Cyclope, rapport annuel portant sur l’ensemble des marchés de biens et de services, comme sur l’économie mondiale, a peu d’équivalents dans le monde : 150 experts de toutes origines y collaborent régulièrement. L’édition 2019, au sous-titre « Les illusions perdues », constate que la croissance économique mondiale a atteint 3,6% en 2018 (3,6 % en 2017, 3,1 % en 2016), tirée par les moteurs américain (2,9%) et chinois (6,4%). Le soleil brille aux États-Unis où tous les indicateurs sont positifs, comme un taux de chômage à 3,8%. Seul le commerce extérieur avec un déficit croissant ($ 921 milliards) vient ternir cette image économique presque idyllique.
L’Europe a déçu : la progression de la zone euro a été inférieure à 2% et même entre le dernier trimestre 2017 et le dernier trimestre 2018, la croissance européenne moyenne est passée de 2,7% à 1,2%. Le Japon est resté dans son honnête médiocrité économique, celle d’une croissance qui depuis plus de trente ans oscille entre 0 et 1%, en 2018-2019, on est autour de 0,8%.Ceci ne laisse pas d’être inquiétant pour la troisième économie mondiale qui connait un réel déclin démographique et qui est en passe d’être dépassée en termes de puissance économique par l’Inde. Certes la croissance des pays en dehors de l’OCDE est restée forte à 4,8% ; avec l’Asie qui caracole à 5,5% (6,1% pour l’Asie émergente), loin devant l’Afrique (3%), le Moyen-Orient (1,2%) et l’Amérique latine (1%). Le Brésil et la Russie sont restés en deçà de leur potentiel de croissance tandis que l’Inde maintenait son cap. En revanche, parmi les autres émergents, l’Argentine et la Turquie ont été confrontées à des crises majeures, tout comme le Pakistan, et l’Afrique du Sud qui doit solder la calamiteuse ère Zuma. À 5,3%, le commerce mondial a été en léger recul, notamment en ce qui concerne les pays de l’OCDE, et il a été affecté par le climat de guerre commerciale qui a régné à partir du printemps 2018, qui n’a fait que se détériorer depuis.
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Perspectives américaines
Certes Donald Trump a remporté quelques succès : le nouvel accord de libre-échange nord-américain (USMCA pour United States, Mexico, Canada) comporte des clauses sur le salaire minimum des ouvriers de l’automobile au Mexique et même une légère ouverture du marché laitier canadien. Le bras de fer sino- américain, qui constitue la principale préoccupation du président américain, n’a fait que s’envenimer et nul ne pouvait prévoir à l’été 2019 son issue, malgré une accalmie passagère. Ce sera le sujet majeur de 2019 et des mois à venir. Il est l’incontournable toile de fond des tensions plus classiques à l’œuvre du Moyen-Orient à la Corée, sans oublier toutefois un activisme russe qui a permis à Vladimir Poutine de jouer, dans de nombreux cas, un rôle d’arbitre. Cyclope analyse dans le détail les paramètres de cette équation géopolitique et géoéconomique qu’est le nouvel axe Riyad Tel-Aviv, vivement encouragé par Donald Trump et Jair Bolsonaro, qui s’est incliné sur le Mur des Lamentations. Il s’interroge sur le marché de dupe nord-coréen, en estimant qu’il n’y aura pas de dénucléarisation, Kim Jong un n’est pas un candidat au suicide. La comparaison entre un accord nucléaire américano nord-coréen qui repose sur du vide et que Trump présente comme un triomphe et l’accord iranien pourtant solide que Trump présente comme le pire accord jamais négocié, risque de devenir de plus en plus offensante. De plus puisque posséder l’arme nucléaire, même en unités limitées, conféré à son détenteur un statut particulier, comment empêcher bien d’autres pays acculés d’y accéder. Y a-t-il par ailleurs un duel mexico brésilien pour le leadership régional en Amérique latine avec des leaders aux approches idéologiques différentes ?
L’incertitude chinoise
Il en est de même en Afrique où les poids lourds ne manquent pas, autant de candidats potentiels à un siège permanent au Conseil de Sécurité : au trio traditionnel, Égypte, Nigéria, Afrique du Sud, vient de se joindre l’Éthiopie dont la population, 103 millions, dépasse l’égyptienne. Plus de quatre-vingts pages sont consacrées aux enjeux des grands pays ou des principales zones du monde (États-Unis, Europe, Japon). Puis la Chine avec la saison 2 de sa Belt and road initiative « tenir la route et serrer la ceinture ». Si la Chine est devenue incontournable, elle est entrée dans une période marquée par une série d’obstacles qui risquent de peser sur son ascension. Le chiffre de croissance affiché de 6,8% est le plus bas depuis 28 ans, à cela s’ajoutent les déboires de Huawai, le fort endettement des divers agents économiques, le reflux relatif des exportations, les difficultés rencontrées par les routes de la soie en Malaisie et même au Pakistan, l’allié traditionnel. L’Inde de Narendra Modi qui a enregistré un succès électoral sans précédent en mettant en avant l’idéologie religieuse du hindutva (« l’Inde aux hindous ») doit débloquer sa situation monétaire et budgétaire, afin de consolider sa croissance à moyen terme. La Russie est loin de paraître isolée. Les partenaires qu’elle a perdus en Europe, elle les a récupérés en Asie. La Chine est devenue son premier partenaire (50 milliards de dollars d’exportations devant l’Allemagne, 36 milliards et les États-Unis, 15 milliards). Si les réserves monétaires sont saines (460 milliards) la dette extérieure à 29% du PIB, le taux de pauvreté est encore à 13% de la population dont le déclin devient problématique.
Vers un nouveau concert mondial ?
Ces grands centres et futurs pôles de puissance vont-ils constituer une sorte de nouveau concert mondial analogue au rôle qu’a joué le concert européen entre 1814 et 1914 ? En tout cas les autres zones, semblent se situer à la marge. L’Amérique du Sud oscille entre une économie en berne et des risques politiques. Le dramatique crépuscule du chavisme s’exprime par des résultats économiques effroyables : en cinq ans entre 2013 et 2017, le PIB vénézuélien a diminué de moitié et devrait encore baisser de 10% en 2019. Les trois quarts des Vénézuéliens vivent sous le seuil de pauvreté alors que le pays dispose avec 303 milliards de barils, des réserves les plus importantes de pétrole (conventionnel) du monde. Au Brésil, le PIB n’a augmenté que de 1% en 2017 et 1,1% en 2018, l’industrie n’investit plus depuis 2010 ; le temps est compté pour le nouveau président. L’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, zone constamment secouée d’une série de chocs, reste globalement une région mono productrice d’hydrocarbures en dehors de quelques succès (Maroc, Jordanie). Quant à l’Afrique subsaharienne, sa croissance n’a été que de 2,7% en 2018 contre 2,6% en 2017 et encore bien trop faible par rapport à la croissance démographique ; la signature en mars de l’accord sur la zone de libre-échange continentale ( ZLEC) , le plus grand espace de libre-échange du monde aura été l’événement de l’année, mais le Nigéria, la plus grande économie du continent en reste absent.
Avis de tempête sur le commerce mondial
Cyclope décrit dans le détail l’affrontement sino-américain dont on a indiqué qu’il s’agit d’un affrontement géopolitique global. Il en est de même de l’embargo iranien, affrontement, qui dépasse de loin le seul aspect commercial. Sur ce point aussi il reste difficile de savoir si les responsables américains opteront pour un regime change ou simplement pour un changement de comportement de Téhéran sur bien des points. Renonciation définitive au nucléaire militaire, abandon de son programme balistique, mise en sourdine de son programme d’expansion de son influence (« le croissant chiite ») au Moyen-Orient. Dans le bourbier du Moyen-Orient, Donald Trump a choisi ses alliés (Netanyahou et Mohammed Ben Salmane, malgré l’affaire Kashoggi). Ce qui compte pour lui c’est le soutien des évangélistes, qui constituent le socle de son électorat (37% du corps électoral) et donc d’Israël, et le prix du pétrole, qui ne doit pas dépasser les 3$ le gallon, en vue de sa réélection en 2020. Rarement, sinon jamais, un président américain n’avait par ses tweets quotidiens, pesés autant sur les cours du pétrole, qui reste toujours la source d’énergie dominante avec 33% du bilan énergétique mondiale. Le charbon, si critiqué, en représente 28% et contribue à 38% de l’électricité mondiale. Le gaz dont on prédisait l’âge d’or n’est qu’à 23%. Aussi, malgré les engagements pris en décembre 2015, à Paris, lors de la COP21, la sortie des énergies fossiles n’est guère entamée, leur part dans le bilan énergétique mondial ne se réduit que très marginalement. Cyclope consacre de nombreux chapitres documentés à ces questions énergétiques y compris le nucléaire, les renouvelables, ainsi qu’au changement climatique.
Évolution des marchés mondiaux
La seconde partie, forte de 700 pages, passe en revue l’ensemble des marchés mondiaux en 2018 et en esquisse les perspectives 2019. Tous les marchés, financiers, grains et agriculture tempérée, produits tropicaux, produits aquatiques, minerais et métaux, énergie, on l’a vu, grands marchés industriels, services sont analysés dans le détail. Il est intéressant de noter que le transport aérien continue de croître au rythme de 3,6% par an, le nombre de passagers aériens va presque doubler d’ici 2036 passant de 4 milliards en 2018 à 7,8 milliards de voyageurs. Le fret maritime subit les effets de la guerre commerciale actuelle. Les ventes d’automobiles s’essoufflent : les ventes mondiales n’ont pas dépassé le plafond des 100 millions par an (93,7 millions). Quant à l’industrie des semi-conducteurs, il y a longtemps qu’elle n’a pas connu une telle conjoncture : 25, 22 et 10% de croissance en 2016, 2017, et 2018. Objets connectés, électronique, automobile, applications sur smartphone, automatisation industrielle constituent avec d’autres produits électroniques un marché de près de 500 milliards de $. Quant aux terres rares, que l’on a évoquées comme mesure de rétorsion éventuelle de la Chine à l’encontre des États-Unis, l’ordre de grandeur de leur marché n’est que de 7 milliards de $, avec une production de 170 000 tonnes. En dehors de la Chine (120 000 tonnes) seuls le Canada (20 000 tonnes) et les États-Unis (15 000 tonnes), en sont des producteurs suivis de la Birmanie (5000 tonnes) et la Russie (2600 tonnes) et l’Inde (1800 tonnes). C’est dire l’ampleur et l’intérêt du rapport Cyclope, panorama sans pareil des marchés mondiaux.
Philippe Chalmin et Yves Jégourel (dir), Cyclope – Les marchés mondiaux, Economica, 2019, 846 pages.