Il y a un siècle commençait la Première Guerre mondiale. Tout le monde s’attendait à une guerre courte, car la puissance de feu des armées industrielles et la rapidité relative de leurs déplacements en train laissaient à penser que la combinaison du feu et de la manœuvre rendraient les batailles plus brutales et plus décisives. La bataille de la Marne mit fin à cette illusion.
Après un mois de conflit, l’armée allemande se retrouvait à quelques kilomètres de Paris. Alors survint ce que Maurice Barrès appellera, trois mois plus tard, le « miracle de la Marne » : une contre-offensive victorieuse qui obligea les Allemands à reculer jusqu’à la Somme. Mais s’agit-il bien d’un miracle ?
De la « bataille des Nations » à la bataille des peuples
Un siècle avant la Marne il y avait eu Leipzig, surnommée par les vainqueurs « bataille des Nations » parce que s’y sont côtoyés et affrontés, quatre jours durant, Autrichiens, Suédois, Russes, Bavarois, Saxons, Prussiens et autres « Allemands », dont certains sont, au moins au début, aux côtés des Français avec des Italiens ou des Polonais. Elle mérite aussi ce nom parce que s’y joua le sort de l’Europe napoléonienne. Au total, sur un front discontinu d’environ 20 km, près de 500 000 hommes, soutenus par plus de 2 000 canons, se sont affrontés à Leipzig entre le 16 et le 19 octobre 1813, et 20 % furent tués ou blessés. Du jamais vu…
Quand on compare cette bataille à celle de la Marne de 1914, on ne peut qu’être frappé du changement d’échelle : si l’engagement a la même durée, il s’étend cette fois sur plus de 200 km et met aux prises environ quatre fois plus d’hommes (plus ou moins un million de part et d’autre). C’est qu’en un siècle les armées de conscription sont devenues la règle en Europe, concrétisant les idéologies nationales qui fondent désormais la légitimité de tous les États, qu’ils soient démocratiques ou autoritaires. Lorsque la guerre éclate, début août, ce sont les peuples qui se dressent les uns contre les autres, non seulement par la mobilisation générale décrétée partout en Europe, mais aussi par le phénomène de l’« Union sacrée » qui éteint les querelles politiques et enivre les foules urbaines grâce notamment au relais de la presse populaire. Du 2 août au 30 septembre 1914, la France a ainsi rappelé sous les drapeaux près de 4 millions d’hommes de 20 à 48 ans (les plus de 35 ans servent dans la territoriale, qui n’est pas sur le front), soit un homme sur 5, mais 80 % des hommes nés entre 1867 et 1899. Les insoumis ne représentent qu’1,5 % des mobilisés, 8 fois moins que prévu !
Pourtant, il flotte encore un parfum napoléonien autour de ce choc frontal où se joue (peut-être) l’issue de la guerre. La tenue de l’armée française y contribue, bien sûr, avec ses capotes bleu marine semblables à celles des grognards et ses pantalons rouges ! Il y a pourtant plus de 10 ans que l’armée propose d’autres couleurs, sans parvenir à convaincre les politiques ni l’opinion, jusqu’à l’invention du « bleu horizon », assemblage de fils bleus, blancs et rouges. Le nouvel uniforme est entériné fin juillet 1914… huit jours avant la déclaration de guerre. De toute façon, la guerre avec l’Allemagne condamnait les pantalons rouges car le colorant provenait de l’industrie chimique… allemande, et le bleu horizon se limita du coup à des fils bleus et blancs. Et rappelons que l’armée française fut la première à se préoccuper de camouflage dès 1915, inventant et le mot et la chose.
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Une contre-attaque soigneusement préparée
Visuellement, la carte évoque un plan de bataille du siècle précédent, où les divisions (quelques milliers d’hommes) seraient remplacées par des armées (au moins 100 000 hommes chacune), mais où la cavalerie aurait presque disparu. Significativement, c’est une reconnaissance aérienne qui déclenche la bataille de la Marne – c’est le premier cas dans l’histoire, et c’est le signe du changement d’ère qui s’annonce. De même, alors que l’avance des troupes allemandes depuis la Belgique (et la retraite française) s’est faite au rythme de la marche à pied, soit 30 à 40 kilomètres par jour, la manœuvre de concentration de troupes françaises à l’est de Paris doit beaucoup au chemin de fer.
Car la bataille de la Marne est tout sauf improvisée. Début août 1914, les Allemands envahissent la Belgique conformément au « plan Schlieffen » qui devait permettre une victoire sur la France en six semaines en massant 7 armées sur 8 à l’ouest, avant de se retourner contre la Russie, plus lente à mobiliser ; les Français s’y attendaient, mais ils sont surpris par l’importance des effectifs engagés du fait de l’utilisation d’une partie des réservistes en première ligne – 30 divisions allemandes face à 19 franco-anglaises. Ayant perdu la « bataille des frontières », Joffre prévoit une bataille d’arrêt entre Marne et Seine, lorsque les Allemands se seront aventurés entre les 2 môles défensifs de Paris et Verdun, avec des lignes de communication très étirées. Dans cette perspective, il organise une retraite en bon ordre de sa gauche, qu’il renforce avec des troupes fraîches et crée deux nouvelles armées, la VIe de Maunoury couvrant Paris, et la IXe confiée à Foch, au centre ; ces armées reçoivent des unités nouvellement mobilisées ou transférées depuis le front des Vosges et de Lorraine, stabilisé dans la dernière semaine d’août, grâce à un savant ballet ferroviaire.
C’est la fameuse reconnaissance aérienne du 3 septembre qui pousse Gallieni, le gouverneur de Paris, à réclamer la contre-attaque sans délai, dès qu’il est clair que la 1re armée allemande contourne Paris et expose son flanc à Maunoury. Joffre accepte d’anticiper la manœuvre prévue et s’emploie à convaincre French, commandant indépendant du British Expeditionary Force (BEF), d’engager à nouveau ses hommes déjà éprouvés par les batailles de retardement du mois d’août. Le 5, Maunoury avance et le 6 Joffre signe l’ordre enjoignant de cesser la retraite. Ainsi se justifie sa remarque agacée quelques jours après devant Poincaré : « Je ne sais pas qui a gagné la bataille de la Marne, mais je sais bien qui l’aurait perdue. »
« La discorde chez l’ennemi » (C. de Gaulle)
Celui qui l’a perdue historiquement, c’est l’état-major allemand ; non pas le seul chef d’état-major, von Moltke, qui en portera la responsabilité en étant « limogé », si vous permettez le demi-anachronisme [simple_tooltip content=’En 1914, Joffre démet de leurs fonctions 162 officiers généraux qu’il trouve inaptes à leur mission ; ils reçoivent une affectation d’attente à Limoges, d’où vient le verbe « limoger ». Mais cela ne concerne que les généraux français !’](1)[/simple_tooltip], mais toute la caste militaire. À commencer par von Schlieffen, chef d’état-major de 1891 à 1906 et concepteur du plan d’opérations, qui a sous-estimé les blocages logistiques auxquels sa manœuvre grandiose exposait l’armée allemande ; Schlieffen dont le déploiement déséquilibré est à l’origine des premières défaites face aux Russes (Gumbinnen, 20 août) qui obligèrent Moltke à prendre deux corps d’armée du front ouest pour les envoyer à l’est couvrir Berlin. Le mouvement tournant par l’ouest de Paris, visant une victoire à la fois militaire et politique, parut alors trop ambitieux et la 1re armée fut réorientée vers le sud-est.
Mais les commandants d’armée, en particulier von Kluck (1re armée) et von Bülow (2e armée), ont aussi leur part : ils se jalousent et supportent mal l’autorité distante du chef d’état-major. En ces jours cruciaux, ils coordonnent mal leurs mouvements : le premier néglige l’armée Maunoury et avance plus vite que ce qu’ordonne Moltke, franchissant la Marne dès le 4 septembre ; quand il est attaqué par l’ouest, il réalise une prouesse tactique en déplaçant en 24 heures son aile gauche de 100 km pour la placer face à Paris, mais crée alors une brèche qui expose le flanc de von Bülow à la poussée du BEF.
L’état d’esprit global du commandement est aussi en cause : obsédés par les francs-tireurs, les officiers ordonnent des exactions contre les civils dès l’invasion de la Belgique, qui font perdre à l’Allemagne la bataille de l’opinion mondiale dès l’été 14. D’une façon générale, le haut commandement allemand sous-estimera ses adversaires (ou surestimera ses propres capacités) pendant toute la guerre – l’exemple typique est la guerre sous-marine à outrance de 1917.
Von Kluck le révèle naïvement dans son analyse de la défaite de la Marne : « Que des hommes ayant reculé pendant dix jours, que des hommes couchés par terre et à demi-morts de fatigue puissent reprendre le fusil et attaquer au son du clairon, c’est là une possibilité dont il n’avait jamais été question dans nos écoles de guerre. » Bel hommage en creux à un théoricien français bien oublié dans son propre pays, Charles Ardant du Picq (1821-1870), dont l’œuvre souligne le caractère primordial des forces morales et, comme nous dirions aujourd’hui, de la psychologie des combattants. La bataille de la Marne a, de fait, été gagnée par la ténacité.
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Hommage aux « poilus »
Cette ténacité des combattants français – surnommés « poilus » bien avant les tranchées du fait de l’assimilation populaire entre système pileux masculin et bravoure – ne peut être mieux résumée que par l’attitude du lieutenant Charles Péguy, tué à la tête de ses hommes le 5 septembre, précisément au moment où il les exhorte à ne plus reculer. Des milliers de Péguy (rappelons que les officiers payèrent un plus lourd tribut que la troupe dans la « Grande Guerre ») furent nécessaires ces 5 et 6 septembre pour qu’effectivement l’armée française se tourne d’un bloc et refoule les Allemands interdits, mais non pas désarmés. Les combats du 6 au 9 septembre sont âpres, en particulier au centre où l’armée de Foch est soumise à une forte pression, les Allemands tentant de rompre le front pour conjurer la menace sur leur flanc droit. Mais finalement la 1re et la 2e armées allemandes doivent reculer pour échapper à l’enveloppement, et les autres armées suivent, en cascade, jusqu’à Verdun. L’armée française n’est pas vaincue, la guerre ne durera pas quatre mois, mais plus de quatre ans.
Les troupes françaises montreront encore cette ténacité lors de la bataille de Verdun, en 1916, au point que cette bataille est devenue la bataille mémorielle de la Grande Guerre en France, éclipsant la Marne pour le grand public ; comme si on lui faisait payer la supercherie ayant longtemps fait croire qu’elle avait été gagnée par les 600 taxis réquisitionnés, alors qu’ils n’ont transporté qu’une demi-division sur les 36 jetées contre la droite allemande.
Pourtant, Verdun n’est qu’un sanglant match nul stratégique, sans innovation tactique autre que la première lutte pour la suprématie aérienne et sans effet sur la suite du conflit autre que psychologique. Tandis que la Marne, elle, est doublement décisive puisqu’après le « miracle » de 1914, les mêmes lieux (un peu plus au nord en réalité) virent en juillet 1918 le début de la contre-offensive alliée qui devait refouler l’armée allemande jusqu’à l’armistice, et la première utilisation des chars Renault FT, qui préfigurent les futurs engins blindés bien mieux que les « monstres » testés de façon peu convaincante en 1917. En cette année de centenaire, ce sont les deux batailles de la Marne qu’il faudrait le plus commémorer.