogènes.
On le comprend bien : le renseignement d’entreprise est une notion floue aux contours incertains. Pour l’appréhender, il faut donc des classifications et une notion intégratrice. Depuis plus de vingt-cinq ans s’est ainsi développée la dynamique d’intelligence économique, une culture du renseignement qui donne aux entreprises qui la mettent en œuvre un avantage décisif. Cette démarche collective vise l’agilité par un usage stratégique de l’information. Elle met en musique des démarches de veille, de sécurité économique et d’influence, ce que les Anglo-Américains – en avance dans ce domaine – nomment justement intelligence. Une partition qui s’appréhende en trois couleurs (blanc, gris et noir – une typologie de l’information et de son usage stratégique) et s’organise puis s’évalue suivant une méthodologie : le cycle du renseignement.
Le cycle du renseignement dans l’entreprise
Issu du savoir-faire de la défense, le cycle du renseignement est devenu un guide méthodologique pour tous les experts de l’intelligence économique : expression des besoins, collecte (par des moyens techniques et des sources humaines), exploitation et analyse, diffusion enfin… sans oublier à chaque étape la qualité et la sécurité. Comme tout cycle, c’est l’amélioration continue qui doit être visée : questionner les besoins, évaluer les sources d’informations, modifier ses analyses, partager les connaissances produites, les mémoriser, etc. De ce point de vue, les méthodologies ne diffèrent pas fondamentalement de celles des services de renseignement qui peuvent d’ailleurs utilement se nourrir en retour des pratiques de certaines entreprises particulièrement agiles. La grande différence va se situer dans l’importance accordée aux sources dites fermées et aux moyens d’investigation utilisés. D’autres méthodes et outils viennent ensuite se greffer sur le cycle comme le plan de renseignement et de recherche, les rapports d’étonnement, les matrices d’analyse, les systèmes de gestion des connaissances, etc [simple_tooltip content=’Pour une vision complète des outils et méthodes, voir notamment l’ouvrage collectif La Boîte à outils de l’intelligence économique (sous la direction de Christophe Deschamps et Nicolas Moinet), Dunod, 2017.’](1)[/simple_tooltip]. Le renseignement économique est donc avant tout une question de management et d’organisation, car la complexité des jeux d’acteurs est sans commune mesure avec les échiquiers politiques ou militaires. Un grand groupe gère plusieurs domaines d’activité stratégiques sur un marché le plus souvent mondial. Il doit notamment surveiller les mouvements stratégiques de ses concurrents (connus ou en devenir), les possibles défaillances de ses fournisseurs, la santé de ses clients, les avis des consommateurs (réputation), les politiques étatiques offensives ou défensives, l’évolution des normes, les possibles disruptions technologiques, les actions de lobbying venant d’acteurs périphériques (associations ou ONG par exemple), les attaques informatiques, juridiques ou médiatiques… et cette liste est loin d’être exhaustive ! Pour disposer de renseignements essentiels à sa survie et à son développement, l’entreprise va donc devoir disposer de multiples capteurs et être en mesure de transformer l’information en connaissance et surtout en décision. Tout cela en veillant à rester dans les clous de l’éthique, un faux pas (espionnage, manipulation de l’information, erreur de communication par exemple) pouvant entraîner une réaction en chaîne, clients et analystes financiers en tête.
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Les trois couleurs du renseignement économique : blanc, gris et noir
Pour ce faire, l’intelligence économique va travailler sur trois types de sources d’informations généralement caractérisées par trois couleurs : le blanc, le gris et le noir. Le blanc symbolise les sources ouvertes (OSINT – Open Source Intelligence) qui offrent un accès légal à l’information dans un monde où chacun est devenu aussi bien consommateur que producteur de données. Avec plus de 500 millions de membres, le réseau social LinkedIn en est un exemple criant. Pas besoin d’espions pour obtenir les CV des cadres d’un concurrent ou connaître le parcours de certains responsables publics. Mais surtout, les méthodes et outils de l’OSINT permettent de reconstituer des réseaux, d’approcher des décideurs ou de recruter des compétences. D’autant que dans certains secteurs clés, les champions nationaux peuvent recevoir l’aide des administrations. C’est le cas aux États-Unis ou en Chine où l’information circule particulièrement bien entre les entreprises et les services de l’État ! Dans les entreprises, les capteurs internes peuvent s’avérer redoutables dès lors que la collecte est organisée et que la remontée d’informations est effective : par exemple, lors de la visite de salons professionnels où les experts dépêchés sur place prennent des notes et des photos en temps réel pour les envoyer au siège sous forme de rapports d’étonnement. Le service de veille ou d’intelligence économique réagit et envoie de nouvelles demandes aux capteurs humains qui vont alors continuer leur quête de renseignements. Nous entrons ici dans l’univers du gris, à savoir des sources informelles dont l’accès n’est pas aisé, mais légal : interroger des clients, fournisseurs ou partenaires d’un concurrent cible, obtenir une liste de tarifs introuvable sur le site de la société, nouer des contacts qui seront utiles dans le futur. Dans certains grands groupes, tout retour de visite de salons ou de colloques appelle un débriefing et les cartes de visite récupérées sont scannées avec le nom des contacts en interne. Pour la conquête de nouveaux marchés, les entreprises font souvent appel aux services de l’État (ambassade notamment) ou à des prestataires privés qui vont notamment cartographier l’environnement : acteurs clés, barrières à l’entrée, échiquiers invisibles, analyse des risques, etc [simple_tooltip content=’Pour plus d’informations sur les prestataires privés, voir le Syndicat français de l’intelligence économique (Synfie) : www.synfie.fr. Pour ce qui est de l’État, voir en particulier le Service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE) du ministère de l’Économie : https://sisse.entreprises.gouv.fr’](2)[/simple_tooltip].
Restent enfin les sources dites fermées (le fameux noir). On pense immédiatement aux pratiques illégales d’espionnage (à ne pas confondre avec le renseignement dont il est une modalité), mais le champ est beaucoup plus large et complexe qu’il n’y paraît. Le noir concerne également toutes les informations classifiées en interne accessibles de manière restreinte suivant des niveaux de confidentialité et le besoin d’en connaître. Ainsi, les experts rappellent que nombre de connaissances stratégiques sont déjà dans l’entreprise… mais où ? Et comment y accéder ? Voilà l’un des enjeux majeurs du renseignement d’entreprise : trouver les bons chemins menant aux bonnes sources, exploiter et non seulement accumuler. Pas si simple quand il s’agit d’un groupe international avec ses milliers de salariés, ses nombreux contractants, ses métiers divers et ses filiales disséminées. Tout l’enjeu va être alors de gagner en agilité et d’éviter la paralysie. D’où le calcul à court terme d’user de moyens illégaux comme l’espionnage industriel, les interceptions ou les attaques informatiques, le plus souvent en faisant appel à des officines privées ou à des hackers. Nous ne sommes alors plus dans l’univers de l’intelligence économique, mais dans celui de la criminalité. La presse relate de temps à autre des affaires de ce genre et la DGSI publie régulièrement un flash d’ingérence économique qui évoque les actions dont les sociétés françaises ont pu être victimes [simple_tooltip content=’This is the content for the tooltip bubble’](3)[/simple_tooltip]. Mais franchir la ligne jaune est très risqué dans un monde économique ouvert où la réputation est un élément clé de la confiance sans laquelle les affaires ne peuvent se développer.
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Le couple agilité/paralysie
Dans une telle complexité et un univers de guet-apens permanent où les menaces peuvent se révéler être des opportunités (la meilleure défense n’est-elle pas l’attaque ?), l’intelligence économique doit être pensée à travers le couple agilité/paralysie [simple_tooltip content=’Voir le chapitre 4 du Manuel d’intelligence économique (sous la direction de Christian Harbulot), PUF, 3e édition, 2019.’](4)[/simple_tooltip]. De quoi s’agit-il ? Tout simplement de replacer le renseignement économique dans un processus de décision contraint par la relativité du temps, à savoir celui du processus de décision de son concurrent ou adversaire. L’agilité va consister à raccourcir sa boucle menant de l’observation à la décision puis à l’action en passant par une phase essentielle : l’orientation. Celle-ci consiste à transformer l’information en connaissance en produisant des images mentales qui soient le plus juste possibles. Ai-je les capacités d’attaquer ce nouveau marché ? Quels sont les risques ? Tel acteur peut-il devenir un concurrent sérieux ? En effet, l’histoire des défaites liées aux surprises stratégiques montre que les renseignements n’étaient pas absents, mais bien plutôt qu’ils n’avaient pas été pris en compte. Combien d’OPA hostiles réussies contre des états-majors d’entreprise pourtant alertés de l’imminence de l’offensive ! Les biais cognitifs ou biais de détection expliquent pourquoi, malgré des analyses concordantes, certains décideurs ne veulent pas en tirer les conclusions qui s’imposent. Apple, futur concurrent de Nokia sur la téléphonie mobile ? Pensez donc ! Le numérique, technologie appelée à s’imposer dans la photographie ? Voilà bien une idée considérée comme saugrenue par la direction du géant Kodak… Et les exemples ne manquent pas, ils se suivent et se ressemblent. D’autant que si l’entreprise n’est pas en mesure de raccourcir sa propre boucle OODA (Observation-Orientation-Décision-Action), elle prend le risque de voir celle de ses concurrents s’avérer plus agile par l’initiative et l’harmonie… quand ceux-ci ne viennent pas dans le même temps la déstabiliser par l’emploi d’actions offensives comme le débauchage de personnes clés, la propagation de rumeurs ou une action en justice savamment médiatisée. L’agilité des uns fait ainsi la paralysie des autres et réciproquement. En termes de paralysie, l’action concertée de General Electric et de l’État américain à l’encontre de la branche énergie d’Alstom sur fond d’extraterritorialité du droit, d’incarcération de cadres et de connaissance fine des réseaux politico-administratifs français constitue un modèle du genre [simple_tooltip content=’Olivier Coussi et Nicolas Moinet, « Extension du domaine de la prédation : la vente d’Alstom à General Electric », Revue française de gestion, vol. 45, n° 285, novembre-décembre 2019.’](5)[/simple_tooltip]. Mais ces actes de guerre économique dignes d’un roman ne doivent pas faire oublier que l’on est d’abord son pire ennemi. « Seuls les paranoïaques survivent » a ainsi souhaité souligner l’ancien PDG d’Intel dans un ouvrage prônant la remise en question permanente [simple_tooltip content=’Andy Grove, Seuls les paranoïaques survivent, Village mondial, 1997.’](6)[/simple_tooltip]. À ce propos, renseigner nous invite à réenseigner, instruire de nouveau, remettre en question. Dès lors, l’idée qu’il suffirait d’avoir la bonne information au bon moment pour prendre la bonne décision omet le cœur de ce qui donne au renseignement toute sa valeur : l’intelligence collective.