Le crime organisé colonise l’Amazonie. Le cancer avance et… les chirurgiens papotent (3)

17 juillet 2024

Temps de lecture : 17 minutes

Photo : Brésil et les autres pays amazoniens.

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Le crime organisé colonise l’Amazonie. Le cancer avance et… les chirurgiens papotent (3)

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L’Amazonie est gangrenée par le crime organisé. Alors que le problème est connu, les autorités politiques regardent ailleurs. De quoi déstabiliser le Brésil et l’ensemble du sous-continent.

 Article original paru sur Istoébrésil

Osons une comparaison sans doute de mauvais goût. Le crime organisé est comme un cancer qui ronge la société. Les chirurgiens qui opèrent en service d’oncologie le savent. Avant l’intervention sur une tumeur maligne, il y a toute une phase de préparation qui va du diagnostic au choix minutieux de la technique opératoire à utiliser. Il faut envisager l’opération qui sera la plus efficace et qui aura aussi le moins d’impact sur l’organisme du patient. Après l’acte chirurgical vient la phase post-opératoire, complexe et délicate, jusqu’à la cure ou la récidive.  Pendant l’opération elle-même, il faut beaucoup d’habilité à l’équipe chirurgicale pour retirer la tumeur qui peut être isolée mais qui est la plupart du temps infiltrée dans les tissus sous-jacents et confondus avec eux. Il faut aussi prendre en compte d’éventuelles métastases localisées à proximité ou à distance. Le salut du patient est lié à l’intelligence, au savoir-faire de l’équipe et aux techniques dont elle dispose. Si l’intervention est mal menée, elle peut engendrer des conséquences désastreuses, voire provoquer la mort du malade.

Le crime organisé intervient au Brésil dans de nombreux secteurs d’activité. Le trafic de stupéfiants, d’or, d’essences rares, d’êtres humains, d’armes, notamment. Il est aussi très impliqué dans l’exploitation de jeux illégaux, la corruption des acteurs publics et d’agents privés, la production et la diffusion de fake news. C’est donc une véritable institution établie, profondément enracinée dans le tissu socio-économique, très active au sein même de la sphère publique. C’est une forme de tumeur maligne qui est née et s’est développée depuis des décennies au sein de la nation. La tumeur primitive est apparue dans plusieurs mégapoles et Etats fédérés. Des cellules cancéreuses se sont détachées de cette première tumeur et ont migré vers d’autres parties du corps où elles se sont installées. Ce cancer social affaiblit et corrode l’ensemble de la société brésilienne. Il a désormais atteint un stade très avancé et les dommages qu’il cause à la population sont immenses : pertes de vies humaines, appauvrissement collectif, pathologies diverses liées à l’insécurité, etc.

En ce début du XXIe siècle, le crime organisé est en train de transformer l’Etat brésilien en un Etat criminel. Il prend chaque jour davantage le contrôle des institutions publiques et de nombreuses organisations privées comme un cancer et ses métastases parviennent à débiliter un organisme humain.

En Amazonie, nous sommes déjà en présence d’un narco-Etat. L’expression peut sembler exagérée. Elle ne l’est pas. Il suffit pour s’en rendre compte d’observer les données les plus sérieuses sur la mortalité, la violence, les territoires dominés par le crime.

Carte de la forêt amazonienne : Brésil et autres pays amazoniens.

Confrontés à ce cancer, les chirurgiens de l’Etat devraient agir après avoir conçu un plan opératoire solide. Depuis des décennies, face à cette situation lamentable, les réactions des pouvoirs publics (au niveau de l’Etat fédéral comme aux échelons inférieurs) sont des réactions convulsives, bricolées, inefficaces et souvent stupides.

Le Brésil ne dispose pas à ce jour de véritable politique nationale de lutte contre la criminalité organisée. Il n’a même pas de politique nationale de sécurité publique.

Le combat mené par l’Etat pour réduire l’influence et l’emprise du crime organisé est un véritable fiasco. Les raisons : l’incompétence, la priorité donnée à des plans spectaculaires mais inefficaces, la rigidité des structures bureaucratiques et… la connivence de responsables publics avec l’ennemi qu’ils sont censés éradiquer. Pour ces raisons, le Brésil court aujourd’hui le risque de perdre la guerre contre des organisations criminelles qui ne cessent de croître et d’étendre leur emprise, y compris hors du pays grâce aux partenariats noués avec des associés étrangers.

La sécurité publique fragmentée.  

 Pourtant, les moyens mis en œuvre par l’Etat à l’échelle nationale pour lutter contre la criminalité ne sont pas insignifiants. Selon le Forum National de Sécurité Publique (FNSP)[1], l’ensemble des forces de polices représentaient en 2022 un effectif de 796 180 personnes. La même année, les dépenses de sécurité publique ont représenté 1,26% du PIB, soit près du tiers de ce que l’Etat consacre à la santé. Il faut d’emblée souligner ici un aspect essentiel.

Il n’existe pas de système unique de sécurité publique au sein de la République fédérale. Ce service régalien est assuré à trois échelons.

Le pouvoir central a l’autorité sur la Police Fédérale et sur la Police Routière Fédérale. Il gère également une Force Nationale de Sécurité Publique [2] et les personnels en charge du système pé-nitencier fédéral. La Police Fédérale est la Police Judiciaire de l’Etat Central. Ce corps d’élite (dont les membres sont bien rémunérés) [3] est chargé de la protection des fron-tières, de la sécurité publique dans la capitale. En principe, il devrait jouer un rôle de premier plan dans la région amazonienne, puisque ses compétences comprennent aussi les enquêtes sur les crimes fédéraux tels que le trafic de drogues, la criminalité or-ganisée, la corruption, les crimes environnementaux, les crimes dans les territoires indiens [4]. Ce corps représentait en 2022 d’un effectif total de 12 900 agents. La Police Routière Fédérale (12 882 agents) est un service de police chargé de lutter contre la criminalité sur les routes du pays, ainsi que de surveiller la circulation des véhicules.

Patrouilles de la Police Fédérale en Amazonie.

L’essentiel des forces de police dépend des Etats fédérés. Chaque gouverneur a autorité sur un corps de police militaire. L’ensemble des 27 polices militaires (PM) représente un effectif total de 404 871 soldats, sous-officiers, officiers et officiers supérieurs. C’est la principale force armée à l’échelle du pays (l’armée de terre ne regroupe que 360 000 combattants). Sur chaque Etat fédéré, la police militaire est chargée des actions ostensibles et préventives de lutte contre la criminalité et de préservation de l’ordre public. Elle s’occupe donc des actes illégaux qui sont en cours ou qui viennent d’avoir lieu. Point essentiel : la PM est placée sous l’autorité d’un gouvernement civil (celui de l’Etat fédéré) mais reste un corps de militaires réservistes de l’armée de terre pouvant être intégrés à cette dernière en cas de mobilisation. A ce titre, les membres de la PM ne peuvent pas être syndiqués, faire grève ou participer à la vie de partis politiques. Ils appartiennent à une compagnie, elle-même rattachée à un bataillon. Le mode de fonc-tionnement de chaque échelon est très hiérarchique. Il dépend d’une chaîne de com-mandement qui va des officiers supérieurs aux sous-officiers puis aux hommes de troupe. Cette discipline collective rigide correspond aux missions répressives qui ont été confiées à l’origine (1946) à cette police par des gouvernements autoritaires : assurer la sécurité et la paix civile dans une société déstabilisée par des conflits sociaux violents, des troubles politiques, des mouvements subversifs [5], la violence urbaine.

La Police Militaire est préparée pour des combats de rue, la répression violente de manifestations violentes. Elle n’est pas adaptée à la lutte contre des ennemis souvent discrets et silencieux.

La Police Civile (effectif total de 113 899 agents au niveau national) est un autre organisme également subordonné au gouverneur d’un Etat fédéré ou du District fédéral. Elle est dirigée par un Délégué Général ou Chef de Police nommé par le gouverneur. Chargée des fonctions de police judiciaire, elle est structurée en unités (les delegacias, ou commissariats) installées sur tout le territoire de l’Etat et placées sous l’autorité d’un delegado (commissaire). Chaque unité est chargée sur son territoire de compétence d’enregistrer les plaintes et d’enquêter sur les délits [6]. Il lui revient de conduire des investigations sur des infractions qui ont déjà eu lieu et qui doivent faire l’objet de recherches et d’une identification des suspects. Il existe au sein de chaque police civile des services ou des unités spécialisées par types de délits et crimes (homicides, vols, kidnappings, atteintes à l’environnement, etc..). Le corps de la police civile est moins hiérarchisé que celui de la police militaire. Chaque unité est relativement autonome, obéit à des règles de fonctionnement plus souple. Ces particularités rendent la communication et la collaboration avec le corps de la police militaire assez difficile.

Bataillon et force spéciale de la Police Militaire.

Aux organes fédéraux et à ceux relevant des Etats, s’ajoutent à l’échelle locale ou en fonction de domaines de répression particuliers de multiples entités. Il existe ainsi dans 1467 communes (sur un total de 5570) des gardes municipales (l’effectif total était de 95 175 agents en 2022) chargées de la sécurité sur les voies publiques, de la prévention des délits et de la protection des biens.

Au total, on dénombre 1 595 organismes liés à la sécurité publique dans le pays [7]

. Entre le niveau fédéral et les polices relevant des Etats fédérés, la coordination et la communication sont très aléatoires et insuffisantes. Même constat pour les relations (parfois inexistantes) entre la PM et les gardes municipales, entre les polices opérant dans deux Etats différents. A l’intérieur d’un même Etat, les échanges entre polices civiles et postes de polices militaires sont souvent difficiles.

A chaque échelon où existent des forces de sécurité, et à l’intérieur d’un même échelon, chaque service ou organisation dispose de son propre système de collecte et de stockage de données.

Le partage d’informations entre services sur les antécédents criminels, les pratiques criminelles, les données balistiques sont davantage l’exception que la règle.

Les registres concernant les armes en possession des criminels sont obsolètes et rarement communiqués d’un organe à l’autre. Les rapports sur les procédés de blanchiment de l’argent sale ne circulent souvent qu’à l’intérieur d’une même corporation, sont peu ou mal communiqués entre Etats fédérés ou entre l’échelon des Etats et la sphère fédérale. Les expériences de succès contre le crime organisé obtenus à un endroit ne sont pas communiquées à d’autres. En bref, le travail d’information est conduit par des structures non coordonnées, chacune travaillant avec des données fragmentées centralisées dans le meilleur des cas au niveau de chaque Etat fédéré.

Comme le pays ne dispose pas d’un système unique de sécurité publique, chaque entité fédérale, chaque gouvernement local, chaque force de police, agit de son côté, ce qui se traduit par d’énormes difficultés dans la lutte contre la criminalité et la violence.

La responsabilité de cette situation revient d’abord à l’Etat fédéral. Depuis l’adoption de la Constitution de 1988, les gouvernements centraux successifs ont eu tendance à transférer vers les Etats fédérés pratiquement toutes les responsabilités en matière de sécurité. De fait, les 27 gouvernements locaux et les communes gèrent l’essentiel des effectifs de forces de police et assument plus de 88% des dépenses totales dans ce domaine.

Le Brésil ne pourra pas avancer face à l’emprise croissante du crime organisé s’il ne décide pas d’intégrer les forces de police existantes et de conférer au niveau fédéral une responsabilité effective de coordination et de création de circuits de communication effectifs.

Souvent évoquée depuis quarante ans, la coordination entre les différents niveaux de gouvernement et organes de sécurité est devenue impérative et urgente. Il s’agit en effet de réduire l’emprise de réseaux qui se moquent des différences entre les Etats fédérés et entre les communes, opèrent à l’échelle nationale et internationale, privilégient la rapidité, ignorent souvent la bureaucratie.

La lutte contre la criminalité organisée doit cesser d’être une course aveugle d’institutions qui s’ignorent.

La première tâche des exécutifs locaux et fédéraux est d’améliorer le partage des données, de normaliser les statistiques, de mettre en place un programme national de sécurité efficace. C’est ainsi qu’il sera possible de comprendre l’économie du crime, de cibler les enquêtes et d’allouer efficacement les forces de police pour atteindre les points sensibles des bandes criminelles : leurs capitaux, les ressources utilisées pour payer leurs propres troupes et alliés, pour corrompre les représentants de l’Etat et les faveurs des fonctionnaires, qui sont essentielles à leur fonctionnement.

Effectifs des polices militaires et civiles dans les Etats amazoniens.Source : Forum Brésilien de Sécurité Publique.

Cette nouvelle politique doit aussi mieux répartir les ressources humaines, les moyens matériels et financiers des forces de sécurité.

Aujourd’hui, cette répartition relève davantage de calculs et de marchandages politiques, de choix budgétaires faits par les Etats, de la rigidité de fonctionnement des corps concernés que de la rationalité.  Considérons par exemple les six Etats frontaliers de l’Amazonie. Les effectifs locaux des polices militaires et civiles sont très insuffisants si l’on tient compte de la dimension des territoires concernés. On compte ainsi en moyenne 1 policier militaire pour 21 km² à l’échelle nationale, mais 1 pour 70 km2 dans l’Etat du Pará, 1 pour 90 km² dans le Rondônia. Dans l’Etat d’Amazonas, un agent de la PM couvre en moyenne 189 km². A l’échelle de la région, les effectifs totaux des douze polices (tableau ci-dessus) ont pratiquement stagné entre 2013 et 2023, diminuant dans certains Etats, augmentant dans d’autres…Le renforcement des effectifs concerne aussi la Police Fédérale en principe chargée de la protection des frontières et de la lutte contre tous les trafics. Ce corps est insuffisant en Amazonie ou n’intervient que de façon ponctuelle. Ses représentants y effectuent des temps de mission trop brefs. Les moyens, c’est aussi la capacité de se déplacer à l’échelle d’un territoire-continent.

En 2022, les polices des six Etats disposaient en tout de quatre avions et de 2 hélicoptères, de 34 embarcations pour la police civile et de 148 pour les polices militaires.

Par comparaison, dans l’Etat de São Paulo, ces deux corps exploitaient ensemble une flotte de 646 embarcations, de 28 hélicoptères et de 4 avions…

La lutte contre la corruption est évidemment un enjeu majeur. Limitons-nous ici à la corruption des institutions de sécurité publique et de leurs représentants telle qu’elle existe sur le bassin amazonien. Imaginons une jeune recrue récemment intégrée au corps de la Police Militaire du Pará ou de l’Etat d’Amazonas et affecté dans un poste reculé en zone rurale. Dans le premier Etat, le soldat débutant reçoit aujourd’hui un salaire brut à peine supérieur à 900 USD/mois. Dans le second, ce salaire dépasse de peu les 1000 USD. Après quelques mois d’une formation rapide, il est plongé dans un environnement social marqué par la violence et la pauvreté des populations, les difficultés de communication, d’accès aux services de santé et d’éducation, une nature inhospitalière. Le poste manque d’équipements, les militaires affrontent des conditions de vie très difficiles. Il n’est pas rare que dans la compagnie les gradés et leurs hommes se livrent à la concussion pour arrondir les fins de mois. Ainsi, des patrouilles de la PM « inspectent » régulièrement les pôles d’orpaillage clandestins mais se gardent de perturber l’activité. En échange de cette « bienveillance », les soldats reçoivent leur quote-part de la collecte d’or.

Les pratiques d’extorsion vont parfois bien plus loin. Il arrive qu’un bataillon entier ferme les yeux sur un trafic de stupéfiants ou organise même la protection des bandits en assurant la sécurité des convois. Il bénéficie en retour d’une part des bénéfices dégagés.

Ces pratiques de concussion sont souvent « conseillées » aux policiers par des dirigeants politiques locaux qui s’engagent à garantir aux organisations criminelles le maximum de tranquillité en échange de confortables rémunérations. Des bataillons de la PM ne se contentent pas d’ailleurs de fermer les yeux sur les activités du crime organisé. Ils peuvent encore fournir des armes aux réseaux criminels (il suffit pour cela d’abandonner toute surveillance sérieuse des arsenaux), bloquer des enquêtes ou freiner des investigations. Tous les services rendus se paient.

La liste des « arrangements » envisageable est longue. Sans forces de sécurité intègres, la lutte contre les réseaux criminels relève de l’utopie…

Lula : de belles paroles, peu d’efficacité

Qu’a fait le gouvernement Lula 3 depuis janvier 2023 pour faire reculer le crime organisé en Amazonie, démanteler les réseaux qui y prospèrent et réduire l’insécurité et la mortalité ?  A première vue, ces questions ont été des priorités du Président de gauche. Dès août 2023, Lula a réuni un sommet rassemblant les dirigeants des huit pays amazoniens à Bélem (Pará). Pendant deux jours, les participants ont débattu sur les mesures à prendre pour protéger l’Amazonie des crimes environnementaux et de la déforestation. Ils ont même signé un pacte (présenté comme historique par le Président brésilien) visant à protéger la forêt amazonienne. Ils ont encore approuvé une déclaration pro-mettant d’accroître les efforts multilatéraux pour protéger la forêt amazonienne. Ces dirigeants se sont engagés à renforcer la coopération dans la lutte contre l’exploitation minière et forestière illégale, à intensifier les échanges de renseignements entre leurs forces de sécurité respectives et à créer des centres de surveillance et de répression réunissant des effectifs de police des 8 pays concernés.

Le sommet n’a pourtant pas débouché sur un véritable engagement multilatéral de mettre fin à la déforestation, ce qui était pourtant l’un de ses objectifs majeurs.

Sommet de l’Amazonie, à Bélem, en août 2023.

Compte tenu de l’emprise croissance exercée sur la région par des réseaux criminels transfrontières sur le territoire, avec la diversification des investissements réalisés par ces réseaux dans une large palette d’activités illégales, la réponse que doivent apporter les Etats doit concerner en priorité la lutte concertée contre des structures qui organisent la sécession lente de territoires entiers, la perte de souveraineté, l’essor de pouvoirs parallèles. L’accord de Bélem propose des axes de coopération permettant aux polices nationales de travailler au-delà des frontières comme le font les réseaux criminels. Il évoque aussi la situation économique, sociale et sanitaire des populations autochtones et leur grande vulnérabilité. Il ne mentionne pas les liens de plus en plus étroits qui existent entre les crimes environnementaux et le développement d’une économie illicite contrôlée par de puissantes organisations criminelles de plus en plus transnationales [8].

Les pays amazoniens considèrent toujours l’essor et l’influence de réseaux criminels puissants comme des questions de politique intérieure qui n’ont pas de lien avec l’agenda global de préservation de la forêt amazonienne et de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

La réalité est que ce lien existe et qu’il est de plus en plus décisif.

En juin 2023, Lula lançait en grande pompe son dispositif de lutte contre le crime en Amazonie, dénommé pompeusement « Plan Amazonie : sécurité et souveraineté » (ou Plan Amas). L’initiative vise notamment à renforcer les équipements mis à disposition des forces de répression intervenant sur la région (véhicules, armes, embarcations, hélicoptères) et destinés à la protection de la forêt et de l’environnement. Elle prévoit la construction et l’installation de 34 nouvelles bases opérationnelles (terrestres et fluviales), autant de sites destinés à assurer une présence permanente d’effectifs de police sur un territoire donné. Amas doit créer une compagnie spécialisée en crimes environnementaux au sein de la Force Nationale de Sécurité Publique. Le plan prévoit également l’installation d’un centre de coopération policière internationale dans la ville de Manaus, au cœur de l’Amazonie brésilienne, où travailleront des agents des services de renseignement des pays dans lesquels la forêt tropicale est également présente.

Un an après son lancement, le plan Amas n’est toujours pas sorti des tiroirs. Selon le ministère de la Justice et de la Sécurité Publique responsable du dispositif, celui-ci serait encore en phase de finalisation dans le cadre de concertations menées avec les gouvernements des Etats amazoniens. Pendant que les organisations criminelles continuent à progresser et progressent rapidement, l’Etat fédéral avance à pas de tortue.

Le décalage est ici manifeste entre l’agilité qui préside au travail des criminels et la lenteur d’un Etat pachydermique empêtré dans les procédures bureaucratiques, confronté à des obstacles institutionnels, politiques et techniques.

Un Etat gouverné aujourd’hui par un leader qui croit depuis toujours que la volonté politique suffit à tout résoudre, que tout est affaire de rapports de force. Pour Lula, le problème de la sécurité en Amazonie concerne les Etats de la région. Il suffit donc d’élaborer un plan prétendument solide et de le lancer avec fracas. Le Président est convaincu qu’il est un démiurge, une sorte de rédempteur capable par son verbe de résoudre toutes les difficultés. En juin 2023, ce n’était d’ailleurs pas la première fois (et ce ne sera sans doute pas la dernière) que Lula lançait à grand bruit un projet fou qui finira dans les tiroirs de quelques services administratifs. Un autre exemple concerne d’ailleurs aussi l’Amazonie.

A la fin 2022, à quelques jours de l’investiture de Lula, la presse, les ONGs et les forces politiques proches du Président élu avaient lancé l’alerte : le peuple Yanomani était confronté à une crise humanitaire sans précédent. Le manque de soins de santé, la malaria, la pneumonie, la malnutrition, les maladies sexuellement transmissibles décimaient la population de l’ethnie dont le territoire était depuis des décennies envahi par le garimpo illégal, les exploitants forestiers clandestins, les réseaux criminels…Dès les premiers mois de son troisième mandat, Lula a annoncé un plan de sauvetage de ces populations en principe protégées par un organisme fédéral spécialisé. Un an après, au début de 2024, découvrant que son plan était resté lettre morte, le Président a convoqué une réunion ministérielle en urgence pour traiter de la question. Lula a alors pointé de supposés responsables de l’inertie gouvernementale, des agents étrangers a-t-il indiqué. Comme s’il venait alors de découvrir le drame des Yanomanis, il a immédiatement annoncé un nouveau dispositif de sauvetage de l’ethnie.

Avec les Yanomanis comme en ce qui concerne la lutte essentielle contre la criminalité en Amazonie, Lula privilégie la communication, les effets d’annonce, à la mise en œuvre de projets étudiés, capables de porter des coups efficaces à cet ennemi qui met en péril la souveraineté du pays sur une large part de son territoire.

La lutte passe ici par la mise en œuvre effective de deux stratégies conjointes : l’éradication du crime organisé et la promotion d’une exploitation rationnelle des ressources de la région, afin d’offrir aux populations locales des perspectives de sortie de l’informalité, de l’insécurité et de la pauvreté. Sur ce second volet, des organisations privées très compétentes ont accumulé depuis des années une somme considérable d’expériences prometteuses dans les domaines d’exploitation sylvicole durable, de la phytopharmacie, du tourisme durable ou de la pisciculture. Elles ont besoin que les pouvoirs publics les écoutent, les soutiennent et créent l’environnement politique et juridique favorable à l’essor de l’initiative privée.

Le second volet est celui de la reconquête de la pleine souveraineté en Amazonie. Cette reconquête passe par la conception d’un plan à partir d’une solide expertise des problèmes en jeu. Cette expertise existe. Elle résulte du travail d’investigation mené depuis des années par de nombreuses organisations de la société civile brésilienne. On a déjà cité ici le Forum Brésilien de Sécurité Publique qui s’appuie sur un partenariat avec des institutions implantées en Amazonie (comme l’Institut Mãe Crioula [9]) et a produit plusieurs études sur les questions de sécurité et la criminalité sur la région [10]. Il faut aussi mentionner les recherches et enquête de l’Institut Igarapé [11], groupe de réflexion indépendant installé à Rio de Janeiro et spécialisé dans les domaines de la sécurité publique, du numérique et du climat. Ajoutons encore ici l’institut Escolhas [12] qui a produit récemment d’importantes études sur le garimpo illégal en Amazonie. La liste est loin d’être exhaustive. Les travaux de ces organismes privés permettent de suivre et d’analyser le développement du crime organisé sur la région. Ils débouchent également sur d’importantes recommandations en matière de lutte contre la grande criminalité sur le bassin amazonien.

En d’autres termes, le diagnostic de la pathologie qui s’est étendue sur la plus grande forêt tropicale du monde est désormais établi.

Il reste désormais au chirurgien à définir la technique opératoire qui sera utilisée.

Cela signifie qu’il faut dépasser le plus rapidement possible l’état de fragmentation dans lequel se trouvent les forces de sécurité de ce pays-continent. Une fois instaurée une coordination et mis en place des mécanismes de lutte contre la corruption, l’Etat fédéral doit arrêter un plan de bataille avec des objectifs, des indicateurs, un planning détaillé, des budgets et des responsabilités clairement attribuées. Les acteurs mobilisés doivent pouvoir à tout moment réviser rapidement le dispositif, l’ajuster ou y mettre fin en fonction de l’impact vérifié des mesures mises en œuvre. Last but not least, des coopérations contraignantes doivent être engagées avec les pays proches pour que la bataille contre le crime organisé soit dès le départ une offensive internationale concertée. Tout cela est évidemment plus difficile à concevoir, à exécuter qu’une opération bruyante et pompeuse de communication. Tout cet effort de préparation d’une technique opératoire doit être conduit sur une période dont la durée dépasse sans doute le temps d’un mandat présidentiel.

Comme nombre de ses prédécesseurs, Lula préfère les belles paroles à la mise en œuvre d’une politique publique efficace.

Il espère ainsi impressionner des secteurs de l’électorat qui se laissent impressionner par le verbe et des formateurs d’opinion qui relaieront la propagande officielle.

Depuis des années, le Brésil sollicite à juste titre le concours financier des pays les plus riches pour l’aider à mettre en œuvre une politique de préservation de la plus grande forêt tropicale de la planète. Les Etats sollicités hésitent. Ils ont raison. Le Brésil n’est pas en mesure de leur garantir aujourd’hui que les fonds qu’il recevraient serviraient effectivement les objectifs annoncés. Il est en train de perdre en effet la souveraineté sur le territoire où il prétend investir.

En Amazonie, les métastases du crime organisé progressent. Pendant ce temps, le chirurgien papote en salle de garde. De temps à autre, il annonce ce qui ressemble à un plan opératoire…De son côté, le cancer continue à avancer…

[1] Le Forum National de la Sécurité Publique (FNSP) est une organisation non gouvernementale, non partisane et à but non lucratif qui se consacre à la création d’un environnement de référence et de coopération technique dans le domaine de la sécurité publique. L’organisation réunit des chercheurs, des gestionnaires publics, des officiers de la police fédérale, civile et militaire, des professionnels de la Justice et des acteurs de la société civile. Ensemble, les membres du Forum contribuent à rendre transparentes les informations sur la violence et les politiques de sé-curité et à trouver des solutions fondées sur des données probantes. Voir le site internet : https://forumseguranca.org.br/.

[2] La Force nationale de sécurité publique (FNSP) est un programme de coopération en matière de sécurité publique piloté par le gouvernement fédéral (ministère de la Justice et de la Sécurité publique). L’organisme a été créé en 2004 sous le premier gouvernement Lula. Il ne dispose pas d’effectifs propres. La force est composée de policiers militaires, de civils, de pompiers militaires. Elle est déployée sur un des Etats de la fédération en cas de crise de sécurité publique afin de compléter les forces de sécurité locales, généralement à la demande des autorités locales.

[3] Les agents jeunes recrues (grade le moins élevé) doivent posséder un diplôme supérieur. Le salaire d’un agent en début de carrière était en fin 2023 de 12 500 BRL/mois (2 600 USD).

[4] La Police Fédérale contrôle en principe le commerce d’armes et la détention d’armes par les citoyens au Brésil. De plus, elle gère aussi le fichier national des empreintes digitales et génétique et assiste les autres polices brésiliennes à leur demande. Elle assure enfin les relations entre la police brésilienne et les polices étrangères.

[5] Les polices militaires ont été créées au début du XIXe siècle, en particulier pour réprimer les grèves. Elles sont souvent très violentes et usent des armes à feu sans hésiter.

[6] La police scientifique complète la police civile et mène des enquêtes médico-légales pour trouver des preuves dans le cadre d’enquêtes criminelles.

[7] La liste comprend des organes civils, militaires, routières, ferroviaires, technico-scientifiques, des polices affectées aux institutions législatives, des gardes municipales et de nombreuses autres forces de sécurité.

[8] Dans les 113 points de la déclaration adoptée à l’issue du sommet, les termes « trafic de drogue » et « crime organisé » ne sont mentionnés qu’une seule fois chacun.

[9] L’institut est spécialisé en expertise sur la région amazonienne et la défense des populations autochtones). Voir le site : https://institutomaecrioula.org/

[10] Citons ici Cartografias da violência na Amazônia, publié en 2023 et l’étude sur le garimpo illégal publiée en 2024 : A nova corrida do ouro na Amazônia: garimpo ilegal e violência na floresta. Les deux documents sont disponibles sur le site du Forum Brésilien de Sécurité Publique (voir plus haut).

[11] Voir le site de l’Institut : https://igarape.org.br

[12] Voir le site de l’institut : https://escolhas.org/

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À propos de l’auteur
Jean-Yves Carfantan

Jean-Yves Carfantan

Né en 1949, Jean-Yves Carfantan est diplômé de sciences économiques et de philosophie. Spécialiste du commerce international des produits agro-alimentaires, il réside au Brésil depuis 2002.

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