<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Alexandre maître de guerre

9 février 2020

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : Statue équestre d'Alexandre le Grand à Thessalonique : quand les armes rencontrent la philosophie, (c) Pixabay.

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Alexandre maître de guerre

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L’empire d’Alexandre n’a pas été forgé que par le fer et le combat. Ce chef de guerre est aussi un philosophe en armes, formé par Aristote, et un maître de guerre de génie, inspirateur perpétuel à travers l’histoire. 

Hérodote avait déjà dit les raisons de la victoire des Grecs sur les Perses. L’ordre cohérent des hoplites s’oppose à la multitude des Barbares. Ils ne combattent pas en phalange. Ils ignorent le logos et le nomos politiques, le « bien-vivre » en cité, l’art du débat et le partage isonomique du pouvoir – la loi égale pour tous. Dans l’Anabase de Xénophon, à Counaxa, malgré la mort de Cyrus le Jeune et celle des stratèges grecs piégés dans les quartiers de Tissapherne, la bataille elle-même montre la supériorité des fantassins grecs lourdement armés sur les combattants perses, et celle du principe de la bataille rangée, le « modèle occidental de la guerre » selon l’approche de Victor Davis Hanson.

Avant le choc d’Issos, lors du conseil tenu à l’annonce de la mort de Memnon, Darius III demande à l’Athénien Charidème qui lui a offert ses services s’il le trouve assez puissant pour renverser Alexandre. Charidème oppose alors au nombre formidable, au superbe appareil de l’armée des Perses – tout est or et pourpre –, la phalange des Macédoniens. Elle a l’air terrible. Sa ligne, farouche, abrite derrière ses boucliers et ses sarisses, des triangles inébranlables, une élite compacte de guerriers. Le guerrier y est lié au guerrier, les armes aux armes. C’est une masse hérissée de fer, attentive aux ordres des chefs, qui se développe en ordre de bataille, garde les rangs, se distend ou se ramasse. Ils savent faire face à l’ennemi, se porter à droite et à gauche, doubler les files et changer la forme d’un bataillon…

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L’armée d’Alexandre

 C’est sans doute en 359-358 que Philippe réorganise la phalange macédonienne. Selon Polybe et Diodore de Sicile, les innovations sont essentielles : on constate, d’une part, au niveau de l’armement lourd, un allongement considérable de la sarisse, une lance tenue à deux mains, qui passe de 2 à 6,50 mètres, la présence d’un petit bouclier recourbé attaché à l’épaule par une courroie, et, d’autre part, au niveau tactique, une phalange qui compte désormais 16 rangs de profondeur sur toute la ligne frontale. Elle triomphera en Asie.

Jusqu’en 330, l’armée d’Alexandre ne subit pas de modifications remarquables. Ses qualités sont la mobilité et une grande liberté dans les combinaisons des différents corps.

Alexandre tranchant le nœud gordien, symbole d’un roi philosophe.

L’infanterie lourde est caractérisée par son armement et son ordre de bataille. Les phalangites sont organisés selon le modèle grec des hoplites, mais armés de la sarisse et d’une courte épée grecque. Quand les sarisses sont abaissées, les pointes des cinq premiers rangs dépassent la ligne d’attaque, formant une muraille hérissée de fer, infranchissable. Les sarisses des phalangites qui suivent sont dressées vers le ciel. On a ainsi des masses de combat, parfaitement entraînées, à la fois lourdes et mobiles, qui apparaissent comme de véritables citadelles mouvantes.

La cavalerie joue un rôle décisif dans les batailles rangées par la combinaison de ses charges fulgurantes avec celles de la phalange. Elle est composée d’éclaireurs répartis en cinq escadrons et de huit escadrons lourds ou îles, dont l’un constitue l’Île royale, l’Ilè basilikè ou Agèma. C’est à sa tête qu’Alexandre charge habituellement.

L’armée d’Alexandre, en ordre de bataille, est divisée en deux parties : la gauche qui se tient sur la défensive et la droite qui porte l’attaque. Les différents corps sont organisés de droite à gauche de la manière suivante : les Agrianes, la cavalerie macédonienne, les hypaspistes, l’infanterie lourde, la cavalerie des alliés, la cavalerie thessalienne. L’infanterie légère commence le combat. Alexandre s’avance ensuite avec la cavalerie macédonienne. Les hypaspistes continuent l’attaque. La phalange s’avance en dernier lieu…

Après la disparition de Darius, la forme du combat change, l’enjeu est différent. La guerre alors, selon Diodore, devient effroyable. Il ne s’agit plus d’affronter l’ennemi dans une bataille rangée, mais de soumettre des peuples appartenant à un monde sauvage. En marge de la bataille rangée, Alexandre fait resurgir des formes de guerre enfouies, celles de la guerre homérique, celles des « héros-lions ». Voici le monde de la nuit, des embuscades et des chemins détournés dont il est question dans la Dolonie, au chant X de l’Iliade, dans lequel Diomède et Ulysse, revêtus de dépouilles animales, partent pour une chasse funeste dont le gibier est humain : « Ils allaient, sur leur chemin, comme souvent deux lions dans la nuit ténébreuse, au milieu du carnage, au milieu des morts, parmi les armes et le sang noir. » (Iliade, X, 297-298, trad. Y. Battistini)…

Alexandre donne à la force guerrière toute sa puissance. Ce ne sont plus des batailles aux effets limités. Il s’agit, sur un théâtre des opérations d’une ampleur jusque-là inconnue, de pousser le succès jusqu’à l’anéantissement de l’adversaire.

Par ailleurs, le roi des Macédoniens est avant tout le chef de guerre d’un peuple en armes. Il règne sur des hommes libres. Les guerriers, réunis en assemblée, à la manière des hoplites grecs de Xénophon dans son Anabase, peuvent être consultés ou entendus par le roi des Macédoniens. Cette assemblée, caractéristique des peuples indo-européens, qui fait songer à celle des guerriers mycéniens de l’Iliade, est, au cœur de la monarchie macédonienne, l’un de ses principes de gouvernement : partage et délégation du pouvoir avec la haute noblesse et les hétaires en particulier…

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Alexandre, le « philosophe en armes »

 En 1928, dans son Art de vaincre, Arthur Boucher met en lumière les influences, chez les Grecs, de la philosophie sur les choses de la guerre. Depuis Homère, la guerre est, en effet, l’objet de l’intérêt des philosophes. Socrate, qui dans le domaine des choses de la guerre, considère Homère comme son maître, conseille les stratèges athéniens venus lui demander son avis, comme Alcibiade, le « chasseur pourpre », et leur révèle le « discours homérique de la guerre » qu’il a lu dans l’Iliade. Aristote en aurait réalisé une édition commentée qu’Alexandre a emportée avec lui, jusqu’aux confins du monde, comme un ouvrage de tactique et de stratégie, un véritable art de vaincre.

Selon Héraclide, Homère a été un compagnon de son expédition. Le roi emporta la recension qu’Aristote avait faite de l’Iliade « et la mettait toujours avec son poignard dessous le chevet de son lit, l’estimant et la nommant nourriture ou entretien de la vertu militaire, ainsi comme Onésicrite a écrit » (Plutarque, Vie d’Alexandre le Grand, XII, trad. J. Amyot).

Le discours homérique de la guerre a pour objet essentiel d’organiser la bravoure selon trois principes : « Amener les soldats à vouloir obéir, à vouloir être braves – préoccupation constante du chef dans le domaine moral ; ménager leur vie – base de la tactique dans le domaine de la conception ; placer les plus braves en tête et en queue – base des formations dans le domaine de l’exécution. »

Le chef doit ainsi exalter, par l’émulation, le courage des guerriers, chercher la victoire en ménageant le plus possible la vie de ses hommes, et frapper là où l’ennemi a été habilement affaibli, comme c’est le cas lors de la fameuse manœuvre d’Alexandre à Gaugamèles.

Par la doctrine philosophique de la guerre dont il est l’héritier, Alexandre est maître d’un art et d’une science qu’il mène à leur degré suprême. Avec Alexandre, tout culmine. En philosophe, il est donc stratège.

Selon des principes énoncés par Socrate et mis en pratique par Alcibiade, Xénophon ou Philippe, Alexandre l’emporte sur une puissance formidable qui ne comptait que sur le nombre. Il se révèle le meilleur au combat, enfonçant les Perses là où leur dispositif est le plus important et rendu le plus vulnérable à la fois, surpassant les autres par sa vertu et son audace, exposant sa vie sans réserve selon l’idéal de la belle mort et la recherche du kléos, la gloire immortelle.

La formation serrée de la phalange, la disposition et le déploiement des troupes pour affaiblir l’adversaire, la mise en ordre de la ligne de bataille correspondant à une savante hiérarchie et à un esprit de compétition dans la bravoure au milieu des dangers, la rivalité entre unités de combat – miroir de la vertu homérique et recherche d’une tension nécessaire à la victoire –, tout cela, Alexandre le doit à une lecture socratique de l’Iliade, à une compréhension d’un univers fondé sur l’excellence et la recherche de l’exploit.

Pour Lendon – Soldats et fantômes. Combattre pendant l’Antiquité –, cette relation avec Homère fait de l’armée macédonienne la plus redoutable que les Grecs aient jamais connue.

Vaincre, c’est penser la guerre en vue d’un but à atteindre, la destruction des forces ennemies et le gain des plus grands avantages. C’est évaluer la nature de l’ennemi, mesurer ses capacités, analyser le rapport essentiel entre les moyens et la fin, considérer les écarts entre la guerre-idée et la guerre réelle, considérer l’action – la stratégie est une praxis –, comprendre le potentiel de la situation, la dynamis, et saisir le moment opportun pour intervenir, le kairos. La coïncidence de l’action et du temps (voir O. Battistini, Alexandre le Grand, un philosophe en armes).

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Des victoires sans fin

 Pour vaincre en Asie, on pensait, du temps d’Agésilas de Sparte, que 30 000 hommes suffisaient s’ils avaient une grande puissance de choc et une grande valeur. Avec Alexandre, ces deux conditions sont remplies.

La puissance de choc est réalisée par les six phalanges flanquées par la cavalerie lourde. L’armée est recrutée parmi les hommes les plus vaillants. Fière de sa valeur, ayant battu les Grecs à Chéronée, elle vaincra les Barbares, au Granique, à Issos, à Gaugamèles et à l’Hydaspe… Alexandre, que tous admirent et vénèrent pour sa vertu, son arétè, son audace, sa tolma, la supériorité de son courage et son désir de gloire, commande dans toute la force du terme. Il choisit, lucidement, le plus souvent les solutions tactiques et stratégiques les plus dangereuses ou en tout cas les plus audacieuses et, de ce fait, les plus décisives.

Tel est Alexandre, le « philosophe en armes »…

Biographie des personnes citées dans l’article. Par ordre d’apparition.

Hérodote (480-425). Auteur des Histoires, qui traitent notamment des guerres médiques.

Xénophon (430-355). Chef militaire athénien, mais ami de Sparte. Il a combattu en Perse au service de Sparte et a montré qu’il était possible de vaincre les Perses, ouvrant ainsi la voie aux conquêtes d’Alexandre. Il a dirigé la retraite des Dix Mille après la défaite de Cyrus.

Cyrus le Jeune (424-401). Soutenu par Sparte, il est néanmoins battu par Artaxerxès à la bataille de Counaxa. Xénophon est chargé de rapatrier les soldats grecs (expédition des Dix Mille).

Memnon de Rhodes (380-333). Chef des mercenaires grecs au service des Achéménides. Il s’oppose à l’armée d’Alexandre lors de son débarquement en Perse.

Darius III (380-330). Dernier roi achéménide. Vaincu par Alexandre à Issos.

Charidème (mort en 333). Général grec opposant à Philippe II et à Alexandre.  Il combat auprès de Darius III. Après s’être fâché avec lui, Darius le fait égorger.

Philippe II (382-336). Roi de Macédoine et père d’Alexandre.

Polybe (208-126). Historien grec admirateur de Rome. Militaire, il a notamment participé à la prise de Carthage.

Diodore de Sicile (né en 90 avant J.-C). Historien, auteur de la Bibliothèque historique, qui couvre l’histoire de l’Égypte, de la Grèce et de Rome jusqu’à Jules César.

Homère. (viiie siècle). Poète grec à qui l’on attribue l’Iliade et l’Odyssée.

Socrate (470-399). Philosophe, maître de Platon et de Xénophon.

Alcibiade (450-404). Général et homme politique athénien, neveu de Périclès. Il a participé à la guerre du Péloponnèse et notamment à la désastreuse expédition de Sicile. Il a combattu pour Athènes, Sparte et les Perses. C’est un personnage majeur du ve siècle.

Aristote (384-322). Philosophe et professeur d’Alexandre.

Héraclide de Cumes (vers 400). Il a vécu à la cour des Achéménides dont il a raconté le déroulement. Il nous reste quelques fragments de son œuvre.

Onésicrite (ive siècle). Disciple de Diogène. Il a écrit un ouvrage apologétique d’Alexandre, aujourd’hui perdu.

Plutarque (46-125). Auteur des Vies parallèles, biographies croisées de Grecs et de Romains.

Agésilas de Sparte (444-360). Chef militaire réputé pour son courage et sa magnanimité. Plutarque et Xénophon ont écrit sa biographie.

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Photo : Statue équestre d'Alexandre le Grand à Thessalonique : quand les armes rencontrent la philosophie, (c) Pixabay.

À propos de l’auteur
Olivier Battistini

Olivier Battistini

Olivier Battistini est né à Sartène, en Corse. Il est Maître de conférences émérite en histoire grecque à l’Université de Corse, directeur du LABIANA, chercheur associé à l’ISTA, Université de Franche-Comté et membre du comité scientifique de Conflits. Auteur de nombreux ouvrages sur la Grèce ancienne, ses domaines de recherches sont la guerre et la philosophie politique, Thucydide, Platon et Alexandre le Grand.

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