Un descendant des révolutionnaires fondateurs de la République populaire, un homme pragmatique et même versatile, un cadre dont l’ascension méthodique s’accompagne de très peu de positions marquées, sinon en ce qui concerne l’orthodoxie des comportements ainsi que le nationalisme et l’armée : Xi Jinping est tout cela et ses convictions se déchiffrent à partir de sa généalogie familiale – complexe, car la modération et la réforme font aussi partie des héritages qu’il a reçus.
L’étendue des pouvoirs que Xi Jinping a aussitôt concentrés après son accession en novembre 2012, la mise au pas des manifestations les plus visibles du débat politique en Chine – tout aussi bien chez les ultra-nationalistes et les nostalgiques du maoïsme que chez les libéraux ou les démocrates – rompt avec l’indécision de la direction collective, longtemps présentée comme un moindre mal après l’ère du pouvoir tyrannique de Mao. Que fera-t-il de cette prééminence affirmée ?
L’ambition d’être une des deux grandes puissances mondiales, la légitimation du nationalisme et d’un lebensraum maritime chinois, la priorité absolue accordée à la sauvegarde d’un régime d’exception – celui du Parti unique – qui est pourtant sans doute pour les héritiers de sa génération le mode de gouvernance le plus naturel, enfin le maintien d’une économie contrôlée au sein de la globalisation sont sans doute autant de repères. Xi Jinping semble avoir d’emblée fermé la voie de la réforme politique, mais la variété des expériences qu’il a vécues au cours de son existence suscite une certitude : l’homme est capable de changer d’avis et n’est pas enfermé par les slogans qu’il crée.
Aristocrate rouge, peut-il un jour « tout changer pour ne rien changer » ?
Restaurer la cohésion du Parti
La rapidité et la force avec laquelle Xi Jinping a saisi ses pouvoirs ont surpris tous les observateurs. Certes, il était de notoriété publique le successeur désigné depuis cinq ans, quand la direction collégiale, sans doute contre l’avis du président Hu Jintao, avait inversé son rang avec celui de Li Keqiang dans l’ordre de succession : Premier ministre, Li Keqiang fait aujourd’hui figure de complément technocratique de Xi Jinping, et non d’un ailier politique. L’intensité de la lutte entre factions depuis 2009, qui éclate au grand jour en 2012 avec l’affaire Bo Xilai, et la minceur des options affichées par Xi Jinping, avaient fait penser à beaucoup que la cohésion du pouvoir chinois allait en s’affaiblissant d’une équipe à l’autre.
Or, Xi Jinping représente une sorte de restauration de cette cohésion, de l’idéologie et de la stratégie internationale, en s’appuyant sur le Parti plutôt que sur une réforme de l’État ou sur une phase nouvelle de l’ouverture. Il s’agit donc d’une modernisation par le Parti et par les « organes », dont témoigne à sa manière la création d’une Commission de sécurité nationale très marquée par l’impératif de sécurité intérieure du régime. La Chine connaît ainsi son « moment andropovien », du nom du dernier dirigeant léniniste de l’Union soviétique, prématurément disparu : l’action de Yuri Andropov pouvait se déduire de sa connaissance inégalée de l’Occident à travers les réseaux d’espionnage du Kominform qu’il avait dirigé quarante ans plus tôt.
En quoi la personnalité connue de Xi Jinping peut-elle expliquer le moment présent, et que peut-on en déduire sur son action future ?
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Enfance heureuse, adolescence difficile
D’abord, une extraordinaire nostalgie pour les années 1950 et 1960 qui constituent le cadre de référence essentiel de Xi Jinping. Xi Jinping est le fils de Xi Zhongxun, qui fut un proche collaborateur de Mao et que ce dernier nomma vice-Premier ministre en 1959, mais que le « Grand Timonier » n’épargna pas pendant la Révolution culturelle. Xi senior adopta des options réformistes et libérales après celle-ci.
L’enfance heureuse de Xi Jinping à Zhongnanhai, la résidence des familles de dirigeants, le groupe de référence qui s’y constitue avec d’autres enfants de hauts responsables du régime, y compris au début de la Révolution culturelle, expliquent en partie son attachement à cette période. La chute qui s’est ensuite produite a fait de cette époque un paradis perdu. Xi passe sept ans comme travailleur manuel dans une région pauvre du Shaanxi. Il l’a lui-même expliqué dans un très long entretien autobiographique en 2000 [simple_tooltip content=’http://www.nias.ku.dk/news/interview-2000-china%E2%80%99s-vice-president-xi-jinping-translated-western-language-first-time’](1)[/simple_tooltip], alors qu’il dirigeait la province maritime du Fujian : une fois passé par les régions pauvres du Nord-Ouest, il a en vain présenté à de nombreuses reprises sa candidature pour entrer au Parti. Il faut songer qu’à ce moment-là, son père Xi Zhongxun (sur lequel un documentaire en 10 parties sort aujourd’hui opportunément) était politiquement purgé. Pourtant dans son entretien, Xi Jinping invoque uniquement l’exemple d’un oncle, combattant révolutionnaire dans les zones rouges rurales : dès cette époque, Xi Jinping avait choisi de se placer sous une invocation collective et d’éviter la référence directe à son père. Il veut passer par-dessus la Révolution culturelle, non la remémorer.
Mao et l’armée
L’incroyable fréquence initiale des références à Mao depuis son accession au pouvoir a pu faire croire en un Xi Jinping maoïste. Ce n’est pas tout à fait le cas, ou du moins ce n’est pas le même Mao que celui de la Révolution culturelle.
Les poésies et références maoïstes triviales de Xi Jinping sont celles d’une génération de gardes rouges qui n’a pas connu d’autre école que celle de la propagande et de la vie ; le reste de son éducation est sans doute surfait, à commencer par un abondant doctorat (2002) sur les réformes économiques agraires dont de très nombreux éléments témoignent d’une aptitude à la synthèse : à noter que peu de dirigeants nationaux sont pourvus d’un doctorat – il est clair que Xi Jinping a voulu en s’en dotant couvrir toutes les éventualités.
Le programme d’austérité, de purification et d’examen des cadres qu’il suit aujourd’hui se rapporte bien plus à l’héritage de Liu Shaoqi, le n° 2 purgé par Mao en 1965, auteur de Comment être un bon communiste, le manuel essentiel du PCC des années 1940 et 1950. D’ailleurs, lors du Mouvement d’éducation socialiste de 1962 à 1964 qui précède et annonce les luttes de la Révolution culturelle, Liu Shaoqi avait adopté une attitude beaucoup plus impitoyable que Mao vis-à-vis des cadres locaux. Coïncidence ou non, le général Liu Yuan, réputé très proche de Xi Jinping, est le fils de Liu Shaoqi. Liu Yuan a lui-même inspiré en 2012 une purge anti-corruption du Département logistique de l’Armée populaire de libération.
L’armée est d’ailleurs l’autre référence fondatrice de Xi, à côté du Parti. Non seulement il a épousé la chanteuse militaire Peng Liyuan – dont les apparitions chaque année à l’équivalent chinois de l’Eurovision ont assuré la notoriété dans tout le pays – mais son retour vers le pouvoir après la Révolution culturelle passe par un épisode clef : il est secrétaire du général Geng Biao, lui-même secrétaire général de la puissante Commission des affaires militaires du Parti. Ni le président Jiang Zemin, ni surtout Hu Jintao n’avaient eu la même proximité avec une armée aujourd’hui dotée du deuxième budget au monde.
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Ce qui reste par contre mystérieux, c’est le rôle exact que Xi Jinping a joué pendant les années cruciales 2009-2012, celles où de vifs débats se sont levés en Chine – sur le nationalisme et la politique étrangère, sur la réforme politique ou le retour à une « ligne de masse » plus maoïste et autoritaire, sur l’étendue des réformes économiques « libérales » pour renouveler la phase de croissance rapide de l’économie chinoise. Xi Jinping y est resté remarquablement discret, même si quelques traces compromettantes existent : ainsi, en décembre 2010, il rendait visite à Bo Xilai à Chongqing et y faisait l’éloge de la campagne pour les « chants rouges » qui étaient considérés comme d’« extrême gauche », ainsi que d’une campagne anti-mafia qui a multiplié les exactions. Cela ne l’a pas empêché de régler le cas Bo Xilai à la veille de sa propre arrivée au pouvoir, en l’évinçant…
Une main de fer… dans un gant de velours ?
De Mao, Xi Jinping a sans doute retenu une leçon : ne plus jamais dépendre d’une direction collective, mais la dominer. Cruciale est sa première déclaration au pouvoir en novembre 2013 où il fait du Parti tout entier le « noyau dirigeant » et parle de « collègues », en somme de collaborateurs, et non de « camarades ». Une bonne source nous a indiqué que Xi Jinping, peu de temps avant son accession au pouvoir, avait dit vouloir « reprendre toute la maison familiale, et pas seulement y louer quelques pièces [simple_tooltip content=’Voir aussi François Godement, Xi Jinping’s China, ECFR, Juillet 2013, http://ecfr.eu/page/-/ECFR85_XI_JINPING_CHINA_ESSAY_AW.pdf.’](2)[/simple_tooltip] ». La métaphore est éclairante, à la fois sur le degré d’auto-légitimation successorale et sur la volonté d’établir un pouvoir personnel.
Xi Jinping récuse pourtant une caractéristique essentielle du maoïsme : le recours à la violence. Cela le distingue de Bo Xilai, un homme personnellement brutal et dont les purges à Chongqing ont été accompagnées de disparitions et de tortures. Sans doute, sur ce point, Xi Jinping est-il solidaire des craintes collectives des dirigeants rescapés de Mao, ainsi que de l’intelligentsia. Sa propre sœur a été victime de la Révolution culturelle, son père – purgé cinq fois au cours de sa longue carrière – a été emprisonné et torturé.
Le sort fait à Bo Xilai en 2013, avec un scénario de procès « dans les règles » quoiqu’arrangé, l’absence complète d’attaques personnelles contre Bo au cours du procès (dont l’objet a été extraordinairement circonscrit), ainsi que la peine prononcée (la prison à vie et non la mort), traduisent autant l’évitement de la violence que la crainte des réactions de la fraction de l’opinion chinoise prête à soutenir un chevalier populiste tel que le paraissait Bo Xilai. Xi Jinping est légitimiste, mais non populiste. Il a endigué les manifestations de rue de la gauche nationaliste, tout comme la présence sur la toile chinoise d’une droite libérale.
Cela ne fait pas de Xi Jinping un faible ou un hésitant – tous reproches que l’aile conservatrice a susurré contre Hu Jintao lors de sa dernière année de règne. Frapper la faction pétrole-sécurité incarnée par Zhou Yongkang, réduire ses prédécesseurs Hu Jintao et Wen Jiabao à un silence total, prendre en matière de contrôle idéologique les options les plus dures, utiliser publiquement les failles de la vie privée contre de hauts cadres, ce sont des options fortes. Gageons qu’elles sont affaire de contrôle plutôt que de parti pris programmatique : ainsi la purge du secteur pétrolier coïncide avec une participation directe de Xi Jinping (en voyage en Asie centrale) à l’investissement pétrolier à l’international, alors qu’on aurait pu croire que les ambitions seraient revues à la baisse dans un secteur très dépensier.
Fermeté en politique extérieure
Toute la politique étrangère et de défense de Xi Jinping témoigne de sa fermeté. Il rationalise la stratégie suivie vis-à-vis du voisinage : fusion d’organisations maritimes, création d’une commission de sécurité nationale, arrêt des débordements publics, mais fermeté sans appel vis-à-vis du Japon et poursuite de la poussée en mer de Chine du Sud. Mais cela doit-il surprendre ? Xi Jinping avait déjà été nommé responsable de la commission des affaires maritimes avant même la succession – c’est-à-dire investi du dossier le plus délicat de toute la politique étrangère chinoise d’aujourd’hui.
C’est plutôt aux États-Unis qu’est entretenu aujourd’hui le souvenir du passage à Muscatine (Iowa) de celui qui était en 1985 responsable de l’agriculture dans sa province. La ligne suivie vis-à-vis des États-Unis est claire : parler, mais concurrencer, et enserrer l’Amérique dans une relation d’égal à égal qui concède une sphère d’influence régionale à la Chine. C’est le sens réel de la formule de Xi Jinping au sommet de Sunnyland en juin 2013 : « Il y a place pour deux dans le Pacifique ». C’est aussi le sens du vocable récent de « nouvelles relations de grande puissance » qui gêne l’administration américaine et est fréquemment utilisé. Il est extrêmement difficile d’affirmer que les péripéties actuelles des relations de la Chine avec ses voisins (Inde, Japon…) tiennent à une différence de points de vue des appareils militaire et sécuritaire [simple_tooltip content=’L’étude la plus intéressante sur cette hypothèse est toutefois : Linda Jakobson et Dean Knox, New Foreign Policy Actors in China, SIPRI Policy Paper n° 26, Stockholm, 2010.’](3)[/simple_tooltip].
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Il n’existe guère de référence de sa part à l’Europe, où il effectue son premier voyage en mars 2014 (Paris, Berlin et Bruxelles), après de nombreux autres déplacements à l’étranger. N’ayons aucun doute que cette absence tient à la division européenne, la Chine jouant parfaitement de l’échelon national des pays européens : aucun, pas même l’Allemagne, n’est aujourd’hui à l’échelle d’une relation de puissance avec la Chine ni capable de soutenir une épreuve de force sur un des sujets symboliques que la Chine affectionne. La realpolitik chinoise attend de voir une Europe unifiée et efficace pour la prendre en compte d’une façon plus stratégique.
Un reconstructeur
La politique économique et les réformes sont évidemment le domaine où tous les partenaires, publics et privés, de la Chine, attendent Xi Jinping. Avant le 3e plénum du 18e Congrès, qui s’est tenu en novembre 2013, les expectatives tournaient à vide chez les observateurs étrangers, qui se saisissaient de la moindre réforme, ou projet de réforme, pour en faire l’annonce d’une étape majeure. Or, Xi Jinping avait déjà annoncé le contraire lors de son voyage à Shenzhen après son arrivée au pouvoir suprême, quand il a dénoncé le mythe de la « grande réforme » et a réduit celle-ci à un processus d’amélioration permanente. Un cadre qui est réputé avoir sa confiance dans ce domaine, Liu He, a répété cette idée de petits pas, qui est bien plus modeste que le slogan de Deng Xiaoping : « Tâter les pierres pour traverser la rivière ». Pour Xi Jinping, il n’y pas d’autre rive, pas de transition, mais seulement la réalisation d’un « rêve chinois » qu’il a seulement défini comme la restauration de la grandeur passée.
Après le 3e plénum, on est au contraire passé au trop-plein : près de 200 décisions ont été annoncées dans leur principe, sinon spécifiées. La marque du Parti est omniprésente – ce qui exclut une réforme politique à l’occidentale. Mais la légalité – dans le cadre de la suprématie du Parti – est soulignée, et il est fait allusion à une « démocratie consultative » : s’agit-il d’un mécanisme de consultation bureaucratique, ou d’un appel aux élites chinoises ? À nouveau, il faut rappeler qu’au milieu des années 1950, Mao et Zhou Enlai avaient – brièvement – revalorisé le rôle des intellectuels « patriotes ». Dans d’autres domaines, Xi Jinping ne choisit pas non plus : à l’évidence, les entreprises d’État vont être encouragées et en même temps encadrées, tandis qu’est affirmé l’appel au privé – y compris une allusion publique aux prises de participation par des banques étrangères.
Xi Jinping est tacticien et pragmatique, c’est ce qui lui a permis de remporter une victoire éclatante en novembre 2012 et de fédérer les vétérans. Dépositaire d’un immense pouvoir et d’une dynamique acquise, il n’est pas messianique et n’entretient pas l’espoir politique : la grandeur et l’influence de la Chine, exprimées à travers le « rêve chinois » lui suffisent. Il est probable qu’il n’ait pas à proprement parler de programme. Souvenons-nous d’un Deng Xiaoping en saint Jean-Baptiste, allant jusqu’à parler à ses interlocuteurs (un président français, puis des dirigeants africains) de la supériorité de l’économie de marché sur le socialisme, sachant jouer des espoirs politiques libéraux avant de les décevoir. En ce sens, le cynisme de Deng annonçait l’audace de ses réformes, un grand écart qui a créé la Chine d’aujourd’hui, capitaliste et néanmoins léniniste.
Avec Xi Jinping, compte avant tout le moment présent, celui de la restauration, et le maintien de la suprématie du Parti, le système qu’ont connu Xi Jinping et les autres héritiers, et qui est source d’une immense prospérité. Le reste est affaire de gouvernement, délégué à des employés que l’on contrôle et dont on vérifie les qualités personnelles.
Ceux qui veulent voir en lui un Gorbatchev caché, qui n’aurait embrassé les positions conservatrices que pour mieux les étouffer, prennent leurs désirs pour des réalités. Ceux qui le voient en potentat immobile négligent à la fois son sens tactique et son ambition. Xi Jinping est un reconstructeur, non un déconstructeur. Son entreprise de réaffirmation d’un contrôle sans équilibre des pouvoirs (checks without balances, pour paraphraser le concept anglo-saxon…) rencontre la tradition de la bureaucratie céleste.