À l’aube du XXe siècle, alors que la machine à vapeur régnait en maître et que le moteur à explosion se perfectionnait, l’électricité faisait encore peur, notamment dans ses usages grand public. Dans le domaine ferroviaire, la locomotive à vapeur n’avait presque pas de rivale, tandis que la propulsion électrique était à ses balbutiements. Aujourd’hui, la locomotive à vapeur est au musée, tandis que la locomotive électrique est partout. Ce débat vapeur face à électricité pourrait paraître obsolète et révolu. Toutefois, il s’est invité là où on ne l’attendrait peut-être pas, le naval militaire, et plus spécifiquement les porte-avions.
Par Matthieu Anquez. Consultant indépendant en géopolitique et défense
La France a lancé en 2018 les études préliminaires sur le remplacement de son unique porte-avions, le Charles de Gaulle, qui doit être retiré du service à la fin des années 2030. Il ne s’agit pas ici de débattre de l’opportunité de le remplacer ni de se positionner sur le nombre d’unités nécessaires, mais d’évoquer un élément crucial de la conception et de l’utilisation du porte-avions nouvelle génération (PANG) : le mode de catapultage des aéronefs embarqués.
En effet, jusqu’ici, les aéronefs embarqués (des avions de combat et de surveillance aérienne) étaient lancés grâce à un dispositif, la catapulte, dont l’énergie était fournie par la vapeur. Or, une autre technologie est apparue pour concurrencer ce système : la catapulte électromagnétique. Développée aux États-Unis dans le cadre du programme de porte-avions de classe Ford, elle équipe les nouveaux navires qui remplaceront progressivement les classes Nimitz équipés de catapultes à vapeur.
Comment lancer les drones ?
Le débat s’invite en France notamment en raison de la nature de la future escadre embarquée par le PANG, c’est-à-dire la raison même du porte-avions et qui dimensionne ce dernier (déplacement, et donc propulsion, longueur des pistes, etc.). Or, les aéronefs que le PANG sera susceptible de transporter seront plus variés qu’actuellement. Aujourd’hui, les aéronefs embarqués sont le Rafale Marine, l’avion de surveillance Hawkeye, ainsi que quelques hélicoptères (qui n’ont pas besoin de catapultes, donc hors-champ de notre propos). Le PANG devra, lui, non seulement prendre en compte le successeur du Rafale, le Next Generation Fighter (NGF), mais aussi toute une gamme de drones, conformément au programme Système de combat aérien du futur (SCAF). Or les drones, plus légers qu’un Rafale et plus encore qu’un NGF, risquent de ne pas résister à la puissance des catapultes à vapeur. La catapulte électromagnétique offre la solution : sa puissance étant configurable en fonction du type d’aéronef lancé, les risques structuraux au lancement seraient fortement réduits.
Ce n’est pas le seul avantage de la catapulte électromagnétique (EMALS pour ElectroMagnetic Air Launch System). L’EMALS se recharge plus rapidement que la catapulte à vapeur, ce qui augmente la fréquence des catapultages. Les essais sur le Ford ont démontré un rythme de sortie supérieur à 33 % par rapport aux attentes. Or, cette fréquence élevée de catapultage peut s’avérer vitale en condition d’opération militaire. De plus, l’EMALS se « chauffe » en une quinzaine de minutes, contre plusieurs heures pour la vapeur. Son accélération moins brutale, plus progressive, réduit les contraintes mécaniques subies par les aéronefs. Par ailleurs, l’EMALS est plus simple à entretenir que la catapulte à vapeur et requiert moins de personnels pour l’opérer.
Grâce au tout électronique, le système est programmable, configurable et dispose d’un auto-diagnostic pour signaler et évaluer les éventuels problèmes. Enfin, et c’est un élément souvent oublié lorsqu’on étudie les systèmes embarqués, l’EMALS est beaucoup plus silencieuse que la catapulte à vapeur, dont le fonctionnement émet un bruit tel qu’il peut nuire à la qualité de vie des équipages, surtout ceux en repos. Il ne s’agit ici que des principaux avantages de l’EMALS. Nous pourrions également indiquer qu’il peut permettre au porte-avions de s’affranchir de modifier son cap en fonction du vent ou de régler sa vitesse pour procéder aux lancements, ce qui représente un réel avantage en opération. En outre, l’une des caractéristiques attendues dans le cahier des charges du PANG est l’interopérabilité avec les alliés, notamment américains. L’adoption de l’EMALS pour accueillir et lancer les aéronefs américains, avions de combat comme drones, apparaît dès lors comme une évidence pour répondre à cette exigence.
Quels défauts pour l’EMALS ?
Bien entendu, l’EMALS a ses détracteurs, sinon il n’y aurait pas débat. Le principal reproche qui lui est adressé est son manque de fiabilité. Technologie innovante et récente, l’EMALS a connu une phase de développement émaillée de difficultés, et certaines subsisteraient aujourd’hui encore selon l’US Navy. Rien d’étonnant toutefois. Toute technologie de rupture est confrontée à ce type de problème. Il faut du temps pour corriger et affiner la technologie. Les essais en mer du Ford ont toutefois laissé entrevoir que les obstacles étaient en grande partie dépassés. Par ailleurs, si la Marine nationale fait le choix de l’EMALS, compte tenu du calendrier de construction du (des ?) PANG, elle dispose encore d’une dizaine d’années avant d’acquérir ce système, délais largement suffisants pour que la technologie EMALS soit complètement fiable et mûre.
Un autre reproche est sa consommation en énergie électrique. C’est vrai que les moteurs à induction en ligne sont très gourmands en énergie, mais sur un bâtiment doté de réacteurs nucléaires comme cela devrait être le cas, cet obstacle peut être contourné en disposant de réacteurs suffisamment puissants.
Certains pourraient aussi déplorer que l’EMALS est une technologie que la France devrait acquérir auprès des États-Unis. Faux débat. Les catapultes à vapeur équipant le Charles de Gaulle ont été acquises auprès des États-Unis.
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Résumons les principaux enjeux : l’EMALS est une technologie de rupture, presque mature ; ses avantages opérationnels sont certains ; sa « configurabilité » permet une grande souplesse quant aux futurs aéronefs, en plein accord avec le programme SCAF ; cette technologie est toutefois étrangère, ce qui n’est pas un vrai problème comme nous l’avons vu.
Il convient aussi de rappeler que cette technologie devrait, selon des indices concordants, équiper le troisième porte-avions indigène chinois en cours de construction, et l’Inde devrait aussi acquérir la technologie auprès des États-Unis. La France va-t-elle rester à la traîne ? Si le choix du PANG se porte sur un pont plat, ce qui semble être le cas, l’EMALS apparaît comme la seule solution viable.
Les choix à venir sont donc les suivants. Soit la France reste à la catapulte à vapeur (en achetant aux États-Unis qui abandonnent la construction de telles catapultes, ou en développant, avec les coûts que l’on imagine, son propre système) ; soit elle passe à la catapulte électromagnétique. Si elle fait ce choix, soit elle développe en interne son propre EMALS (ce qui semble impensable au regard des coûts, délais et difficultés qu’ont rencontré les États-Unis), soit elle acquiert la technologie auprès des États-Unis, par le biais d’un partenariat dont les contours restent à définir.
Quoi qu’il en soit, le choix devrait pencher vers l’électromagnétique, technologie d’avenir. Les catapultes à vapeur devraient donc se retrouver là où se trouvent les locomotives à vapeur : au musée.
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