Il peut sembler paradoxal, avoue d’emblée François Gipouloux, directeur de recherche au CNRS, qui enseigne à l’EHESS, spécialiste de l’économie chinoise, de comprendre la Chine du XXe siècle à partir d’une comparaison avec des cités maritimes méditerranéennes à la fin du Moyen-Age. Existe-t-il un empire plus continental que celui de la Chine, ni de culture plus éloignée de la mer, de ses métaphores de la liberté et de l’aventure entrepreneuriale ?
Pourtant du XIe au XVe siècles, la Chine a été une grande puissance maritime et les mutations qui travaillent aujourd’hui une économie encore très centralisée, en passe de devenir la première mondiale, aboutissent à un lent basculement vers une vocation maritime retrouvée. La marine chinoise n’est-elle pas la seconde dans le monde, elle dispose, depuis 2012, d’un premier porte-avions et entend s’en doter de deux autres. Elle poursuit une offensive permanente en mer de Chine du Sud, comme le rappelle Valérie Niquet dans une récente note de la Fondation de la recherche stratégique (23 juillet 2019) : « En 2018, la République populaire de Chine n’est pas revenue sur ses ambitions territoriales en mer de Chine méridionale. Elle occupe la totalité de l’archipel des Paracels et sept « éléments » qui n’ont pas le statut d’îlots dans l’archipel des Spratleys. Par ailleurs, la Chine a poursuivi ses travaux de remblayages des rocs ou bancs émergés qu’elle contrôle1. Pourtant, la Chine n’a procédé à aucune nouvelle occupation et, à l’occasion du 31ème sommet de l’ASEAN qui s’est tenu à Manille au mois de novembre 2017, Pékin a signé le traité d’amitié et de coopération avec l’ASEAN et s’est déclaré prêt à reprendre les négociations sur la mise en œuvre d’un code de conduite, initié sans progrès notable en 2013 ». Cet aspect de l’expansion maritime chinoise n’est pas isolé et s’inscrit dans un vaste mouvement qui n’a fait que. C‘est le grand mérite de François Gipouloux, qui a séjourné près de vingt ans à Pékin, Tokyo et Hong Kong, que de l’analyser dans bien de ses aspects et dans sa profondeur historique. Il nous montre en effet, qu’en Asie de l’Est, est en train de se constituer ou plutôt de se reconstituer après une longue éclipse, un nouvel espace économique, dont la cohérence n’est donnée, ni par des frontières, ni des ensembles d’Etats nationaux bien délimités – Chine, Japon, Corée du Sud, les 10 pays de l’Asie du Sud-Est, membres de l’ASEAN. Nous sommes en présence d’un corridor maritime, qui, de Vladivostok, accueilli en septembre 2012, le sommet de la zone économique du Pacifique, l’APEC, à Singapour, la ville Etat au succès économe éclatant, embrasse des fragments d’Etats nationaux et les recompose dans une dynamique unique fondée sur l’homogénéité progressive des espaces juridiques et des pratiques entrepreneuriales.
Ce faisant, cette dynamique scinde l’espace économique chinois en deux macro-régions ; les zones côtières, très intégrées dans les réseaux de sous-traitance internationale, et l’intérieur, fonctionnant sur une autre logique, plus continentale, moins marchande. Le phénomène n’est pas si nouveau qu’il y paraît. Il est intéressé de comparer les dynamiques maritimes en œuvre en Méditerranée, en Baltique et en mer de Chine du sud et d’examiner les structures d’échanges qui ont perspiré pendant des siècles, facilité le commerce, permis l’élaboration de formes originales du politique et inauguré une culture cosmopolite. L’auteur définit la Méditerranée asiatique comme celle formant le corridor maritime articulé sur plusieurs bassins interconnectés : mer du Japon, mer Jaune, mer de Chine du nord. Sans remonter trop loin dans le temps, on observe que la transformation en profondeur de l’économie asiatique qui s’est opérée depuis les accords de Plaza de 1985 – la montée du yen et l’essor des investissements japonais à l’étranger – s’est traduite par la diffusion d’un mode d’industrialisation japonais en Asie. Cette mutation plante le décor de ce qui adviendra durant la seconde moitié des années 1990, une régionalisation accrue des espaces économiques asiatiques. Elle invite à voir d’une autre façon la géographie, l’économie et les relations internationales en Asie. Nous ne pouvons guère nous arrêter sur les vastes développements historiques, géographiques et culturels de cet espace géographique, qui apparaît comme un nouveau centre du monde.
Faut-il suivre l’auteur lorsqu’il évoque en conclusion un avenir radieux de la Chine qui lui paraît inscrit dans son passé : un empire flexible et tolérant, une riche confédération dotée de la capacité d’influence appuyée sur des communautés polymorphes et pas seulement sur une hiérarchie contraignante. En revanche, la tentation de constitution de la Chine en un Etat-nation, au sens westphalien du terme, présente les risques d’un monstrueux avortement. On verra ce qu’il en adviendra. Car sans prétendre à une quelconque hégémonie, le Livre Blanc sur la défense, tout récemment publié, reste ferme sur la question de la mer de Chine méridionale. En ce qui concerne la mer de Chine méridionale, il note que : « des pays extérieurs à la région effectuent fréquemment des reconnaissances aériennes et maritimes rapprochées de la Chine et pénètrent illégalement dans les eaux territoriales chinoises et dans les eaux et l’espace aérien à proximité des îles et récifs chinois, portant atteinte à la sécurité nationale chinoise. « Les îles de la mer de Chine méridionale et les îles Diaoyu sont des parties inaliénables du territoire chinois ». Quoi qu’il en soit, il ne sera plus possible d’envisager l’avenir de la Chine sans prendre pleinement en compte sa dimension maritime et d’inscrire celle-ci dans la longue durée braudélienne.
La Méditerranée asiatique XVIe – XXIe siècle,CNRS éditions, François Gipouloux.