Le crime organisé colonise l’Amazonie (2). L’emprise de pouvoirs parallèles

2 juillet 2024

Temps de lecture : 16 minutes

Photo : Amazonie (c) Unsplash

Abonnement Conflits

Le crime organisé colonise l’Amazonie (2). L’emprise de pouvoirs parallèles

par

L’Amazonie est devenu un vaste territoire qui échappe au contrôle de l’Etat central, permettant aux groupes criminels de prospérer et de se déployer. Tour d’horizon d’une colonisation qui prend en main le cœur même du Brésil. 

Article original paru sur le site Istoébrésil

Au moins 22 factions, dont le Primeiro Comando da Capital (PCC), le Comando Vermelho (CV) et même des organisations étrangères, se disputent le contrôle des routes de la drogue dans les États brésiliens de la région. À l’ouest, l’Amazonas et l’Acre sont désormais les principales portes d’entrée sur le territoire national de la cocaïne et du cannabis produits en Colombie, au Pérou et en Bolivie. Le Pará, l’Amapá, le Rondônia ou le Mato Grosso sont en revanche utilisés comme zones de transit, soit pour l’envoi de stupéfiants vers d’autres régions du Brésil (le marché intérieur ne cesse de s’accroître), soit pour l’exportation vers l’Europe, l’Afrique ou l’Asie, où la revente est très rentable. Les réseaux criminels ne limitent pas leur action au marché de la drogue. Ils diversifient en permanence leurs investissements. Ils cherchent aussi à instrumentaliser le système politico-institutionnel. 

L’avancée des groupes criminels sur l’Amazonie fait émerger un nouvel ordre social fonctionnant sur la base des normes établies et imposées par les factions.

Ce n’est plus l’État qui dicte ce qui peut être fait et ce qui ne peut pas être fait. Ce sont les organisations criminelles les plus puissantes et influentes.

Celles-ci imposent des relations fondées sur les seuls rapports de force et l’extrême violence. Aux conflits existants entre des gangs concurrents s’ajoutent les hostilités constantes entre les criminels et les populations locales, notamment les peuples indigènes. 

Les guerres entre factions bouleversent la vie d’un habitant sur trois dans la région où l’insécurité bat tous les records nationaux et continentaux. Un indicateur parmi d’autres : le taux d’homicides volontaires a atteint 33,8/100 000 habitants en 2022,  soit 45 % de plus que la moyenne nationale. La propagation de la violence favorise également les crimes contre l’environnement, tels que la déforestation, les incendies, l’exploitation clandestine de l’or ou le pillage de la faune sylvestre. 

De vastes étendues du bassin amazonien, en particulier dans les pays qui contrôlent la plus grande partie de la forêt tropicale (Brésil, Pérou, Colombie, Bolivie), sont ravagées par un écosystème criminel. La disparition des forêts est accélérée par les métastases de la criminalité organisée, notamment une augmentation de la production, du trafic et de la consommation de cocaïne. Les gangs de trafiquants orchestrent désormais la déforestation et la dégradation de l’Amazonie en impulsant l’accaparement illégal des terres et des ressources, principalement en ce qui concerne l’exploitation forestière, le pâturage du bétail, la production agricole et l’exploitation minière.

La drogue tue la forêt 

Les trafiquants de drogue diversifient leurs portefeuilles d’investissements en se lançant dans la criminalité de la nature. L’Amazonie est une zone de transit obligatoire pour la cocaïne et le skunk [1], des drogues illicites provenant des pays andins. Le commerce transamazonien représente 40% du volume total des ressources financières annuelles générées par le trafic de cocaïne, soit l’équivalent de 4% du PIB brésilien (environ 77 milliards d’USD). Les pays où se concentrent les plantations de coca et la production de cocaïne (Colombie, Pérou, Bolivie, Venezuela) abritent des organisations clandestines armées qui travaillent avec les syndicats brésiliens du crime et ont établi des partenariats avec ces derniers.

Les routes de la cocaïne et du cannabis en Amérique du Sud.

Source : Insightcrime.  

Au niveau de la production agricole (culture des plants de coca ou de cannabis) et de la transformation des feuilles de coca en cocaïne, les effets directs sur la couverture forestière et la biodiversité sont limités. Le déboisement provoqué par l’ouverture de plantations de coca et de cannabis n’est pas considérable [2]. Plus problématique est le rejet dans les cours d’eau des produits chimiques utilisés pour la production de cocaïne. Pourquoi les criminalistes parlent-ils alors désormais de « narco-déforestation » pour désigner un phénomène récent et de grande ampleur ? Ils évoquent ainsi une des modalités de diversification de ses activités qu’utilise le narcotrafic pour blanchir les revenus considérables dégagés sur son activité de base. Le recyclage de ces revenus contribue directement à détruire la forêt amazonienne. 

Comme de nombreux autres acteurs clandestins, les factions criminelles brésiliennes investissent dans l’acquisition frauduleuse de titres fonciers, détruisent le couvert forestier, exploitent le bois et commercialisent les grumes.

Elles assurent encore le défrichage, l’ouverture de terres de pâturages et deviennent des éleveurs de bovins. Un peu plus tard, lorsque les sols peuvent être semés, elles deviennent exploitants agricoles et commercialisent le soja ou le maïs planté. La traçabilité sur ces cultures est encore très incertaine en Amazonie. Une partie des recettes dégagées sur le commerce de cocaïne devient ainsi un revenu « honnête » d’agriculteurs qui se débrouillent pour que l’origine réelle des grains commercialisés reste inconnue. Il arrive souvent que les choix d’emblavement de ces nouveaux exploitants agricoles restent marqués par leur métier d’origine. Dans certains États de l’Amazonie brésilienne, l’argent du trafic de la cocaïne est réinvesti dans le déboisement et le défrichage afin d’établir des plantations de cannabis. Le phénomène a été observé par exemple dans l’État de Pará, entre 2015 et 2020) [3].

Pâturages ouverts par la déforestation en Amazonie. 

Les grandes organisations criminelles peuvent aussi assurer le recyclage et le blanchiment de leurs avoirs financiers en avançant des fonds à des forestiers insuffisamment capitalisés et qui ne peuvent pas prendre en charge les lourds investissements liés à l’ouverture de routes clandestines, à la déforestation et au défrichage. Les débiteurs honorent alors leurs obligations de remboursement sous la forme de services fournis à leurs créanciers. Ils peuvent par exemple se charger de la logistique et de l’exportation des stupéfiants. Les organisations criminelles qui opèrent en Amazonie sont passées maîtres dans la technique dite du « rip-off », qui consiste à faire voyager des stupéfiants avec une cargaison licite ou rendue telle.  En Amazonie brésilienne, les trafiquants de drogue bénéficient d’un service fourni par les exploitants forestiers qui acceptent de transporter des cargaisons de cocaïne sur les convois acheminant des chargements légaux ou illégaux de bois d’œuvre, voire à l’intérieur des grumes ou produits dérivés. Entre 2017 et 2021, environ 9 tonnes de drogue ont ainsi été interceptées dans de grandes cargaisons de bois destinées à des marchés européens. Ces saisies ont eu lieu dans les ports de l’Amazonie, mais aussi loin de la région, notamment dans les ports du nord-est, du Sud et du Sud-Est. La contrebande est souvent dissimulée dans les cargaisons de grumes, de poutres, de palettes et de stratifiés. Les interceptions interviennent aussi à l’intérieur du pays : la police fédérale a effectué 16 saisies importantes de cocaïne dissimulée dans des cargaisons de bois rien qu’entre 2017 et 2021.

La nouvelle ruée vers l’or

La stratégie de diversification des investissements pratiquée par les grandes factions criminelles ne se limite pas à l’exploitation forestière et à l’agriculture. Le « narco-garimpo » est aussi en plein essor.

De quoi s’agit-il ? La prospection de l’or existe en Amazonie depuis des générations, conduites essentiellement par des orpailleurs, qui pratiquent traditionnellement le garimpo, une technique rudimentaire qui permet d’extraire l’or alluvial existant sur les affluents de l’Amazone et les rivières. L’or est extrait des sédiments de cours d’eau [4], principalement à l’aide de mercure. Ce métal lourd s’amalgame avec les poussières d’or et constitue ainsi un alliage. Le terme d’orpailleur (garimpeiro) évoque un aventurier solitaire cherchant de l’or à l’aide d’une pioche, d’une pelle et d’une batée. 

L’image a vieilli. Aujourd’hui,  les garimpeiros sont des entrepreneurs de toutes tailles, ayant accès à des techniques d’extraction diverses, mais de plus en plus éloignées de celle utilisée par les pionniers d’autan. Ces garimpeiros ne sont plus des aventuriers solitaires.

En raison de la flambée des prix du métal depuis 2019, le bassin amazonien a connu une véritable ruée vers l’or, avec des dizaines de milliers de mineurs incontrôlés opérant le long des rivières et à l’intérieur des terres.

Le métier a attiré des foules ces dernières années. En 1985, le garimpo occupait 18 619 hectares en Amazonie brésilienne et mobilisait quelques milliers de prospecteurs. En 2022, on comptait 80 180 sites de prospection exploitant un périmètre total de 241 019 hectares [5]. 

Ces mineurs ne sont plus des aventuriers solitaires. Ils forment des associations, des coopératives et des syndicats, ce qui leur permet d’exercer une influence politique auprès des gouvernements des États et des municipalités. Nombre des sites aurifères sont exploités à grande échelle, à l’aide d’équipements mécanisés qui draguent les rivières et détruisent la terre dans les zones forestières. Une fois le filon épuisé restent des espaces de forêts dévastés et des lacs infestés de mercure utilisé pour séparer le minerai d’or d’autres sédiments. Ce produit hautement toxique se déverse dans les rivières et dans la chaîne alimentaire, empoisonnant des communautés situées à des centaines de kilomètres du site minier [6].

Pépites d’or de garimpo

L’orpaillage n’est pas en soi une activité illégale au Brésil, à condition de disposer de licences environnementales et de la pratiquer sur des terres où elles sont autorisées.

En Amazonie, la plupart des garimpeiros n’ont pas de telles licences. Ils opèrent sur des territoires indigènes, sur des aires en principes protégées, sur des parcs naturels. Ils ne respectent ni les normes sociales, ni la législation de préservation de l’environnement.

Rares sont ceux qui paient des redevances minières et des impôts sur les revenus dégagés. Les garimpeiros illégaux sont légion. Le gouvernement fédéral estime que plus de 2000 orpailleurs opèrent par exemple sur les territoires indigènes en Amazonie brésilienne, un chiffre largement sous-évalué. Afin de satisfaire la demande croissante de ce métal précieux, les chercheurs d’or clandestins et non déclarés sont de plus en plus nombreux. Ils pénètrent les territoires les plus reculés. Le prix de l’or est si élevé que même l’extraction de minerai avec une teneur d’un gramme d’or par tonne est une entreprise rentable. Comme il existe un vaste marché international de l’or, les prospecteurs illégaux peuvent blanchir leurs profits par le biais de diverses chaînes d’approvisionnement légitimes et illégitimes [7]. Les autorités locales sont souvent complices. Elles ferment les yeux ou protègent même le garimpo illégal, dès lors que les exploitants n’oublient pas de les associer à leurs bénéfices.

L’exploitation aurifère a tendance à s’étendre sur toutes les régions de l’Amazonie, menaçant de plus en plus la forêt. L’utilisation massive de mercure pour séparer l’or des sédiments contamine les écosystèmes locaux, empoisonne les réserves alimentaires et nuit aux communautés autochtones et riveraines dont la survie dépend de l’Amazonie et de ses affluents. Les territoires où se situent les exploitations minières sont souvent des régions du monde habitées par des peuples indigènes qui y trouvent leurs moyens de subsistance [8].

Pollution des sols et cours d’eau par l’emploi de produits chimiques, exposition des humains aux vapeurs toxiques, disparition des arbres géants et des forêts vierges, territoires entiers transformés en paysages lunaires…

L’exploitation aurifère a de terribles répercussions pour l’homme et pour la nature.

Année après année, les surfaces de forêt détruites pour ouvrir des sites de prospection illégaux augmentent : De 5300 hectares déforestés en 2017, on est passé à plus de 10 000 en 2020. Un exemple qui n’est pas isolé : sur les terres occupées par le peuple Yanomami dans l’État du Roraima, le long de la frontière avec le Venezuela, la zone détruite pour permettre l’extraction de l’or a augmenté de 54 % en 2022, totalisant plus de 5 000 hectares (contre un peu plus de 2 000 hectares à la fin de l’année 2018). Le garimpo illégal n’est pas un phénomène récent en Amazonie. Ce qui l’est en revanche, c’est l’implication du crime organisé dans le secteur.

Les grandes factions comme le PCC et le Comando Vermelho très engagées dans le trafic de drogues ont envahi le secteur de l’exploitation aurifère pour diversifier ici encore leurs investissements.

Dans un premier temps, ces organisations ont infiltré l’orpaillage illégal pratiqué dans les territoires indigènes en organisant des rackets de protection des mineurs, en extorquant des taxes sur l’orpaillage, en proposant des services logistiques (transport aérien). Progressivement, ces factions ont pris le contrôle de sites d’orpaillage parce qu’elles disposaient d’une surface financière suffisante pour s’engager dans une activité très rentable, mais de plus en plus capitalistique. Les orpailleurs indépendants utilisent encore de simples radeaux de dragage construits sur des planches ou des rondins[9] et travaillent en bordure de cours d’eau. En 2022, en Amazonie brésilienne, la construction de ce type de radeau coûtait autour de 10 000 dollars et pouvait produire jusqu’à 40 grammes d’or par jour. Cette quantité était vendue localement pour un prix variant de 400 à 600 dollars (l’or cotait alors 50 dollars/gr. sur le marché international). Ce type d’exploitation minière en rivière ne peut cependant pas être pratiqué tout au long de l’année en raison des variations du niveau de l’eau. 

Ce qui intéresse le crime organisé c’est l’orpaillage pratiqué sur des barges opérant en milieu de rivières ou de fleuves.

Ces embarcations dénommées « dragons » ont souvent plusieurs étages et transportent des équipements de plus grande capacité et plus coûteux que ceux des petits radeaux. L’acquisition et la mise en service des plus grands « dragons » (construits à la fois en bois et en métal pour accueillir des équipements de grande capacité) coûtaient en 2022 plus de 632 000 USD [10]. Un tel équipement permettait alors de produire plus de 500 grammes d’or par jour, de dégager un chiffre d’affaires mensuel de 210 000 USD et une marge nette de 121000 USD.

C’est ce type d’équipement de grande capacité qui intéresse le crime organisé : le taux de rentabilité est élevé, l’investissement absorbe des sommes importantes. Qu’il soit réalisé par les factions elles-mêmes (qui gèrent alors directement les « dragons ») ou par des tiers (qui empruntent aux factions les capitaux nécessaires), il représente un excellent moyen de recyclage des ressources financières issues d’autres activités illicites. Les gangs vendent alors l’or qu’ils produisent ou qu’ils ont reçu en remboursement des prêts consentis. Le métal est facile à conserver, à transporter et à écouler. Le narco-garimpo est désormais une des activités préférées des grandes factions criminelles en Amazonie.

L’extraction illégale d’or est devenue partie intégrante des écosystèmes d’activités criminelles que de véritables États parallèles ont développées sous la canopée de la grande forêt tropicale…

Déjà engagées dans le commerce national et international de stupéfiants, ces États parallèles ont tiré parti de leurs compétences techniques et de leurs réseaux d’acheminement de la drogue vers les marchés étrangers pour se livrer au trafic d’un large éventail de matières premières, allant des produits du bois illégaux aux minéraux essentiels et précieux tels que l’or, mais aussi le coltan, le corindon, le graphite, le manganèse, la microsilice et le tungstène. Toutes ces activités économiques diversifiées exigent la construction et l’expansion d’infrastructures logistiques. Le recyclage des bénéfices dans des activités d’extraction de bois d’œuvre, de productions agricoles et minières impose d’investir dans l’ouverture de routes clandestines, la construction de pistes d’atterrissage et de ports fluviaux, autant de réalisations qui portent atteinte à l’intégrité des forêts et à la biodiversité.

Il existe ainsi plus de 2 500 pistes d’atterrissage privées dans la seule Amazonie brésilienne, dont plus de la moitié sont considérées comme illégales et plus d’un quart sont situées sur des territoires protégés ou indigènes.

À cela s’ajoute la prolifération de ports fluviaux de fortune, qui facilitent l’expansion des marchés légaux et illégaux.

La force des réseaux criminels.

Les autorités gouvernementales officielles des pays du bassin amazonien n’ont pas, jusqu’à présent, engagé une coopération efficace pour lutter contre des organisations criminelles qui tissent et gèrent des réseaux transnationaux. Très actives sur les États brésiliens de l’Amazonie, des factions comme le PCC ou le Comando Vermelho ont noué des relations de partenariat avec des groupes armés clandestins de Colombie, du Venezuela, du Pérou ou de la Bolivie. Entre ces pays andins et le Brésil, les frontières terrestres qui s’étendent sur 8700 km sont extrêmement poreuses, mal surveillées. Les territoires limitrophes sont traversés par des fleuves navigables utilisés pour tous les trafics (acheminement de stupéfiants, commerce illégal d’or, de pierres précieuses, de bois ou de faune tropicale). Il est possible d’identifier des routes aériennes entre le Pérou et Manaus, ainsi que des affluents du fleuve Amazone, en particulier le Rio Solimões. Ces routes passent par la région de la vallée de Javari jusqu’au Solimões, et de là jusqu’au fleuve Amazone pour approvisionner les marchés locaux et atteindre la ville de Manaus, répondant ainsi à la demande du marché local et établissant d’autres connexions.

Sur la zone frontalière entre le Brésil, la Colombie et le Pérou règne la violence la plus extrême. Les factions s’y affrontent, car elles savent que tous les trafics entre pays limitrophes y prospèrent. Une autre zone dominée par le crime s’étend sur la frontière nord du Brésil avec la Colombie et la République bolivarienne du Venezuela. Du côté des pays andins, la culture et la transformation de la coca ont connu un essor spectaculaire depuis 20 ans. Du côté brésilien, les forces de l’ordre sont rares et les réseaux criminels omniprésents.

La longue bande transfrontalière est sans doute un des territoires les plus violents de la planète.

Sur le versant brésilien, en 2020, les municipalités de l’Amazonie légale ont enregistré les taux d’homicide les plus élevés du pays, avec une moyenne régionale d’environ 30 homicides pour 100 000 habitants, contre 24 pour la moyenne nationale. Le taux d’homicide dans le nord du Brésil, y compris en Amazonie légale, a augmenté de plus de 260 % depuis 1980, ce qui coïncide avec une longue période de déforestation accrue, d’augmentation de la criminalité environnementale et de développement du trafic de stupéfiants.

Implantation des factions par État (2022).

Les principaux groupes de trafiquants de drogue impliqués dans cette criminalité et désormais largement responsables de la destruction de la forêt et des lourdes menaces qui pèsent sur les populations autochtones sont brésiliens et colombiens. À l’est de la Colombie, les réseaux contrôlant la production de cocaïne et de métaux précieux sont des ex-FARC et l’organisation terroriste dite Armée de Libération Nationale (ELN en Espagnol). Les factions brésiliennes comme le PCC ou le Comando Vermelho sont très présentes de l’autre côté de la frontière. En Amazonie brésilienne comme sur les pays limitrophes, par nécessité ou menacées par les gangs, les populations locales sont de plus en plus impliquées dans les entreprises criminelles. 

Dans les couches les plus pauvres, les jeunes sans emploi stable et sans éducation formelle succombent facilement aux offres de recrutement des factions. Ils n’ont souvent pas d’autre option que celle de venir renforcer le sous-prolétariat des États parallèles qui dominent les territoires où ils vivent. 

Hommes et femmes sont entraînés dans le cercle infernal de la criminalité et de l’esclavage en devenant prospecteurs d’or sur des barges, bucherons et grumiers sur des sites clandestins d’exploitation du bois, vachers sur les périmètres de pâturages ouverts, chauffeurs, pilotes d’avions, dealers ou mules, receleurs, vigiles armées, exécutants de basses œuvres ou prostitués. Lorsqu’elles n’ont pas été contraintes de rejoindre les troupes que commandent les gangs criminels, les populations locales sont de toute façon indirectement affectées par le pouvoir des factions. D’abord parce qu’elles subissent toutes les conséquences de la destruction des écosystèmes locaux dont dépend leur existence : pollution des eaux, perte de la biodiversité, résidus toxiques, emprise du narcotrafic, insécurité et violence. Ensuite parce que les structures publiques et les instances politiques officielles sont de plus en plus sous l’emprise d’un système criminel prospère, richissime et capable de tout acheter.

Les grandes organisations criminelles n’ont pas besoin de réaliser des putschs ou des révolutions pour renverser le système politico-institutionnel en place [11].

Ce qui compte pour le crime, c’est de pouvoir neutraliser l’État dans ses missions régaliennes (sécurité, défense, justice), de s’assurer de la passivité complice des institutions publiques, voire de les transformer en alliés silencieux financièrement intéressés. 

Pour conquérir la neutralité des élus locaux, des fonctionnaires territoriaux et des forces de sécurité, les réseaux criminels cherchent d’abord à développer une multiplicité d’activités (clandestines et illégales ou parfaitement légales et déclarées) qui conférent aux entreprises et secteurs contrôlés un poids économique et social majeur à l’échelle du territoire géré par les acteurs publics concernés. Il s’agit de faire en sorte que l’économie sous-terraine créée et gérée par les factions (trafic de drogues, d’armes et de munitions, extraction illégale de l’or, contrebande de minerais et d’animaux sauvages, exploitation clandestine du bois, accaparement de terres et activités agricoles illicites, etc.) devienne une composante essentielle (voire dominante) de l’économie locale et régionale. 

La première phase est donc de faire en sorte que l’ensemble du tissu économique d’un territoire (y compris les circuits légaux développés pour recycler les revenus d’activités illégales) tombe sous la dépendance des organisations criminelles.

Au point que toute action répressive menée contre les factions par l’État légitime fragilise ou détruise les équilibres sociaux créés (destruction d’emplois informels, effondrement des revenus de nombreux ménages, appauvrissement du territoire et contestation directe par la population des institutions officielles en place. Sur l’Amazonie brésilienne, les filières économiques illégales ne sont plus du tout marginales au sein de l’économie locale et sur le plan de la création et la distribution de revenus. 

La seconde démarche est complémentaire de la première.

Il s’agit d’acheter (en mettant le prix qu’il faut) la passivité, le soutien voire la contribution engagée aux activités criminelles des agents et représentants de l’État officiel.

La force du crime organisé en Amazonie est d’avoir identifié et souvent rallié à sa cause de nombreux acteurs d’un État qui pourraient s’opposer à ses menées. Il faut séduire et intéresser les agents d’organismes fédéraux en charge de la préservation de l’environnement, de la forêt et des communautés qui y vivent, les autorités chargées de délivrer des permis et licences d’exploitation (ouverture de sites d’orpaillage, extraction d’essences rares, agriculture et élevage, transport), les douaniers, les notaires, les responsables de forces de sécurité, la magistrature. Les factions criminelles utilisent ici plusieurs « méthodes d’achat » de la bienveillance de l’État légitime. La plus courante consiste à offrir des opportunités de revenus complémentaires aux agents du secteur public. Les gangs permettent ainsi que les patrouilles de gardiens de parcs protégés ou de territoires indigènes puissent participer (en prélevant une dîme) aux revenus de barges d’orpaillage clandestin ou que les patrouilles de la police militaire soient « intéressées » aux trafics de drogues. Les factions criminelles parviennent aussi à « associer » à leurs trafics et activités clandestines des juges, des notaires, des agents du fisc, des douaniers. Elles s’assurent ainsi que la drogue, le bois, l’or ou le bétail (élevé sur des pâturages ouverts après destruction de la forêt) pourront traverser les frontières ou entrer dans les circuits de l’économie légale. Elles organisent aussi des circuits de blanchiment de l’argent grâce à tous ces soutiens.

Si les soutiens sollicités sont trop rigides, restent insensibles aux partenariats proposés, il est toujours possible de passer à des techniques d’intimidation plus convaincantes (menaces exercées contre les individus et leurs proches). Assez souvent, les gangs n’ont pas la patience d’insister. Ils éliminent physiquement les récalcitrants.

 

Dans plusieurs États de l’Amazonie brésilienne, le versement de pots-de-vin, les trafics d’influence, la falsification des appels d’offres permettent au crime organisé de s’allier à la haute fonction publique, aux élus municipaux, voire à des personnalités politiques assumant des missions de premier plan au niveau du gouvernement des États fédérés ou de l’Administration fédérale.

Grâce à leur puissance financière, les organisations criminelles cooptent, les détenteurs de mandats électifs, imposent leur contrôle sur les institutions officielles, créent des structures corrompues en impliquant une multitude d’acteurs publics dont la mission est pourtant d’appliquer et de faire appliquer la loi commune.

Le PCC, le Comando Vermelho ou des factions criminelles locales sont en train d’engager une troisième démarche en Amazonie comme sur d’autres parties du territoire national. Ces réseaux interviennent désormais directement dans le jeu politique en présentant leurs candidats aux élections, en finançant des campagnes, en fournissant les fonds secrets de partis politiques officiels.

Aujourd’hui, la stratégie d’emprise mise en œuvre par les syndicats du crime n’est pas encore parvenue à ses fins. Dans les États d’Amazonie, il subsiste des autorités administratives, des magistrats, des forces de répression ou des services de protection de la biodiversité qui remplissent les missions qu’ils doivent remplir. Le travail de termite conduit au sein du système politique local n’a pas encore transformé ce dernier en simple instrument docile des gangs. Il existe encore des élus qui se battent pour faire prévaloir l’État de droit. Et des services publics qui leur obéissent. C’est d’ailleurs grâce aux enquêtes de police, aux procédures judiciaires, aux actions de répression menées, aux témoignages de victimes que la puissance publique légitime a pu suivre ces dernières années l’essor des activités et de l’emprise du crime organisé sur la société et l’économie de l’Amazonie. 

Nous sommes néanmoins aujourd’hui au point de bascule. Si l’État fédéral et les collectivités locales ne parviennent pas à engager rapidement la guerre contre le crime organisé, la forêt amazonienne sera perdue.

De la capacité de la République fédérative du Brésil à défendre l’intégrité de son territoire et à rétablir sa pleine souveraineté sur l’Amazonie dépend désormais la survie de la première forêt tropicale de la planète.

A lire aussi, 

Que faire des déchets de la mondialisation ?

[1] Le skunk est une variété hybride de cannabis fortement dosée en tetrahydrocannabinol (THC), la molécule responsable des effets psychoactifs et addictifs du cannabis.

[2] Une fois cueillies, les feuilles de coca sont portées jusqu’à un laboratoire, lui aussi dissimulé dans la forêt, puisque cette activité est illégale dans tous les pays producteurs (Colombie, Pérou, Équateur, Bolivie). Les feuilles sont alors broyées puis mélangées à toutes sortes de produits chimiques (essence, acide, ciment…). Le tout finit par former un liquide, puis une pâte et enfin de la poudre de cocaïne. 

[3] Lorsque des terres sont saisies, achetées, défrichées et cultivées par les trafiquants de drogue, cela peut déclencher et exacerber les tensions locales sur les droits fonciers et de propriété, en particulier si la coca et le cannabis sont cultivés sur des terres indigènes ou à proximité de celles-ci.

[4] Il existe aussi une exploitation à ciel ouvert de mines d’or. Cette exploitation de concessions minières a fourni en 2022 65,7% de la production brésilienne d’or (62,2 t.) alors que le garimpo a fourni le reste, soit 32,4 t. La production de garimpo est sous-estimée. Une part significative de l’activité est en effet clandestine et illégale.

[5] Les régions les plus touchées sont concentrées dans le nord-ouest de Roraima, le sud-ouest et le sud-est de Pará, le nord des États du Mato Grosso et de Rondônia, et certaines zones des États d’Amazonas, d’Amapá et de Maranhão. Source : Institut Mapbiomas. Voir le site : 

https://brasil.mapbiomas.org/wp-content/uploads/sites/4/2023/09/MapBiomas-FACT_Mineracao_21.09.pdf

[6] Afin d’obtenir l’or pur, ces agglomérats sont chauffés pour que le mercure s’évapore. Les vapeurs toxiques non filtrées s’échappent dans l’atmosphère et contaminent l’air et les cours d’eau. Rien qu’en Amazonie, on estime à 100 tonnes la quantité de mercure annuellement répandue. Déversé dans les cours d’eau, ce métal lourd finit par s’incruster dans la chaine alimentaire. Le mercure est un métal lourd qui lèse surtout le système nerveux central et les fonctions rénales.

[7] Selon l’Institut brésilien Escolhas, de 2015 à 2020, le Brésil a exporté 229 tonnes d’or présentant des indices d’illégalité. Ce volume représente 47% du total du volume du métal exporté sur ces six ans. Sur ce total de 229 t., 54% avaient pour origine la région amazonienne.

[8] Les garimpeiros illégaux ont bénéficié entre 2019 et 2022 du soutien affirmé du Président Bolsonaro. Celui-ci a tenté d’autoriser sans restriction l’ouverture de tous les territoires indigènes à l’activité minière et à l’extraction artisanale. Faute d’être parvenu à ses fins, il a supprimé les financements de programmes et d’organisations destinées à lutter contre l’exploitation minière illégale sur les territoires indigènes.

[9] Le radeau est équipé d’un moteur à essence et d’un tuyau qui aspire la boue du lit de la rivière. La boue aspirée est ensuite poussée vers une écluse, qui recueille les sédiments et les particules d’or lorsque la boue retourne dans la rivière.

[10] Étude de l’Institut Escolhas intitulée Abrindo o Livro-Caixa do Garimpo, juin 2023. L’étude se base sur l’analyse des comptes d’entreprises opérant dans l’État du Pará, premier État producteur d’or du Brésil. Une grande drague mobilise pour l’extraction 18 orpailleurs qui se relaient en trois équipes sur 24 h et parviennent à produire 3,75 kg d’or par mois… Voir le site :

 [11] Ce dernier assume de nombreuses fonctions sociales qui n’intéressent pas les factions, depuis la création et l’entretien d’infrastructures de base (réseau de circulation, approvisionnement en énergie et en eau, communications, logement, etc..) jusqu’à l’organisation économique.

Temps de lecture : 16 minutes

Photo : Amazonie (c) Unsplash

Vous venez de lire un article en accès libre

La Revue Conflits ne vit que par ses lecteurs. Pour nous soutenir, achetez la Revue Conflits en kiosque ou abonnez-vous !

À propos de l’auteur
Jean-Yves Carfantan

Jean-Yves Carfantan

Né en 1949, Jean-Yves Carfantan est diplômé de sciences économiques et de philosophie. Spécialiste du commerce international des produits agro-alimentaires, il réside au Brésil depuis 2002.

Voir aussi

Pin It on Pinterest