Le 15 avril 2019, jour du Lundi saint catholique, la flèche de Notre-Dame s’effondrait dans les flammes de l’incendie de la cathédrale. Le soir même, le président de la République faisait de Notre-Dame le centre de la planète médiatique, en appelant aux dons pour rebâtir l’édifice et en évoquant la possibilité d’un concours architectural international pour le restaurer. Ce faisant, il inscrit le bâtiment dans une perspective géopolitique qui est celle de la mondialisation.
Notre-Dame, devenue une icône de culture mondiale depuis près de deux siècles grâce au roman de Victor Hugo et de ses produits dérivés made in America, relève désormais non seulement de l’État-nation, mais aussi de l’ensemble des réseaux qui la relient, affectivement, visuellement, culturellement, avec des personnes situées sur l’ensemble de la planète. La dimension spirituelle de la cathédrale n’est pas absente du discours, mais elle passe au second plan. L’affectation de l’édifice au culte catholique n’est pas mentionnée dans le discours présidentiel du premier soir, même si elle l’avait été sur le premier tweet de la présidence, à tel point que l’archevêque de Paris s’en est ému le 17 avril en déclarant « le mot catholique n’est pas un gros mot ». Pourtant, la cathédrale blessée est aussi placée au cœur des réseaux du catholicisme mondial, par des prières publiques organisées en de nombreux lieux. La cathédrale, construite à l’échelle de la ville au xiie siècle, devenue emblématique de la nation au xixe, rayonne désormais à l’échelle du monde. La Fondation du patrimoine a reçu 17 000 promesses de dons issues de personnes résidant dans 160 pays, tissant ainsi un réseau de solidarité autour de la France.
1. La reconstruction est une affaire mondiale
Dans plusieurs cas déjà, la restauration ou la reconstruction d’une église a été une affaire géopolitique. Avec, suivant les cas, une logique plutôt nationale, ou plutôt transnationale. Dans tous ces cas, cependant, à la différence de Notre-Dame, il s’agit d’édifices ayant subi des destructions liées à des guerres ou à des volontés d’effacer la mémoire. Deux exemples sont particulièrement éloquents. Le premier est celui de la reconstruction qui sert à resserrer les liens entre deux pays pour sceller la paix. Lors du Blitz sur Coventry, du 14 au 15 novembre 1940, la cathédrale anglicane Saint-Michel est frappée par un incendie qui ne laisse subsister que ses murs et son clocher. À Berlin, l’église mémorial du Kaiser Wilhelm est gravement touchée par les raids alliés de 1943 à 1945. Lors de la reconstruction de ces deux églises, on a fait le choix d’un édifice contemporain placé dans l’immédiate proximité des ruines, volontairement laissées en l’état comme mémoire des destructions. Symboliquement, les deux édifices sont consacrés le même jour, le 25 mai 1962. En signe de réconciliation, l’église mémorielle de Berlin, qui change de nom pour devenir « Église du souvenir », reçoit une croix constituée de clous provenant de la cathédrale de Coventry. La réconciliation, l’ancrage à l’ouest des deux pays, passent par deux démarches mémorielles parallèles.
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2. Reconstruire après le communisme
Quelques décennies plus tard, l’Allemagne réunifiée symbolise sa renaissance par la reconstruction de la Frauenkirche de Dresde. Cette imposante église luthérienne bâtie dans la « Florence de l’Elbe » en 1726 sur les plans de l’architecte George Bärh avait survécu au bombardement au phosphore réalisé du 13 au 15 février par les Alliés. Mais ce jour-là, l’église, intacte, mais dont les pierres de grès avaient été cuites par les incendies, s’effondre sous son propre poids. La RDA communiste laisse volontairement l’église à l’état de gravats. En 1990, un réseau d’associations, en Allemagne mais aussi à l’étranger, polarise toutes les énergies nécessaires à une reconstruction de l’église en employant au maximum les pierres d’origine réutilisables. Les 125 millions d’euros nécessaires sont collectés et le land de Saxe et l’Église évangélique collaborent pour restaurer cet édifice et ainsi effacer à la fois la mémoire de la guerre et celle de la guerre froide.
Dans les autres anciens pays communistes, la reconstruction des églises incarne souvent la renaissance des nations et la redécouverte de leur identité civilisationnelle après des décennies de totalitarisme athée. Le retour de Dieu et de la nation vont de pair. Le chantier emblématique est la reconstruction de la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou. La cathédrale avait dès l’origine une double fonction nationale et religieuse. Le projet avait été lancé en 1812 par le tsar Alexandre Ier afin de doter Moscou d’une grande cathédrale, capable de rivaliser par ses dimensions avec celles des puissances occidentales. En 1931, l’église est dynamitée sur ordre de Staline pour faire place à un Palais des soviets qui ne vit jamais le jour et une piscine municipale vint en occuper l’emplacement en 1958. La Russie de Boris Eltsine entreprit la reconstruction de l’édifice. L’initiative revint, en 1990, au Saint-Synode de l’Église orthodoxe, mais c’est une loi de l’État russe qui en 1994 permet la démolition de la piscine et la reconstruction de la cathédrale inaugurée le 19 août 2000. Ce n’est donc pas la Russie en pleine réaffirmation de Vladimir Poutine qui rebâtit la cathédrale, mais bien la Russie humiliée de la décennie Eltsine qui mit en œuvre ce chantier exaltant une victoire et une identité civilisationnelle. Vladimir Poutine peut l’utiliser comme cadre à la réaffirmation de la grandeur de la nation. C’est là qu’il se rend, le 1er décembre 2017, à l’occasion du Synode du patriarcat de Moscou, peu avant sa réélection triomphale le 18 mars 2018.
3. Les églises sont religieuses et politiques
L’image d’Emmanuel Macron face à Notre-Dame en flammes relève donc d’une tradition qui met en rapport le pouvoir et les édifices religieux, même dans le contexte d’un État laïc. La cathédrale étant, par la loi de 1905, un édifice national, propriété de l’État et, par destination perpétuelle, un édifice religieux. Le président a ancré, dans ses discours, la reconstruction à la fois dans une logique de réaffirmation de la nation, et dans une logique transnationale. Toutefois, l’appel à la générosité est ambigu : aveu de faiblesse d’un État, pourtant parmi les plus puissants du globe, n’ayant pas les moyens de mener seul la restauration d’un édifice lui appartenant, ou volonté délibérée de faire de la restauration un outil de ralliement à l’intérieur et au-delà des frontières ? La restauration de Notre-Dame permet toutefois à Emmanuel Macron de faire ce que d’autres chefs d’État font dans le monde actuel : laisser sa marque sur un édifice religieux en apparaissant comme le maître d’ouvrage qui définit les délais du chantier, symboliquement fixés à un quinquennat. Au Moyen-Orient, chaque souverain ou chef d’État honore sa capitale d’une nouvelle grande mosquée et même parfois également d’une église, comme le président Al-Sissi dans la nouvelle capitale égyptienne. Notre-Dame permet au pouvoir français, dans le strict respect de la laïcité, de nimber le pouvoir d’une aura civilisationnelle et liée au religieux. Toutefois, il est à noter que, dans tous les cas précités, la plupart des édifices religieux nouveaux sont bâtis en styles historicistes. Faire le choix d’une flèche contemporaine serait une rupture, alors que la reconstruction à l’identique serait un geste politique rassurant. De plus, l’incendie étant, selon toute probabilité, d’origine accidentelle, sa commémoration n’a pas de sens politique aussi fort que ce que rappellent les églises de Coventry, Berlin ou Hiroshima. La dimension mémorielle du drame ne nécessite pas, en soi, que la forme de l’édifice en soit bouleversée, le souvenir de l’incendie pouvant être rappelé par un renouvellement du mobilier liturgique et la commande d’œuvres d’art commémoratives du drame et des acteurs du sauvetage de l’édifice. Il y a en tout cas, dans le chantier de Notre-Dame, quelque chose qui se joue de la « grandeur » de la France et de son président.