<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’Empire khmer, six siècles d’une domination oubliée

3 décembre 2019

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Le temple Ta Keo dans le site d’Angkor.

Abonnement Conflits

L’Empire khmer, six siècles d’une domination oubliée

par

La civilisation khmère n’a pourtant pas commencé avec Pol Pot, mais bien onze siècles plus tôt avec la fondation d’un empire qui a marqué la géographie et l’histoire de la péninsule indochinoise.

L’Empire khmer fut l’un des plus importants d’Asie, non par la taille de son territoire, mais par sa longévité, du ixe au xve siècle. Il peut paraître étonnant de constater que les Khmers n’aient laissé aucune trace écrite de cette période alors qu’ils nous ont légué l’un des plus impressionnants complexes architecturaux jamais construits. En effet, à quoi peut-on comparer la cité d’Angkor ? Aux pyramides égyptiennes, au Machu Picchu et à Chichén Itzá, c’est à peu près tout. Le meilleur moyen pour comprendre l’histoire khmer et son expansion reste l’archéologie et la lecture des bas-reliefs narratifs des nombreux temples de la cité d’Angkor. Influencé par l’hindouisme, puis le bouddhisme, l’Empire khmer a dominé pendant près de cinq siècles ses voisins, Chams, Viêts et Thaïs, avant de sombrer brutalement dans l’oubli.

Domination des Khmers

Avant d’y installer son empire, l’ethnie khmer était présente dans la région asiatique correspondant aux États actuels du Cambodge, du Vietnam et de la Thaïlande, depuis près de deux millénaires. Dans une région sous domination indienne et chinoise, le peuple khmer est influencé par la première et adopte au fil de son histoire les croyances hindouistes. Au niveau géographique, cette région est essentiellement marquée par de grandes plaines, séparées uniquement par les reliefs élevés du Champa. Les différences géographiques ont pour conséquence de distinguer les Khmers eux-mêmes. Ainsi, le terme de Khmer Lœu est utilisé pour parler des « montagnards », les Khmers Kandal pour évoquer ceux des plaines et les Khmers Tonlé Sap pour parler des habitants qui vivent autour de ce gigantesque point d’eau, le Tonlé Sap, à la fois rivière et lac.

À l’origine, dans l’actuel Cambodge, se trouvait le royaume indianisé de Fou-nan, qui selon les sources chinoises aurait dominé la région du ier au vie siècle. Les trois siècles suivants sont marqués par l’emprise du royaume de Chenla. Plusieurs historiens ont remis en cause le caractère unifié du Chenla, considérant plutôt cette période comme instable et morcelée. Les deux royaumes conservent cependant des traits similaires : une organisation autour du Mékong, l’activité agricole et économique autour du Tonlé Sap et l’association des basses terres et des hautes terres aux frontières du Champa.

Le roi Jayavarman II fonde l’Empire khmer en 802. Cette naissance permit une unification d’un territoire qui n’a ensuite cessé de s’accroître. Après deux siècles de consolidation, l’extension de l’Empire khmer est notable aux xie et xiie siècles sous l’influence de trois rois.

A lire aussi : En Thaïlande, qu’attendre des élections législatives face à la junte ?

Dans un premier temps, Suryavarman Ier (1002-1050) a étendu l’Empire à l’ouest vers la région d’Ayutthaya, actuellement en Thaïlande et au Laos. Suryavarman II (1113-1150) fit de nouvelles conquêtes à l’ouest dans les royaumes môns, situés dans l’actuel Myanmar, et plus au sud dans la péninsule malaise. Il a également envahi les régions du Champa (sud du Vietnam) et du Laos. Enfin, Jayavarman VII (1181-1218) remporta une bataille importante contre les Chams (peuple fondateur du royaume de Champa) en 1203, occupant une grande partie de leur territoire. Sous la direction militaire de Jayavarman VII, l’Empire khmer venait d’atteindre son apogée. À cette période, il dominait l’actuel Cambodge, une grande partie du Vietnam et l’ouest de la Thaïlande.

Les rois khmers étaient résolument portés sur la guerre et l’extension de leur territoire. Cette volonté de domination se retrouve à l’intérieur de la société khmer, avec le concept de « dieu-roi » (Devaraja) imposé par Jayavarman II, faisant du roi une représentation terrestre du dieu Shiva. Sur les bas-reliefs des temples d’Angkor, des centaines de sculptures en pierre illustrent les grandes batailles menées par les rois. La taille du territoire khmer et les scènes de victoires sur les temples suggèrent de nombreuses batailles remportées par l’armée grâce à des stratagèmes militaires importés d’Inde. Dans les premiers temps de l’Empire, l’armée était organisée en quatre divisions : l’infanterie, la cavalerie, les chars, et une unité de combattants sur des éléphants.

L’ESTHÉTIQUE DE LA RUINE A ENVAHI LES LIEUX

Les cinq siècles de domination militaire khmer s’explique comme souvent par une avancée technologique certaine face à leurs voisins et une grande diversité d’armes utilisées. Des fantassins aux archers, en passant par les catapultes, l’armée khmère possédait aussi de grandes capacités navales pour l’époque et la région. Ainsi, ils se présentaient avec des navires allant jusqu’à 20 mètres de long parfois, sur lesquels des sculptures étaient taillées pour effrayer leurs ennemis. Un exemple de sculpture connue est celui de soldats khmers remportant une bataille et jetant leurs ennemis par-dessus les navires pour être dévorés par les crocodiles.

Révolte des Thaïs

À partir de la fin du xiie siècle et du début du xiiie siècle, la situation se complique pour les rois khmers. À l’est, les régions du Dai Viêt et de Champa, annexées deux siècles plus tôt, retrouvent leur autonomie. Les victoires khmères se font déjà de plus en plus rares. Mais c’est à l’ouest que commence la chute de l’Empire. En 1238, au cœur du royaume de Lavo, vassal de l’Empire khmer, émerge le royaume de Sukothaï, considéré aujourd’hui comme royaume fondateur de la nation thaïlandaise. Le conflit entre les Khmers et les Thaïs dure plus de deux siècles. L’Empire khmer, ancienne puissance expansionniste, lutte désormais pour sa survie. En 1378, Sukothaï est vassalisé à un autre royaume thaï, le royaume d’Ayutthaya, désormais principal adversaire des Khmers.

Cambodge, Siem Raep – Angkor Vat.
Numéro de reportage : 00920991_000020
Auteurs : Henry Ausloos/SIPA

Dans cette lutte militaire, aucune des deux parties ne semble prendre le dessus, au début tout du moins. Cependant, les Thaïs imposent leur nouvelle puissance économique. À la fin du xive siècle le port d’Ayutthaya aurait définitivement détrôné ceux de Phnom Penh et d’Angkor pour le transit des navires chinois. La première explication de ce phénomène serait le climat plus favorable dans le royaume d’Ayutthaya. En effet, les ports khmers proches du Mékong sont souvent sujets à des glissements de terrain, des pluies torrentielles et autres catastrophes climatiques, rendant le commerce difficile. La seconde option serait le soutien politique des Chinois aux Thaïs plutôt qu’aux Khmers : il est possible que l’expansionnisme khmer ait été craint dans les provinces chinoises du sud, déjà vassalisées par les Mongols. L’aide aux Thaïs aurait donc été un moyen de mettre hors d’état de nuire un voisin encombrant par sa politique expansionniste.

Disparition de l’Empire khmer

Si les Thaïs reprennent une grande partie du territoire ouest des Khmers et atteignent même la capitale, Angkor, qui tombe en 1431, cette confrontation ne suffit pas à elle seule pour expliquer la disparition totale d’une civilisation. En effet, l’Empire est vaincu, mais des rois khmers continuent à régner, loin d’Angkor et sous la domination des Thaïs. Encore une fois, les sources manquent et plusieurs hypothèses sont avancées par les historiens. La principale raison est interne, en l’occurrence l’adoption par les rois khmers de la religion bouddhiste au xiie siècle. Une décision qui remet en cause l’un des principes fondateurs de l’Empire khmer, celui du « dieu-roi », incompatible avec la pensée bouddhiste. Ce changement de religion intervient sous Jayavarman VII, considéré comme le dernier grand roi khmer, bâtisseur du temple d’Angkor Thom, monument emblématique de la cité avec le temple d’Angkor Vat. Cette décision est sans doute à l’origine de l’affaiblissement de l’autorité des rois khmers, qui disparaîtront deux à trois siècles plus tard.

A lire aussi : A vélo à travers l’Asie. Entretien avec Paul Bablot

L’Empire est pris en tenaille entre les Thaïs et les Viêts. Les deux camps envahissent à tour de rôle le Cambodge et en sont tous deux suzerains. L’installation des Viêts en Cochinchine, puis dans l’ouest du Cambodge, est à l’origine des tensions ethniques qui atteignent leur apogée en 1970-1971, pendant la guerre civile. Il s’agit d’une des clés de compréhension de la politique revancharde menée par les Khmers rouges contre les Vietnamiens.
D’autres hypothèses sont avancées : peste noire, crise économique et catastrophes naturelles auraient obligé les dirigeants et la population à déserter la cité d’Angkor et à mettre fin à une civilisation liée à jamais à sa capitale. Si 1431 sert de point de repère pour dater la fin de l’Empire khmer, l’historien Claude Jacques (1929-2018), spécialiste de la question, évalue plutôt sa disparition réelle au xvie siècle.

Aujourd’hui, nul doute que sans la cité d’Angkor, l’Empire khmer serait resté dans les limbes de l’histoire. Si les temples de la cité sont encore debout, c’est grâce au respect que les Cambodgiens accordent à cette partie de leur passé. En effet, le temple d’Angkor Vat figure sur le drapeau cambodgien et toutes les guerres qui ont frappé la région ces derniers siècles se sont déroulées en dehors de la cité. Les Khmers rouges ont eux-mêmes laissé les vestiges des temples intacts, laissant la nature reprendre le dessus. Comme celui de l’actuel État du Cambodge, le drapeau de la Kampuchéa démocratique des Khmers rouges présentait la forme du temple d’Angkor Vat en jaune sur un fond rouge. Grâce au travail des archéologues français, notamment avec l’École française d’Extrême-Orient, présents dans la région depuis le xixe siècle, les temples d’Angkor ont pu être restaurés et sauvés.

Mots-clefs : , ,

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Le temple Ta Keo dans le site d’Angkor.

À propos de l’auteur
Fabien Herbert

Fabien Herbert

Fabien Herbert est journaliste et analyste spécialisé en relations internationales pour de nombreux médias. Il s’intéresse notamment au monde russophone, à l’Asie et au Moyen-Orient.

Voir aussi

Pin It on Pinterest