Géopolitique de la violence urbaine : entre réalité et représentations

3 décembre 2019

Temps de lecture : 14 minutes

Photo : Villeneuve, quartier de l Arlequin. Grenoble, (Isère), le 22 octobre 2014 Auteurs  : Pascal Fayolle/SIPA Numéro de reportage  : 00696190_000025

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Géopolitique de la violence urbaine : entre réalité et représentations

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Mehdi Ajerar est étudiant à l’Institut français de géopolitique (Paris VIII). Il est spécialisé dans l’approche géopolitique du risque. Il a réalisé un mémoire sur la visibilité du trafic de cannabis à Saint-Ouen. Il a réalisé une enquête de terrain dans le quartier de la Villeneuve (Grenoble) dont le présent article est issu.

 

Les violences urbaines sont depuis plusieurs décennies un sujet de préoccupation des pouvoirs publics et des acteurs sociaux. Dès les années 1970, la France connaît plusieurs vagues de violence dans les banlieues des grandes agglomérations : on parle alors d’émeutes. Le débat sur l’insécurité n’est donc pas un fait nouveau. En juillet 2010, l’agglomération de Grenoble est à son tour fortement touchée par le phénomène dans la zone de la Villeneuve. C’est ainsi que le 30 juillet 2010, le président de la République Nicolas Sarkozy prononce « son discours de Grenoble », à l’occasion de la prise de fonction du nouveau préfet de l’Isère, Éric Le Douaron, dans lequel il traite des questions de sécurité, d’immigration et de politique de la ville. À partir de cette période, le territoire de la Villeneuve est devenu un cas emblématique des expressions concrètes de violence urbaine. Plus globalement, la gestion du problème de l’insécurité s’est inscrite dans les agendas nationaux et locaux. Cette construction de l’insécurité comme catégorie de l’action publique s’appuie sur des outils permettant de quantifier les délinquances et leurs évolutions. Autrement dit, ce n’est plus l’affaire des seuls services de l’État, les collectivités locales s’y engagent aussi comme c’est le cas au sein de la commune de Grenoble et de son agglomération.

Plus tard le 2 mars 2019, Grenoble fait une énième fois la une des journaux en raison de violence urbaine lorsque deux jeunes originaires du quartier du Mistral à Grenoble âgées de 17 et 19 ans meurent dans un accident de scooter. Poursuivis par la police, ils ne portaient pas de casques et ils ont percuté un autobus. Les jours qui suivirent furent marqués par de nouveaux troubles à l’ordre public y compris à la Villeneuve. Ces événements ont réintroduit dans le débat public la question de la délinquance dans les grandes agglomérations françaises, mais ont également évoqué les violences policières.

Cet article vise à interroger le caractère criminogène de la Villeneuve, en se demandant dans quelle mesure ce territoire engendre de la violence. Il s’agit donc dans cette étude de tenter d’expliquer comment et pourquoi la Villeneuve est confrontée à des problèmes de violence urbaine, tout en replaçant l’espace géographique concerné dans un cadre plus large, à savoir, les grands ensembles HLM de banlieue.

I. Une cité HLM de banlieue sur le terrain

1. La réalité du terrain dans le quartier de l’Arlequin

 

Source des photographies : Mehdi Ajerar

Les deux photographies ci-dessus ont été prises dans le quartier de l’Arlequin (au sein du grand ensemble de la Villeneuve) à partir de la place du Marché. Mener une enquête de terrain, voire même rentrer en contact avec les habitants de ce lieu, est très difficile. En effet, ces derniers demandent systématiquement une explication à la présence d’étrangers au quartier, comme s’il fallait se justifier d’être simplement là. Lorsque la première étape de la prise de contact est franchie, la réponse des questionnés est « je n’habite pas ici ». Cela s’explique notamment par le fait qu’aborder les habitants au sujet des violences leur donne l’impression que la seule raison de s’intéresser à eux serait leur capacité à produire de la violence [simple_tooltip content=’Karine Gatelier Claske Dijkema, et Herrick Mouafo en collaboration avec Nathalie Cooren et Cyril Musila, Transformation de conflit : Retrouver une capacité d’action face à la violence, Paris, Éditions Charles-Léopold-Mayer, 2017′](1)[/simple_tooltip]

Cela dit, la pertinence de ces photographies tient dans ce que le paysage renvoie comme image : un espace terne et peu attractif. D’ailleurs, les étudiants étrangers (Africains) mobilisés pour cette enquête de terrain ne pensaient pas que de tels endroits existaient en France. Entre la tension ambiante, le comportement menaçant des habitants du quartier de l’Arlequin et leur origine ethnique, ces étudiants disaient « se retrouver en Afrique »[simple_tooltip content=’Pour mener à bien ce travail de recherche, nous avons demandé à des étudiants étrangers de participer à notre enquête de terrain afin de récolter leurs représentations et d’étudier la perception de la cité HLM de banlieue chez les Africains et les Arabes étrangers qui n’ont jamais vu ce genre d’endroits. Tous ont effectivement affirmé avoir eu l’impression de se trouver en Afrique.’](2)[/simple_tooltip].

Les adultes nés en France sont rares dans le quartier. Par ailleurs, 60 % des personnes interrogées souhaiteraient vivre ailleurs. Les habitants qui ont déjà été victimes d’un acte de violence pensent que cette situation est due au laxisme et à la négligence des forces de l’ordre. Ils affirment aussi que les médias n’exagèrent pas dans la diffusion des images concernant l’insécurité à la Villeneuve. Afin d’apporter des solutions face à la violence qui sévit dans leur quartier, les populations réclament auprès des élus un renforcement du dispositif sécuritaire et demandent que les fauteurs de troubles soient sanctionnés.

L’intérêt de présenter le quartier de l’Arlequin est de montrer que la réalité sur le terrain est toujours plus complexe que ce qu’on peut en lire ou observer de loin, notamment par écran interposé. L’Arlequin fait tache dans l’ensemble de la Villeneuve qui est globalement un territoire moderne et rénové. En ce qui concerne la rénovation urbaine, les personnes qui s’expriment sur ce sujet sont souvent des retraités ou des gens d’un certain âge alors que les jeunes qui sont les plus nombreux à habiter le quartier ont une perception différente de ce qui est beau. Peu de politiques publiques sur la rénovation ont été mises en place dans le quartier de l’Arlequin comme on peut le voir sur les photographies plus haut.

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Néanmoins, si la rénovation urbaine dans les cas de vétusté sévère des bâtiments est nécessaire – notamment ici où certains habitants pensent que l’état actuel des bâtiments ne répond pas aux normes sécuritaires – son impact sur les violences quotidiennes reste limité. Autrement dit, les jeunes à l’origine d’une délinquance récurrente ne se métamorphoseraient pas s’ils devaient habiter dans des quartiers plus attrayants. Par extension, un criminel reste un criminel, quel que soit son lieu de vie, une cité HLM délabrée ou un château luxueux. La modernité apparente dans d’autres endroits de la Villeneuve ne change rien au quotidien des jeunes à l’origine des violences qui se résume au chômage, à l’échec scolaire et au manque de revenus dans une société où le travail, la réussite scolaire et la consommation sont centraux pour être un citoyen reconnu.

2. Insécurité, violences, quartier : l’importance des mots

Dans les banlieues des grandes villes françaises, on observe depuis plusieurs décennies l’émergence d’une certaine forme de violence, mais il convient d’expliquer précisément ce que l’on entend par violence.

Généralement, on utilise l’expression de « violence urbaine » pour qualifier ce phénomène visible dans les banlieues, mais le terme « urbaine » cache la dimension sociale des violences. Il est plus précis de parler de « violences quotidiennes ». En effet, pour reprendre la sociologue Joëlle Bordet, ce sont les violences quotidiennes qui génèrent des problèmes « au sein de l’espace public dans les quartiers d’habitat social. Les situations sont effectivement critiques : il existe une réelle montée des tensions se traduisant par des insultes, voire des coups[simple_tooltip content=’Joëlle Bordet, Bernard Champagne et Antoine Kattar, « Régulation sociale et transformation des Violences quotidiennes dans les quartiers d’habitat social », Nouvelle revue de psychosociologie, vol. 1, n° 5, 2008, p. 119-134.’](3)[/simple_tooltip]».

Autrement dit, ce sont les actes de violence et de délinquance quotidiens qui créent de l’insécurité qui peut être définie comme le sentiment de vivre dans un environnement physique ou social favorisant les atteintes aux personnes et aux biens [simple_tooltip content=’Selon le dictionnaire Larousse’](4)[/simple_tooltip].

Ainsi, l’insécurité n’est pas urbaine par essence. Les médias influencent sensiblement les représentations de la géographie de la violence en ne montrant que des images des ensembles urbains or la ville ne monopolise pas les violences quotidiennes. Les espaces ruraux connaissent également des faits de violence, des homicides voire des assassinats. Le taux de violence dans les banlieues françaises y compris celui de Grenoble n’est pas nécessairement supérieur à des taux de violence que l’on retrouve dans les villages. De plus, la seule médiatisation des actes de violence dans les banlieues a pour conséquence d’augmenter et même d’aviver le sentiment d’insécurité.

Le traitement médiatique réservé aux banlieues est donc différent de celui au sujet d’autres zones où la violence est un problème. Prenons comme exemple la Zone A Défendre (Z.A.D.) à Notre-Dame-Des-Landes. Cette zone a été occupée illégalement pendant une dizaine d’années, de 2008 à 2018. Au départ, seuls des membres de groupes internationaux s’opposant au projet de l’aéroport sont présents. Mais très rapidement, Notre-Dame-Des-Landes devient le lieu de vie de squatteurs qui nuisent aux riverains. De nombreuses opérations d’évacuation ont été menées. Le 21 mars 2018, Sébastien Lecornu (secrétaire d’État auprès de Nicolas Hulot) affirmait : « L’État de droit est de retour » ; ce qui implique que ce n’était pas le cas jusque-là. De plus, selon des témoignages recueillis par le journal Ouest-France, les habitants de la ZAD optaient pour la loi du talion pour régler leurs différends, ce qui ne relève pas vraiment de la loi républicaine.

Certes, comparaison n’est pas raison et la ZAD présentait des caractéristiques assez atypiques et les grands ensembles HLM, contrairement à la ZAD, sont de véritables zones résidentielles où les habitants y vivent depuis très longtemps, avant le déclenchement des violences urbaines. Cela dit, le terme de « zones de non-droit » fut peu employé pour désigner cet espace alors que dans le même temps les cités de banlieue sont en permanence dépeintes par cette expression.

Il faut noter enfin que le terme de « quartiers » (souvent employé au pluriel pour parler de la « délinquance dans les quartiers ») est devenu galvaudé et dénaturé. Ces espaces sont autant des lieux de vie que les quartiers résidentiels pour les personnes de condition socio-économique aisée. Le quartier est d’abord une subdivision d’une ville ou d’un territoire. Un abus de langage qui tire son origine du discours politique tend à nommer les quartiers dits sensibles (par euphémisme) par le seul nom commun « quartier », dans un objectif de stigmatisation de ces lieux.

II. Un projet d’aménagement voué à l’échec

1. La Villeneuve de Grenoble, de l’utopie à la désillusion

La Villeneuve est un grand ensemble d’urbanisation situé au sud de Grenoble qui regroupe plusieurs quartiers et qui s’étend jusqu’à Échirolles, la deuxième plus grande commune du département de l’Isère. Cet ensemble forme une « ville dans la ville », une ville nouvelle, ou encore une cité intégrée.

C’est en 1965 que le projet « Ville Neuve » est lancé par les municipalités de Grenoble et d’Échirolles. L’objectif est de créer un vaste quartier moderne respectant la mixité sociale et qui permet de répondre aux demandes de logement d’une population grandissante. Un véritable laboratoire social émerge, influencé par les idéaux de mai 68 : jusque dans les années 1980, cet espace de vie est défendu par une bourgeoisie de gauche très militante. La Villeneuve est alors habitée par des enseignants, des travailleurs sociaux, des étudiants, ou encore par des ouvriers qualifiés. L’espace symbolisait l’antithèse des cités dortoirs et avait même une renommée internationale.

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Au cours des années 1980, les premières vagues d’immigration africaine arrivent et se transforment progressivement en vagues d’immigration de masse. Les nouveaux arrivants sont des migrants pauvres originaires d’Afrique, puis d’Afghanistan, du Kosovo (principalement des réfugiés kosovars) et d’Irak. Les habitants à la recherche de logements sociaux à Grenoble sont systématiquement dirigés vers la Villeneuve. Parallèlement, la municipalité a basculé à droite avec le maire Alain Carignon qui réduit les dépenses à destination du quartier qui se paupérise et fait fuir les soixante-huitards : la mixité sociale disparaît. Les années passent et la situation socio-économique s’aggrave.

Au début des années 2010, deux événements ont capté l’attention des médias sur l’espace de la Villeneuve dévoilant au grand public les violences qui s’y produisent. En juillet 2010, un habitant de la Villeneuve (Karim Boudouda) braque un casino à la station thermale d’Uriage-les-Bains située à quelques kilomètres de Grenoble. Il prend la fuite. Sa course-poursuite avec les forces de l’ordre se termine dans les dédales du quartier de l’Arlequin où il meurt sous les balles d’un policier. Cet événement fut l’élément déclencheur de violentes émeutes qui ont duré plusieurs nuits. Plus tard, en septembre 2012, deux amis nommés Sofiane et Kévin et âgés d’une vingtaine d’années sont brutalement lynchés par une quinzaine de jeunes originaires de la Villeneuve en raison d’un contentieux en plusieurs actes [simple_tooltip content=’Un contentieux qui part d’un simple mauvais regard entre deux jeunes, peut-être motivés par une histoire plus ancienne. Les jeunes en question se sont alors battus puis les grands frères s’en sont mêlés…’](5)[/simple_tooltip] et meurent poignardés par leurs agresseurs. L’affaire eut une forte résonance nationale en raison de la cruauté de ce double meurtre.

À la suite de ces graves violences, le quartier de la Villeneuve est classé parmi les Zones de Sécurité Prioritaire (ZSP). Créées en juillet 2012 à Saint-Ouen, elles ont comme objectif « de renforcer la sécurité de certains quartiers particulièrement touchés par une dégradation de l’ordre et de la tranquillité publics : vols avec violence, cambriolages, installation durable de vendeurs à la sauvette dans des secteurs touristiques, implantation de trafics de stupéfiants dans des halls d’immeubles ou dans les squares publics, présence de prostituées dans les parties communes d’habitation. L’idée forte de ce dispositif est la coopération. La codirection par le maire, le procureur de la République et le préfet de police permet de coordonner l’action de la police, de l’Éducation nationale, des autres services de l’État et des collectivités territoriales et associations. Les ZSP ont un principe de réversibilité, elles n’ont pas vocation à rester. Elles s’appliquent à un quartier donné, dont la superficie peut énormément varier d’un espace en ZSP à un autre.

 

Le sentiment d’insécurité est important chez les personnes âgées qui « n’osent plus sortir dans l’espace public où des groupes ont élu, parfois en partie, domicile [simple_tooltip content=’Karine Gatelier Claske Dijkema, et Herrick Mouafo en collaboration avec Nathalie Cooren et Cyril Musila, Transformation de conflit : Retrouver une capacité d’action face à la violence, Paris, Éditions Charles-Léopold-Mayer, 2017′](6)[/simple_tooltip] ». Par conséquent, la violence devient normalisée, un élément à part entière de la vie quotidienne. En février 2013, le collectif inter associatif Villeneuve Debout, a organisé un « repas citoyen » sur le thème des violences dans le quartier, en réponse au double meurtre de 2012. D’après un locataire présent ce jour-là, une bande d’une dizaine d’hommes sous l’emprise de drogues et d’alcool s’installait dans son couloir depuis quatre mois. Ils étaient très bruyants, utilisaient le couloir comme toilettes, bloquaient le passage aux résidents et tapaient sur les portes la nuit [simple_tooltip content=’Ibid‘](7)[/simple_tooltip]. Ces nuisances du quotidien, invisibles, constituent un élément de violence qui n’est pas toujours abordé dans les médias.

2. Une politique de la ville inefficace

En 1977 est mise en place la politique de ville, au départ sous le nom des opérations « Habitat et vie sociale ». D’après la Cour des comptes, la politique de la ville a coûté à l’État plus de 100 milliards d’euros entre 1990 et 2013 [simple_tooltip content=’Xavier Raufer, « Un dramatique échec : la politique de la ville », Université Panthéon-Assas-Département de recherche sur les menaces criminelles contemporaines, novembre 2014, 10 p.’](8)[/simple_tooltip]. Selon l’Observatoire national de la politique de la ville, le premier objectif est de « lutter contre les inégalités de tous ordres, les concentrations de pauvreté́ et les fractures économiques, sociales, numériques et territoriales. » Au fil des années, le nombre de quartiers concernés augmente et, progressivement, sont conçus comme des espaces d’exception.

La Villeneuve de Grenoble a bénéficié de nombreux équipements sociaux modernes : cinq établissements de formation professionnelle supérieure, six écoles primaires, trois collèges, une patinoire, quatre gymnases et huit équipements dits culturels. Il faut dire que le quartier s’étend sur 167 hectares, dont 66 d’espaces verts. La Villeneuve est l’un des quartiers les mieux dotés de Grenoble en matière d’aides à l’insertion, de centres sociaux ou encore de guichets pour les démarches administratives. En d’autres termes, à quelques exceptions près comme le quartier de l’Arlequin, la Villeneuve est un bel endroit.

Pourtant, cela n’a pas empêché le quartier de la Villeneuve de devenir un lieu où de graves crimes sont perpétrés et où la délinquance quotidienne est un mal chronique. À la fin de l’année 2017, le procureur de la République de Grenoble annonçait des chiffres sur la délinquance en forte hausse. En un an, Jean-Yves Coquillat a mentionné une augmentation de 10 % des cambriolages, de 8% des véhicules incendiés, de 26 % des vols violents sans arme et de 42 % des vols violents avec arme, le tout en l’espace d’un an.

Selon le syndicat Police Alliance, la délinquance à Grenoble serait 63% plus importante que dans les autres villes de la même taille. Le secrétaire du syndicat policier à Grenoble a déclaré en 2018 que des règlements de compte ont lieu toutes les semaines, ce qui l’a amené à surnommer la ville de Grenoble « le petit Chicago ». Par conséquent, le prix de l’immobilier a énormément baissé ces dernières années. De plus, après la mort de Karim Boudada abattu par la Brigade anticriminalité en 2010 et les émeutes qui ont suivi, les policiers avaient reçu pour ordre de ne plus pénétrer dans la cité de la Villeneuve parce qu’une bande de jeunes organisés souhaitaient venger leur ami du quartier. La vengeance signifie ici tuer un policier en représailles.

Les politiques publiques ont ghettoïsé les citoyens français et c’est une des raisons pour lesquelles la politique de la ville souffre de nombreuses carences. Ainsi, les gouvernements qui se sont succédé ont une part de responsabilité dans le problème des banlieues, pour avoir rassemblé dans un même lieu des immigrés concentrant les plus grandes difficultés socio-économiques.

III. Le trafic et la question raciale : deux réalités sensiblement liées

1. Un trafic de stupéfiants qui criminalise les jeunes issus de l’immigration

La Villeneuve de Grenoble n’a pas échappé à l’expansion géographique et sociale du trafic de drogue en France. Cette activité illicite, autrefois marginale et moins organisée, est désormais structurante dans beaucoup de cités HLM. Le trafic de stupéfiants n’est plus une économie souterraine, mais une économie parallèle extrêmement bien organisée et profondément ancrée dans le territoire. D’ailleurs, la délinquance est essentiellement due au trafic.

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Dans le grand ensemble de la Villeneuve, la majorité des acteurs du trafic de drogue sont issus de l’immigration. Comme le fait remarquer Béatrice Giblin, cela peut provoquer un amalgame et servir, chez certains, de justification à la xénophobie [simple_tooltip content=’Béatrice Giblin, « Éditorial », Hérodote n°162. Le 9-3 un territoire de la nation, p. 8.’](9)[/simple_tooltip]. Les guetteurs [simple_tooltip content=’Les guetteurs ou « choufs » sont des personnes (majoritairement de jeunes hommes et des adolescents, mais parfois des enfants) chargées de la surveillance et de la sécurité du territoire de deal qui perçoivent un revenu provenant des recettes de la vente du cannabis. Plusieurs fois par jour, ils préviennent les dealers de la moindre présence policière aux abords de la cité, par des hurlements intempestifs.Ce n’est pas le cas chez les familles issues des classes sociales les plus aisées.’](10)[/simple_tooltip] sont surnommés les « choufs » par les policiers comme par les dealers. Ce terme, qui vient de l’arabe dialectal maghrébin « chouf » signifiant « regarde/regarder », est employé pour désigner un rôle en bas de l’échelle d’une organisation potentiellement criminelle : cela n’est pas du tout anecdotique. Une telle évolution sémantique s’explique forcément par une implication importante des populations magrébines dans le trafic de stupéfiants. Un amalgame est fait en assimilant tous les jeunes des cités au trafic de stupéfiants. Or, culturellement [simple_tooltip content=’Ce n’est pas le cas chez les familles issues des classes sociales les plus aisées.’](11)[/simple_tooltip], ces populations ont tendance à plus fréquenter la rue et à traîner tard le soir. Il faudrait aussi mettre en avant les jeunes qui réussissent à s’en sortir [simple_tooltip content=’Nous parlons ici d’emplois valorisants comme les métiers d’ingénieur, de professeur d’université ou de médecins, non pas de carrières dans le sport ou le show-business inaccessible pour la plupart des gens et déconnectés de la vie des personnes.’](12)[/simple_tooltip] dans un environnement social aussi défavorable. Eux aussi existent et méritent qu’on leur porte de l’attention.

2. Les perceptions des communautés entre elles

La participation de populations issues de l’immigration à des affaires illicites déviantes (au sens sociologique du terme) compromet encore plus leurs chances d’améliorer leur condition socio-économique et ternit l’image de leur communauté en renvoyant d’elles des choses négatives. La participation des jeunes Maghrébins et Africains dans le trafic de drogues et dans tout acte de délinquance cause du tort non seulement à eux-mêmes, mais surtout à la communauté immigrée africaine dans son ensemble. L’image que peuvent renvoyer les populations concernées qui vivent dans les cités HLM (par les images des banlieues diffusées dans les médias) tend à former des amalgames chez les individus de tout le territoire national, phénomène observable par les motivations principales pour lesquelles les électeurs du Front national (Rassemblement national désormais) choisissent de voter pour ce parti, à savoir, l’immigration et l’insécurité .

Beaucoup de ces jeunes impliqués dans les trafics sont dans une position d’affrontement à l’égard de l’autorité. Pour eux, l’État ne leur a laissé aucune chance pour réussir et s’intégrer à la société. Le poids de l’Histoire coloniale résonne dans les têtes des acteurs du trafic, quelle que soit leur position au sein de la hiérarchie de l’organisation. Le mépris des autorités et des lois françaises encourage à faire carrière dans l’illégalité (dans le trafic de drogue principalement) et à y réussir financièrement. Les nouvelles générations de dealers sont très marginalisées, contrairement aux générations passées. La faute à une nouvelle vague d’immigration d’individus très peu voire pas du tout intégrés socialement [simple_tooltip content=’Mehdi Ajerar, La visibilité du trafic de cannabis : le cas de Saint-Ouen, mémoire, sous la direction de Jérémy Robine, Institut français de géopolitique, 2019.’](13)[/simple_tooltip]. Le sentiment de ne pas trouver sa place dans la société est largement partagé par les personnes d’origine immigrée encore aujourd’hui.

Conclusion

Les causes des violences quotidiennes et ainsi de l’insécurité sont multifactorielles et complexes. L’harmonie qui existait de la création de cette « ville dans la ville » jusqu’aux années 1980 a été rompue lorsque la mixité sociale a disparu. C’est lorsqu’il y a eu une immigration de masse dans le quartier que les violences ont commencé puisqu’en réalité c’est la condition sociale des immigrés qui est intéressante : la misère sociale a immigré à la Villeneuve, ce qui a fait fuir les anciens habitants. La mixité sociale est moins le mélange de personnes d’origine géographique différente que la cohabitation entre les riches et les pauvres.

Lorsque l’on étudie la violence dans les banlieues des grandes agglomérations, quatre écueils sont à éviter. Premièrement, ne pas tomber dans l’excuse sociologique : c’est-à-dire pour reprendre Karl Marx, partir de l’idée que « la pauvreté engendre le crime ». Si tel est le cas, alors pourquoi la criminalité en col blanc existe ? Deuxièmement, ne pas essentialiser l’analyse, autrement dit ne pas la fonder fondamentalement sur le constat selon lequel ce sont principalement des immigrés et descendants d’immigrés qui commettent des actes de violence à la Villeneuve. Troisièmement, ne pas chercher à expliquer la violence par l’origine géographique des habitants. L’espace géographique en tant que tel n’est pas générateur de violence.  Enfin, penser que l’insécurité et les problèmes de délinquance en France se limitent strictement aux banlieues. Comme nous l’avons énoncé plus haut, il existe dans les villages français des taux de violence aussi élevés.

La violence a donc des causes multiples, et ce n’est qu’en menant des enquêtes de terrain, comme nous l’avons fait ici à la Villeneuve, qu’il sera possible de comprendre les territoires et ainsi de permettre la résolution des conflits existants.

Temps de lecture : 14 minutes

Photo : Villeneuve, quartier de l Arlequin. Grenoble, (Isère), le 22 octobre 2014 Auteurs  : Pascal Fayolle/SIPA Numéro de reportage  : 00696190_000025

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Mehdi Ajerar est étudiant à l’Institut français de géopolitique (Paris VIII). Il est spécialisé dans l’approche géopolitique du risque. Il a réalisé un mémoire sur la visibilité du trafic de cannabis à Saint-Ouen. Il a réalisé une enquête de terrain dans le quartier de la Villeneuve (Grenoble) dont le présent article est issu.
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