Antoine Poidebard, prêtre jésuite, archéologue, explorateur et agent du renseignement a joué un rôle de premier plan dans l’Orient du début du siècle. Un livre richement illustré vient retracer sa longue carrière.
Publié à l’initiative de Lévon Nordiguian, directeur de la photothèque de la Bibliothèque orientale de l’Université Saint-Joseph, ce livre-album vient compléter toute une série de publications consacrées au flamboyant jésuite Antoine Poidebard (1878-1955) [simple_tooltip content=’Cf. en particulier, Lévon Nordiguian, Fabrice Denise (dir.), Une aventure archéologique, Antoine Poidebard, photographe et aviateur, Parenthèses, Presses de l’Université Saint-Joseph, Éditions du Musée d’Arles et de la Provence antiques, 2004.’](1)[/simple_tooltip]. Missionnaire, archéologue, agent de renseignements et aviateur, le père Poidebard qui vécut une grande partie de sa vie à Beyrouth a légué à l’université Saint-Joseph fondée par les Jésuites en 1875, ses archives, ses carnets et de nombreuses collections de photographie. On connaissait les exploits du « Jésuite volant » dans la Syrie et le Liban de l’après-guerre : grâce au soutien de l’aviation militaire française du Levant, Poidebard a été un pionnier dans le domaine de la photographie aérienne appliquée à la prospection archéologique. Mais sa participation quelques années auparavant en mars-septembre 1918 à une mission sur les routes de la Perse est beaucoup moins connue. Celle-ci s’inscrivait dans le vide créé par l’effondrement du front oriental après la révolution russe : l’avance turque risquait alors de submerger le Caucase jusqu’à Bakou, et peut-être de réussir au-delà de la Caspienne la jonction avec le Turkestan. Un véritable cauchemar pour les Britanniques qui craignaient que Turcs et Allemands ne parviennent à se frayer un chemin sur la route des Indes.
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Une expédition à travers la Perse
Pour conjurer ce scénario, l’État-Major britannique conçut deux missions à travers le territoire « neutre » de la Perse : la Dunsterforce dirigée par le Général Dunsterville déployée depuis Bagdad devait tracer sa route par le nord-ouest de la Perse jusqu’au Caucase tandis que la Malmiss, dirigée par le Général Malleson, devait quant à elle rallier le Turkestan russe par le nord-est. Ces deux missions, aussi périlleuses qu’inutiles, mobilisèrent de petits corps expéditionnaires et une poignée d’agents opérationnels, de véritables aventuriers comme, par exemple, Reginald Teague-Jones [simple_tooltip content=’Cf. Taline Ter Minassian, Reginald Teague-Jones, Au service secret de l’Empire britannique, Paris, Grasset, 2012.’](2)[/simple_tooltip]. Elles avaient l’une et l’autre pour objectif de gagner à la cause des Alliés la Transcaucasie et la Transcaspie. Associé en tant que représentant du gouvernement français à la Dunsterforce du Général Dunsterville – qui inspira à Rudyard Kipling le jeune personnage de Stalky- Antoine Poidebard accompagna donc les Anglais dans cette folle entreprise : mille kilomètres en Ford à travers les pistes boueuses d’une Perse en proie au chaos et à la famine, une navigation sur la Caspienne –la seule mer jamais fendue jusque là par la quille d’un navire anglais !- et une expédition en avion au secours des chrétiens d’Ourmiah, l’expédition tourna à plus d’une reprise à la tragicomédie.
Les carnets minutieusement tenus de Poidebard dont l’éditeur livre ici de larges extraits associés aux images permettent une plongée inédite dans un théâtre relativement méconnu de la Première Guerre mondiale. Missionnaire et homme de foi, Poidebard est doué d’un esprit scientifique et systématique qu’il applique à chacune de ses entreprises. La prise de notes quotidiennes, les photographies classées, légendées et rassemblées par leur auteur dans des albums ne sont pas de simples souvenirs de voyages : Poidebard s’en est servi pour la rédaction de ses rapports puis, après la guerre, pour l’écriture d’un livre consacré au rôle géopolitique de la Perse. Orientaliste érudit et homme de foi énergique, Poidebard débute en Perse une carrière « diplomatique » au service de la France de la IIIe république.
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Une expédition diplomatique et scientifique
L’expédition de Dunsterville à laquelle le lieutenant Poidebard a été affecté devait démarrer de Bagdad au printemps 1918. En marge des préparatifs de la mission de Perse, Poidebard poursuit son apostolat en rendant visite à diverses congrégations religieuses. Les Sœurs françaises de Bagdad viennent alors d’inaugurer un établissement hospitalier qui recueille nombre d’orphelins rescapés du génocide arménien.
« Nous arrivâmes ensemble avec le capitaine (A.T.Wilson) dans le service spécial où l’on soigne les jeunes filles arméniennes retirées par l’armée anglaise des mains des tribus arabes (la plupart sont originaires des provinces arméniennes de Van et d’Erzeroum). Visages horriblement tatoués, hébétés par la souffrance morale et la brutalité. Puis ce sont les petits orphelins et les hommes récupérés également…Une pauvre jeune fille de dix-huit ans nous raconte son exode terrible d’Erzeroum à Mossoul, restant finalement toute seule d’une nombreuse famille ».
En Arménie quelques mois plus tard, puis dans la Syrie et le Liban sous mandat français durant l’entre-deux-guerres, Poidebard ne cessera de s’impliquer dans l’action en faveur de ces réfugiés arméniens dispersés à travers tout le Moyen-Orient. Mais les carnets de Poidebard comportent également des renseignements précis sur la situation des autres minorités du Moyen-Orient, par exemple celle des villages Yézidis du Djebel Sindjar jusqu’à Mossoul. L’épopée persane de la Dunsterforce commence à la frontière irano-irakienne : les routes ou plutôt les pistes de la Perse à cette époque sont tout à fait impropres à la circulation automobile, les Britanniques tout comme Poidebard l’apprennent à leurs dépens dans cette expédition qui se déplace avec des mules, des chevaux et des automobiles.
À plus d’une reprise, celle du père Poidebard tombe en panne et plus d’une étape doit se terminer à cheval. Les carnets de Poidebard sont un relevé précis de l’état des routes de Perse en cette saison de débâcle et de pluies du printemps 1918. Arrivé dans la plaine de Mahi Dacht (Harunâbâd), Poidebard note que le parcours est impraticable par temps humide :
« Vaste plaine avec son caravansérail, nombreux villages dans la plaine. Cette plaine devait avoir de grande richesse avant la guerre. Maintenant tout est ravagé par les Russes se retirant chez eux… »
Mais c’est surtout l’arrivée à Kermanshah qui arrache à l’homme de foi un cri d’enthousiasme et des notations très précises.
« Paysage merveilleux. Le plus beau que j’ai vu de ma vie. La route fait un demi-cercle complet au nord autour de la ville, jusqu’au consulat anglais qui est situé sur la bordure orientale de Kermanshah. La ville passe pour être après Ispahan, l’un des plus beaux bijoux de la terre. Lieu de passage des 600 000 pèlerins allant à Kerbala ou à la Mecque. Recevons communication de dépêche de Téhéran arrivée pour nous le 28 mars (nous sommes le 5 avril) : route bloquée à Enzeli ; dangers de traverser sans avis ou aide de l’État-Major britannique ou russe allié. Route coupée par bolcheviks à Qazwin et Rasht. Frontière russo-persane gardée par les bolcheviks qui empêchent tout passage. Les avions arrivent de Bagdad apportant la poste. Toutes les roues cassent en atterrissant … Kurdes, Lors et Persans regardent passer les autos avec un regard béat et un sourire… ».
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Antoine Poidebard tirera de ce voyage épique une réflexion géopolitique d’ampleur publiée après-guerre, Au Carrefour des Routes de la Perse, dont la lecture est encore aujourd’hui indispensable pour comprendre la géopolitique du Moyen-Orient [simple_tooltip content=’Antoine Poidebard, Au carrefour des routes de la Perse, Paris, 1923.’](3)[/simple_tooltip]. À cette époque, les Européens et tout particulièrement les Britanniques étaient obsédés par le contrôle des grandes voies continentales vers l’Inde. La question de la viabilité des routes persanes, et particulièrement leur adaptation à l’automobile, fut finalement l’un des grands apports de l’expédition du printemps 1918. Elle était au cœur du conflit géopolitique de la fin de la Première guerre mondiale.
« En 1918, l’expédition du général Dunsterville allait ouvrir aux transports rapides une troisième voie parallèle, à l’ouest du plateau, la route Bagdad –Enzeli. Dès lors, la poussée allemande sur la route terrestre des Indes rencontrerait trois lignes de résistance établies par l’armée britannique en avant de la frontière indienne. Mais ces améliorations hâtives et coûteuses du temps de guerre ne pouvaient pas et n’ont pu survivre longtemps. Il fallait une expédition militaire, avec son luxe de pionniers, de voitures automobiles, d’approvisionnements en benzine et de patrouilles protectrices, pour maintenir les routes viables et sûres » [simple_tooltip content=’Poidebard, sur les routes de la Perse, pp. 177-178.’](4)[/simple_tooltip].
Arrivé le 5 novembre 1918 à Bakou où il retrouve le colonel Chardigny et le général Thomson, le commandant anglais des troupes d’occupation britanniques au Caucase, Poidebard est alors détaché auprès du général en chef de l’armée arménienne, le général Nazarbekof (Nazarbekian). Il lui faudra encore passer par Tiflis avant d’arriver à Erevan, le 13 décembre 1918. Il est alors le premier Européen à apparaître à Erevan assumant ouvertement ses fonctions d’officier français de renseignement pour les questions stratégiques et politiques. Un nouveau chapitre s’ouvre alors, celui de Poidebard diplomate au Caucase et représentant l’engagement humanitaire de la France. La mission de Poidebard sur les routes de Perse aura donc été le prélude de cet engagement.
Lévon NORDIGUIAN, Jean-Claude VOISIN, La Grande Guerre au Moyen-Orient, Antoine Poidebard sur les routes de la Perse, 1918, Presses de l’Université Saint-Joseph, Beyrouth, 2019, préface de Bruno Foucher, Ambassadeur de France au Liban, 135 pages.