Pour mettre au pas l’Europe de l’Est, le Reich a employé de nombreux moyens allant des déportations massives à l’invasion militaire. Cette période, aussi sombre et récente soit-elle, fait l’objet de bien des débats tant sa réalité, ses causes, ses terribles conséquences et l’histoire qu’on en a fait par la suite sont complexes et, parfois, instrumentalisées.
Professeur d’histoire contemporaine à l’Université Marc Bloch de Strasbourg, spécialiste de l’Allemagne, auteur notamment de Gustav Stresemann (1878-1929), Christian Baechler dresse une fresque des guerres à l’Est, à propos desquelles toutes les polémiques historiques ne sont pas éteintes, comme l’atteste le débat sur les accords de Munich du 30 septembre 1938 et le pacte Molotov-Ribbentrop du 23 août 1939. La guerre à l’Est, particulièrement meurtrière pour la population civile, a fait plus de cinq millions de morts en Pologne, dont trois millions de Juifs, près de 12,5 millions en URSS (avec les prisonniers de guerre, sans compter les pertes de l’Armée rouge) ; au total, 27 millions de victimes dont un million de Juifs, ainsi que près de dix pour cent des populations lituanienne et lettone, dont tous les Juifs. Si elle fut si meurtrière, c’est qu’il ne s’est pas agi d’une guerre classique, mais d’anéantissement, préalable à la restructuration raciale et à la réorganisation de l’espace conquis.
À partir de l’automne 1941, avec la confirmation de l’échec du Blitzkrieg à l’est et où l’entrée en guerre des États-Unis confirma pour le Führer la conjuration juive mondiale contre l’Allemagne, la politique de restructuration et la conquête de l’espace vital passent à l’arrière-plan : l’élimination des Juifs d’Europe devient sa priorité absolue, convaincu qu’il est la victime d’une conjuration juive mondiale. Comme le soulignait Hitler dans Mein Kampf, il ne s’agit pas de germaniser la population des pays conquis, mais de germaniser le sol, car la germanisation culturelle signifierait, à terme, une fusion avec les populations locales au détriment de la pureté de la race germanique. La politique allemande en Europe orientale pose ainsi le problème de la responsabilité de la Wehrmacht dans les crimes nazis, les exécutions massives par balle, le décès de millions de prisonniers soviétiques et la « solution finale ». La thèse d’une armée de professionnels non impliquée dans des crimes commis uniquement par les SS et la police de Himmler est, depuis bien des années, contredites par des travaux sur le sort des prisonniers de guerre soviétiques, puis par des études plus précises sur les opérations sur le terrain. Le but suprême des dirigeants nazis était de conduire une croisade contre le « judéo-bolchevisme » et de mener et gagner une guerre d’anéantissement à l’est : destruction du régime, décimation et mise en esclavage de la population slave, élimination des Juifs sous le couvert de la guerre contre le bolchevisme puis contre les partisans. Malgré des conditions extrêmement pénibles, l’Ostheer, chauffée par une intense propagande de type racial et mettant l’accent sur la supériorité morale et physique du soldat aryen, garda sa cohésion jusqu’au bout face à l’Armée rouge. La popularité de Hitler y persista plus longtemps que dans l’armée de l’ouest et dans la population allemande. L’attentat du 20 juillet 1944 contre le Führer suscita très peu de soutien dans l’Ostheer. Sur 17 millions d’hommes incorporés durant la guerre, près de 12 sont, à un moment ou à un autre, sur le front oriental. Sa participation aux crimes renvoie aussi à l’interrogation sur la responsabilité des Allemands dans les crimes nazis.
A lire aussi: Livre-Barbarossa, 1941. La guerre absolue
Même si la politique extérieure de Hitler présentait certains traits communs avec le pangermanisme traditionnel, elle s’inscrivit en nette rupture, dans la mesure où l’idéologie l’emporta, sur les considérations stratégiques. Pour Hitler, il ne s’agit pas simplement de résoudre le dilemme traditionnel de la sécurité de l’Allemagne, il s’agit de réaliser l’utopie spatiale et raciale. La Russie est au centre de son idéologie, au moins depuis la seconde partie de Mein Kampf. Elle représente d’abord l’espace vital agricole à conquérir pour assurer un sain développement du « corps du peuple allemand ». Il ne s’agit pas simplement d’écarter la menace russe mais de régler pour « mille ans » le problème du manque d’espace et de coloniser les terres conquises. L’URSS est également la personnification de l’ennemi idéologique à abattre, le judéo-bolchevisme, responsable de la défaite de 1918, une des formes de l’influence dissolvante du Juif, l’ennemi intérieur et extérieur de la nation. La guerre contre l’URSS est ainsi à la fois une étape vers la puissance mondiale du peuple allemand et une guerre contre l’ennemi absolu. Dès avant l’opération Barbarossa, on envisage des « dizaines de millions » de morts par famine ou exécution, et des expulsions massives au-delà de l’Oural, les Juifs étant une cible privilégiée. Les espaces libérés seraient colonisés par des millions d’Allemands du Reich, rendus disponibles par le remembrement agraire, les Volksdeutsche d’Europe, et même du monde, ce qui mettrait fin à une dissémination affaiblissant le « corps de la nation ». Une partie des Slaves serait maintenue sur place, réservoir de main-d’œuvre bon marché, tenue à l’écart de la population allemande pour éviter tout mélange. Avec l’échec du Blitzkrieg, les exécutions par balles deviennent systématiques, englobant femmes et enfants, et l’on prépare, à partir de la fin de 1941, l’extermination de tous les Juifs d’Europe par le travail et par le gazage dans des camps d’extermination. De nombreux indices plaident pour des impulsions venant de Hitler, mais qui ne sont pas forcément des ordres oraux explicites.
Depuis septembre 1939, la Pologne occupée est au centre du processus de radicalisation de la politique juive avec l’épuration ethnique, l’installation de Volksdeutsche et les projets de restructuration économique et sociale. Les SS ne sont pas seuls impliqués dans ces crimes. L’armée, l’administration civile, la bureaucratie ministérielle, les planificateurs économiques, la police et les auxiliaires locaux ont également participé au processus. L’importance de l’espace vital dans l’idéologie hitlérienne explique que les principaux compagnons de Hitler s’efforcent de prendre pied, d’une manière ou d’une autre, dans les territoires conquis à l’est. D’où un conflit de compétences concurrentes. Hitler est l’instance suprême de décision, tranchant les conflits entre ses lieutenants. Le succès, au moins dans une partie de la population, de la propagande nationale-socialiste visant à éveiller la « conscience raciale » des Allemands, s’appuie sur un racisme implicite à l’égard des peuples slaves et des Juifs orientaux, un racisme profondément ancré depuis le dernier tiers du XIXe siècle. Le terrain est propice à la propagande nationale-socialiste, qui reprend le thème de la supériorité sur les peuples slaves en insistant sur les aspects raciaux, facilitant ainsi l’adhésion de l’armée allemande à une guerre de caractère colonial. La confrontation en 1939-1941 avec une civilisation différente, qui a par ailleurs une dimension morale pour les soldats allemands, renforce la « conscience raciale » et la conviction de l’élection du peuple allemand. Il ne s’agit plus de « civiliser » les populations orientales, mais de les soumettre ou de les éliminer. La jeune génération, l’essentiel des hommes de troupe et des officiers subalternes, est la plus fortement imprégnée par la propagande nationale-socialiste. L’Est européen constitue pour elle une nouvelle frontière avec ses perspectives d’aventure et d’ascension sociale rapide. Conçue au départ comme une croisade régénératrice du peuple allemand, la guerre à l’Est est devenue son tombeau.