Émergence ou réémergence ? Chine, Inde et Russie ont été dans un passé lointain ou récent des puissances dominantes. Elles ont toutes trois connu, à des époques différentes, des crises et un déclin prononcé. C’est à peu près ensemble qu’elles « réémergent », depuis une vingtaine d’années. Cette poussée spectaculaire en termes de statistiques est-elle capable de remettre en cause l’ordre mondial qui s’est installé parallèlement depuis 1991 ?
Ces pays connaissent un déclin, dès le milieu du xixe siècle pour l’Inde et la Chine, beaucoup plus tardif avec l’implosion de l’URSS pour la Russie, provoquant partout le même sentiment d’humiliation.
De plus, ces trois pays ont adopté dès 1917 ou après 1945 des systèmes de type socialiste, à des degrés divers, moins accentué pour l’Inde. Malgré quelques succès, le bilan se révèle médiocre : sans parler des massacres staliniens et maoïstes, on doit noter la stagnation économique, l’absence de compétitivité, les besoins de base non satisfaits. Emblématique, le cas de l’agriculture : un échec soviétique et maoïste alors que l’Inde, qui n’hésite pas à se tourner vers les États-Unis, réussit sa Révolution verte à partir de 1966.
Ils reviennent en force au prix de mutations économiques radicales
Chine, Inde et Russie engagent à des époques différentes leur transition. Dans les trois cas, il s’agit d’ouvrir et de libéraliser le pays.
Les résultats sont à la hauteur de ce qu’espéraient les économistes libéraux : les exportations et l’entrée des capitaux fournissent des devises qui permettent de financer l’investissement. En Chine l’investissement direct étranger (IDE) a atteint le montant record de 118 milliards de dollars en 2013. Durant la même période, l’Inde en a reçu 25 milliards. Cette dernière a également créé des zones spéciales orientées vers l’exportation, appelées zones de traitement pour l’exportation (EPZ), suivant l’exemple chinois.
La libération de l’offre explique l’apparition ou le renforcement d’entreprises qui s’affirment à travers la planète. La croissance est au rendez-vous. C’est la confirmation d’une méthode déjà éprouvée par les NPIA.
Mais cette émergence a-t-elle valeur de modèle ? Chine, Inde et Russie possèdent des atouts exceptionnels qui ne sont pas le fait de tous : les matières premières énergétiques pour la Russie, la population pour l’Inde et la Chine.
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Ils s’efforcent de jouer un rôle géopolitique majeur
L’émergence de ces pays est aussi géopolitique. Elle rappelle l’importance des facteurs quantitatifs comme fondement de la puissance (la taille, le nombre, les ressources). Elle s’accompagne du renforcement des armées.
En juin 2009 s’est tenu le premier sommet des BRIC (Brésil, Chine, Inde et Russie), à Iekaterinbourg, transformé en 2011 en sommet BRICS (avec l’admission de l’Afrique du Sud).
Par ailleurs chacun s’efforce de maintenir « l’étranger proche » (comme disent les Russes) sous influence : Union eurasienne pour Moscou, Association sud-asiatique pour la coopération régionale (SAARC) pour New Delhi, ASEAN + 3 pour Pékin. Sans parler des velléités expansionnistes, ainsi de la Chine dans les mers proches.
Trois pays qui provoquent le bouleversement de l’ordre mondial
Le centre de l’économie mondiale bascule
Les conséquences économiques sont surtout liées à l’émergence de la Chine. C’est elle qui compte le plus dans les échanges de marchandises et les flux d’IDE. Mais l’impact de l’Inde pour les services ne doit pas être négligé. Pour les pays du Nord, ce fait provoque un incontestable déclassement dont témoigne la hiérarchie mondiale des PIB. L’Inde et la Chine, respectivement 11e et 2e puissance en termes de PIB en 2013, devraient figurer d’ici 15 ans dans le trio de tête, les Etats-Unis rétrogradant au deuxième rang au profit de la Chine. La Russie, déjà 9e, devrait se rapprocher du top 5. A cette date, la France sortirait du top 10 pour se retrouver en 13e place.
Cette concurrence force les Occidentaux à garder un temps d’avance sur les pays émergents en matière de technologie.
En ce qui concerne les pays du Sud, l’Inde et surtout la Chine les concurrencent dans l’industrie des biens de consommation. En revanche, elles contribuent par leurs commandes à la hausse du prix des matières premières dont profitent beaucoup de pays, en Afrique notamment, mais aussi la Russie. Pour garantir ses approvisionnements, la Chine développe ses relations avec certains pays africains et leur apporte parfois une aide d’autant plus précieuse qu’elle se fait sans conditions (à l’inverse de celle du FMI).
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Les trois pays s’efforcent de contrer l’interventionnisme occidental
Va-t-on vers une alliance des trois puissances – ce que semble préfigurer l’Organisation de coopération de Shanghai qui a refusé le statut d’observateur aux Etats-Unis (l’Inde y est observatrice, la Chine et la Russie membres) ? À l’automne 2013, la Chine a appelé à « désaméricaniser l’économie mondiale ». L’Inde est montée au créneau en janvier 2014 pour dénoncer les choix de la Fed et leurs répercussions sur les monnaies émergentes. Quant à la Russie, elle a montré sa résolution à l’occasion de la crise ukrainienne. En juillet 2014, le sommet de Fortaleza entérine la création d’une Banque de développement qui peut devenir une solution alternative à la Banque mondiale.
La planète est concernée à cause du rythme rapide de la croissance de ces pays et de son caractère extensif
La croissance des émergents est facteur de pollution, mais aussi de gaspillage et d’épuisement des ressources. D’autant plus que ces pays rechignent à s’imposer des limitations dans ce domaine. La pollution des villes chinoises est générale et atteint des proportions dangereuses. L’Inde connaît de gros problèmes de gestion urbaine et d’épuisement de ses sols. Quant à la Russie, elle combine l’héritage prométhéen de l’URSS et la spécialisation dans l’extraction des matières premières.
Trois pays dont l’émergence est fragile et déstabilisatrice
Ils provoquent, à des degrés différents, des réactions hostiles
L’émergence se fait grâce à une ouverture contrôlée par l’État que les Américains considèrent comme déloyale qu’il s’agisse du non-respect de la propriété intellectuelle en Chine et en Inde, des subventions à l’exportation en Chine et de l’entrave aux IDE dans le secteur énergétique en Russie.
Le Nord conteste aussi le modèle que proposent ces pays. Il n’est pas conforme aux principes libéraux et démocratiques, même en Inde où le système des castes et le poids des facteurs religieux restent considérables.
C’est surtout la Chine et la Russie qui conduisent Kagan à évoquer un modèle autoritaire qui exerce un certain attrait dans tout le Sud (voir Conflits numéro 1).
Leurs succès économiques sont incomplets
La Russie doit encore démontrer sa capacité à dépasser le stade d’une simple économie de rente. Quant à la Chine, son principal défi est de s’appuyer à l’avenir sur son marché intérieur pour s’affranchir de la dépendance aux exportations. L’Inde doit de son côté résoudre les gigantesques problèmes de la pauvreté et de la médiocrité de ses infrastructures.
D’ailleurs la puissance économique de trois pays ne s’appuie pas sur les mêmes éléments. Cela peut cependant être un atout, car ils sont du coup complémentaires comme l’a prouvé récemment l’accord gazier historique entre Pékin et Moscou, portant sur la fourniture de gaz pour les trente années à venir, pour un montant de 400 milliards de dollars.
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Ils sont loin d’être toujours solidaires
La Chine et l’Inde restent deux pays concernés par des conflits frontaliers dans l’Himalaya. La Chine ne suit pas toujours la Russie, comme dans le cas de la Géorgie voire de la Crimée.
Avec la Chine, l’Inde et la Russie, c’est un nouvel ordre mondial qui émerge dans lequel il n’y a pas de « droits acquis ».