L’Espagne et la Chine, des relations encore à construire

29 février 2020

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Rencontre entre Felipe VI et Xi Jinping au forum "Future Energy", en juin 2017, à Astana au Kazakhstan, Auteurs : JuanJo-Martin/SIPA, Numéro de reportage : 00810438_000002.

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L’Espagne et la Chine, des relations encore à construire

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Débutées récemment, les relations entre l’Espagne et la Chine sont en pleine croissance. Pour Madrid, c’est une façon de se tourner vers l’Asie et de diversifier son aire d’influence au-delà de l’Amérique latine.

C’est à l’ère des grandes découvertes qu’Espagne et Chine commencent à entretenir des relations, au moins dans le domaine commercial. En 1585, par exemple, le prêtre espagnol Juan González de Mendoza publie à Rome son Historia de las cosas más notables, ritos y costumbres del Gran Reyno de la China, sorte de guide sur l’histoire, la géographie, les us et les coutumes de l’Empire du Milieu qui devient un ouvrage de référence en la matière [simple_tooltip content=’Terol Rojo, Gabriel, « La histórica relación cultural entre China y España » in Revista del Instituto Confucio, Madrid : Institut Confucius, n° 5, page 24.’](1)[/simple_tooltip]. En 1575, un lexique espagnol-chinois est rédigé par Martín de Rada tandis que Juan Cobo réalise entre 1588 et 1591 la première traduction d’un ouvrage en chinois dans la langue de Cervantes : le Mingxin baojian (intitulé Riquezas y espejo con que se enriquezca y donde se mire el claro y límpido corazón en espagnol), de Fan Libien [simple_tooltip content=’Id.‘](2)[/simple_tooltip].

Une histoire « récente »

L’histoire, la géographie et la politique séparent pourtant Madrid de Pékin au cours des siècles suivants. À l’époque contemporaine, la dictature franquiste (1939-1975) est peu propice au rapprochement entre les deux nations [simple_tooltip content=’Palacios Bañuelos, Luis, « Las relaciones entre España y China, una larga historia » in Historia Actual Online, Madrid : presses de l’Université du Roi-Juan-Carlos, 2013, n° 30, page 153.’](3)[/simple_tooltip]. Il faut attendre 1978 pour qu’une première visite officielle d’un chef d’État espagnol, le roi Juan Carlos, ne se produise dans l’Empire du Milieu [simple_tooltip content=’Río Morillas, Miguel Ángel del, « La conexión anticomunista sino-española: Chiang Kai-shek y Franco (1953-1973) » in Journal of History and Culture, n° 5, Birmingham : presses universitaires, 2017, pages 249-281 ; et Klein, Nicolas, « Les miettes du festin – Commentaire succinct sur l’insertion de l’Espagne dans la Nouvelle Route de la Soie » in Perspectives Libres, Paris : Éditions Perspectives Libres, 2019, n° 24-25 (« Dynamiques eurasiennes »).’](4)[/simple_tooltip].

C’est avec José Luis Rodríguez Zapatero, président socialiste du gouvernement espagnol de 2004 à 2011, que se produit un tournant dans les rapports sino-espagnols. Quelques mois avant de quitter la présidence de l’exécutif, il assiste en effet au Forum économique de Boao pour l’Asie, à Hainan. Cette réunion permet aux deux pays d’accélérer leur rapprochement économique.

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Des relations commerciales en plein essor

Alors que l’on attend un million de touristes chinois outre-Pyrénées en 2020 [simple_tooltip content=’« España espera recibir un millón de turistas de China en 2020 », El Economista, 31 mars ; et Hernández, Emilio, El turismo chino en España: oportunidad y nuevas tendencias, Madrid : Institut royal Elcano, 2018.’](5)[/simple_tooltip], les relations économiques sino-espagnoles n’ont jamais été aussi intenses qu’aujourd’hui. Ainsi, à l’image d’autres pays d’Europe du Sud, l’Espagne a-t-elle récemment vu plusieurs firmes chinoises acquérir des entreprises ibériques comme Urbaser (spécialisée dans le traitement des déchets et l’épuration de l’eau), Eptisa (ingénierie et conseil aux entreprises), Albo (qui commercialise des conserves alimentaires) ou encore Noatum (qui gère les démarches logistiques des compagnies dans les ports espagnols) [simple_tooltip content=’Fanjul, Enrique, 45 años de relaciones España-China: 10 hitos económicos clave, Madrid : Institut royal Elcano, 2018, page 4.’](6)[/simple_tooltip]. Quatre-vingt-seize entreprises chinoises opèrent outre-Pyrénées à la fin de l’année 2016 [simple_tooltip content=’« Chispaña », 20 minutos.’](7)[/simple_tooltip] et, bien que le déficit commercial espagnol envers la Chine soit abyssal (plus de 19,4 milliards d’euros, soit 78 % de son déficit commercial total) [simple_tooltip content=’Fanjul, Enrique, op. cit., page 4.’](8)[/simple_tooltip], les firmes hispaniques partent à la conquête du plus gros marché au monde. C’est le cas dans le domaine de l’industrie agroalimentaire [simple_tooltip content=’Moreno, Álvaro, « El sector porcino español, ¿daño colateral del acuerdo comercial de EEUU-China? », El Confidencial, 19 janvier 2020 ; et San Román, Ignacio, « Las denominaciones del Rioja, el cava y el queso manchego, protegidas en China », Cinco Días, 6 novembre 2019.’](9)[/simple_tooltip].

Ces derniers mois, le président chinois, Xi Jinping, a d’ailleurs trouvé dans le président du gouvernement espagnol, Pedro Sánchez, un partisan convaincu du libre-échange dans le bras de fer qui l’oppose à son homologue américain, Donald Trump [simple_tooltip content=’Sanz, Luis Ángel, « El presidente chino busca que España sea su «puerta a Europa» frente al proteccionismo de Trump », El Mundo, 28 novembre 2018.’](10)[/simple_tooltip]. L’enjeu est d’autant plus grand que notre voisin ibérique est devenu la tête de pont en Europe des multinationales chinoises de la grande distribution, à l’instar d’AliExpress [simple_tooltip content=’García Ropero, Javier, « AliExpress elige España para lanzar sus tiendas físicas en Europa », Cinco Días, 22 août 2019 ; et Dastis, Jorge, « Los gigantes del comercio chino aterrizan en la Comunidad de Madrid », ABC, 22 août 2019.’](11)[/simple_tooltip].

L’affaire Huawei

L’interconnexion sino-espagnole est particulièrement évidente dans le domaine de la téléphonie mobile, à tel point que le désistement de plusieurs géants du secteur venus de l’Empire du Milieu dans le cadre du Mobile World Congress de Barcelone de 2020, en pleine crise du coronavirus, porte un coup fatal à ce salon [simple_tooltip content=’Lorenzo, Antonio, « Las tecnológicas del Mobile abren la puerta a más bajas por el coronavirus », El Economista, 10 février 2020.’](12)[/simple_tooltip].

C’est en particulier le mastodonte Huawei qui s’intéresse de près à l’Espagne dans le cadre du développement de la 5G. Cette marque asiatique est la deuxième plus utilisée de l’autre côté de la frontière en matière de smartphones (19 % des ventes, derrière Samsung) et l’Espagne représente le deuxième marché européen de Huawei (19 % là aussi) après l’Italie [simple_tooltip content=’« Los españoles, entre los usuarios más afectados en la crisis de Huawei », ABC, 3 juin 2019.’](13)[/simple_tooltip].

La multinationale espagnole Telefónica collabore aujourd’hui étroitement avec les firmes chinoises dans l’installation du réseau 5G aussi bien outre-Pyrénées que dans les pays européens où elle est implantée, le Royaume-Uni et l’Allemagne [simple_tooltip content=’Parra Pérez, Águeda, « Europa, dividida por el 5G », Agenda Pública, 26 janvier 2020.’](14)[/simple_tooltip]. De quoi susciter l’ire de Washington, dont la guerre contre les compagnies de l’Empire du Milieu ne faiblit pas depuis plusieurs mois. L’objectif des États-Unis d’Amérique est de rester en première position dans la course aux nouvelles technologies et ils menacent directement Madrid au cas où la coopération Telefónica-Huawei se poursuivrait [simple_tooltip content=’Lorenzo, Antonio, « El veto de EEUU a Huawei colisionará con las ayudas de España y la UE al 5G », El Economista, 23 février 2020.’](15)[/simple_tooltip]. Dorénavant, le risque pour l’Espagne est de se voir privée d’informations fournies par les États-Unis si le gouvernement de Pedro Sánchez n’obtempère pas [simple_tooltip content=’Sierra, Marcos, « EE. UU. no compartirá información de sus servicios de seguridad con España por sus vínculos con Huawei », Vozpópuli, 20 février 2020.’](16)[/simple_tooltip].

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Les Nouvelles Routes de la Soie, occasion en or pour l’Espagne

Désireuse de renforcer ses connexions avec le reste du monde, l’Espagne s’intéresse bien vite au colossal projet de Nouvelles Routes de la Soie mis en place par Pékin dans les années 2010. Le programme de « la Ceinture et la Route » (OBOR) est, dès la présidence du conservateur Mariano Rajoy (2011-2018), un objectif prioritaire pour les géants espagnols de la construction [simple_tooltip content=’Calleja, Mariano, « Rajoy, en China, va una oportunidad para España en la Ruta de la Seda tras salir «con fuerza» de la crisis », ABC, 13 mai 2017.’](17)[/simple_tooltip].

C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre l’enthousiasme de nos voisins méridionaux pour la Banque asiatique d’Investissement dans les Infrastructures (BAII), créée en 2014 par la Chine et à laquelle s’adosse le projet OBOR. L’Espagne en est en effet l’un des 57 pays fondateurs et y apporte dès sa création plus de 1,6 milliard d’euros [simple_tooltip content=’« El Banco Asiático de Inversión en Infraestructuras liderado por China inicia sus operaciones », RTVE, 16 janvier 2016.’](18)[/simple_tooltip]. De fait, certaines de ces compagnies sont déjà engagées dans les projets qui intéressent le plus la Chine dans le cadre d’OBOR, comme Telefónica, qui participe à la mise en place d’un câble sous-marin entre le Cameroun et le Brésil [simple_tooltip content=’Serra Guevara, Javier, « La estrategia china de «Una Franja, Una Ruta», posibles consecuencias para España y oportunidades para las empresas españolas » in Boletín económico del ICE, Madrid : Secrétariat d’État au Commerce, numéro 3 072, février 2016, page 47.’](19)[/simple_tooltip]. De même, les grands opérateurs portuaires et une firme comme Navantia, acteur majeur de la construction navale [simple_tooltip content=’« Liderazgo de España », Madrid : Ministère des Affaires étrangères et de la Coopération, 12 juillet 2012, page 4.’](20)[/simple_tooltip], attendent d’importantes retombées de la part de la coopération avec Pékin [simple_tooltip content=’Serra Guevara, Javier, op. cit., page 47.’](21)[/simple_tooltip].

L’on peut aussi signaler le train de marchandises qui relie la capitale espagnole à Yiwu, ville de plus de 1,2 million d’habitants située dans la province du Zhejiang, considérée comme le « supermarché du monde » car elle abrite le plus important centre de distributions de marchandises de l’Empire du Milieu [simple_tooltip content=’« La nueva «Ruta de la Seda»: Zaragoza conectará con el «supermercado» más grande del mundo », Hoy Aragón, 13 juillet 2017.’](22)[/simple_tooltip]. Plus longue connexion ferroviaire au monde avec 13 052 kilomètres, ce « Train de la Soie » traverse 8 pays en 21 jours et commence à circuler en septembre 2014 [simple_tooltip content=’Parra Pérez, Águeda, « Cuatro grandes proyectos de la Nueva Ruta de la Seda », esGlobal, 7 mars 2018.’](23)[/simple_tooltip]. Les marchandises livrées dans la gare de Madrid-Abroñigal sont de très diverses natures : vêtements de marque, équipements de télécommunications, moteurs, outils électriques, etc. En échange, notre voisin pyrénéen renvoie vers la Chine de l’huile d’olive, du vin [simple_tooltip content=’Carbajosa, Ana, « El vino se topa con el invierno ruso rumbo a China », El País, 13 janvier 2015.’](24)[/simple_tooltip], des cellules photoélectriques, des composants d’électroménager, etc. [simple_tooltip content=’Xu, Chuchu, « El tren de la Nueva Ruta de la Seda », El Mundo, 19 octobre 2017.’](25)[/simple_tooltip] Certains vont jusqu’à parler de Madrid comme de la « capitale occidentale » du projet OBOR car, dans le sillage de ce train, Chine et Espagne ont décidé de renforcer leurs liens, notamment en matière juridique.

Les limites d’une coopération

Pourtant, les relations sino-espagnoles, que ce soit en matière politique ou commerciale, restent relativement limitées par rapport à ce que l’on pourrait en attendre. Ainsi le train Madrid-Yiwu repart-il partiellement vide de la gare d’Abroñigal, ce qui traduit le déficit commercial dont Madrid souffre à l’égard de Pékin [simple_tooltip content=’Carbajosa, Ana, « El tren Madrid-Yiwu circula a medio gas », El País, 21 mars 2016.’](26)[/simple_tooltip]. Plus généralement, en tant que quatrième économie de l’Union européenne, l’Espagne ne représente ainsi que 4 % du commerce extérieur chinois total. La stratégie espagnole en Extrême Orient reste passive puisque l’Italie, l’Allemagne ou même les Pays-Bas entretiennent des rapports politiques très intenses au plus haut niveau. Même la Norvège ou la Suède sont plus ouvertes que l’Espagne aux investissements directs venus de Chine [simple_tooltip content=’« España, a la cola de Europa en China », Dirigentes digital, 19 février 2018.’](27)[/simple_tooltip].

Pour tenter de rester dans la course, notre voisin ibérique peut sans doute compter sur son soft power. Madrid peut ainsi s’appuyer sur le succès chinois de la langue de Cervantes, avec une généralisation de son apprentissage à tous les niveaux, un nombre croissant d’étudiants à l’Institut Cervantes de Pékin ou à la Bibliothèque Cervantes de Shanghai (inaugurée en 2007 par Philippe et Letizia, qui étaient alors prince et princesse des Asturies) [simple_tooltip content=’« Biblioteca Cervantes de Shanghái cumple 10 años en pleno boom del español », La Vanguardia, 11 novembre 2017.’](28)[/simple_tooltip] ou encore l’organisation de concours annuels d’espagnol à la télévision publique chinoise [simple_tooltip content=’« Joven gana concurso de español en la televisión china », Telemundo 47, 19 novembre 2017.’](29)[/simple_tooltip].

C’est à partir de ce levier que l’Espagne sera en mesure de combler ses lacunes et de se tourner plus résolument vers l’Est sans renier son historique tropisme latino-américain [simple_tooltip content=’Klein, Nicolas, interrogé par Blanchet-Gravel, Jérôme, « Reconquista diplomatique de l’Espagne en Amérique latine », Sputnik, 19 février 2020.’](30)[/simple_tooltip].

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Photo : Rencontre entre Felipe VI et Xi Jinping au forum "Future Energy", en juin 2017, à Astana au Kazakhstan, Auteurs : JuanJo-Martin/SIPA, Numéro de reportage : 00810438_000002.

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À propos de l’auteur
Nicolas Klein

Nicolas Klein

Nicolas Klein est agrégé d'espagnol et ancien élève de l'ENS Lyon. Il est professeur en classes préparatoires. Il est l'auteur de Rupture de ban - L'Espagne face à la crise (Perspectives libres, 2017) et de la traduction d'Al-Andalus: l'invention d'un mythe - La réalité historique de l'Espagne des trois cultures, de Serafín Fanjul (L'Artilleur, 2017).
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