De l’intervention en Afghanistan (2001) au retrait de Barkhane (2021), des tensions avec la Russie et les États-Unis au développement de la construction européenne, la diplomatie française a connu deux décennies d’intenses déploiements. Bilan avec Olivier Chantriaux, chercheur associé à la chaire de géopolitique de la Rennes School of Business.
Quel est selon vous l’événement majeur de l’histoire diplomatique française au cours de la période 2001-2021 ?
Le dernier grand événement de l’histoire diplomatique de notre pays est, sans conteste, le refus opposé par la France, en 2003, à l’intervention militaire des États-Unis d’Amérique en Irak. Cette décision, qui, indubitablement, ne manquait pas d’audace politique, avait été prise et assumée par le président Chirac, secondé, pour sa mise en œuvre, par le ministre des Affaires étrangères d’alors, Dominique de Villepin.
Au-delà d’un banal désaccord entre puissances sur l’opportunité d’engager ou non une guerre, cette décision a signifié objectivement le refus d’une certaine philosophie des relations internationales, celle des néoconservateurs américains, qui, au nom de principes réputés supérieurs et de la Destinée manifeste des États-Unis, s’arrogeaient le droit d’entreprendre des guerres préventives contre certains États, désignés abusivement comme des « voyous ». La diplomatie transformationnelle, promue par l’administration Bush, dans le sillage, du reste, d’élaborations doctrinales imputables à l’administration Clinton, consistait à provoquer, par l’ingérence et par l’action militaire directe, la chute d’un régime dont l’existence était jugée incompatible avec certains principes d’origine occidentale, pour instaurer par la force, dans le pays concerné, des institutions démocratiques et ouvrir sa société à l’économie de marché. Le regime change était ainsi le mot d’ordre de ce « wilsonisme botté », pour reprendre l’expression de Pierre Hassner[1] ; l’horizon de cette politique était, en définitive, un remodelage du monde, passant par l’adoption quasi universelle d’une axiologie et d’une vision de l’histoire d’origine occidentale.
Même si, à cette époque, un praticien de la Realpolitik comme Henry Kissinger a pu, pour des raisons différentes il est vrai, soutenir l’intervention en Irak, il est évident que les conceptions qui servaient de soubassement à cette entreprise allaient à l’encontre des principes organisant la vie des nations depuis les traités de Westphalie, que sont, notamment, l’égalité juridique de tous les États, réputés souverains et maîtres chez eux, et son corollaire, la non-ingérence, interdisant à tout État d’interférer dans les affaires internes d’un autre.
Au fond, derrière la rhétorique très multilatéraliste de Dominique de Villepin à l’époque, se cachait un réel conservatisme diplomatique, au sens le plus noble du terme. Par contraste avec l’administration Bush, la position française se voulait alors soucieuse de respecter l’ordre du monde et de ne pas rompre avec ce qui faisait la légitimité du concert international. En affirmant, avec des accents volontiers idéalistes, qu’il convenait, pour traiter la question des armes de destruction massive, de parvenir, au préalable, à un consensus des puissances, la France proposait surtout, sans le dire de cette manière, de préserver une forme d’équilibre. Plus qu’à Napoléon, Villepin s’identifiait alors à Metternich.
Face aux néoconservateurs, qui, en promouvant l’idée d’une diplomatie transformationnelle, tenaient des positions révolutionnaires, visant à changer l’ordre du monde et les usages de la diplomatie hérités des traités de Westphalie, la France conduisait, elle, une politique que l’on peut qualifier de conservatrice, en ce qu’elle cherchait à préserver les sources de la légitimité internationale.
Bien entendu, les moyens de la France étaient relativement limités par comparaison avec ceux des États-Unis, mais, en dépit de cette disproportion, la France a réussi alors, en recourant aux ressources d’une diplomatie de l’équilibre très classique et en s’assurant, pour cela, le concours d’autres puissances comme l’Allemagne et la Russie, à faire connaître ses vues et à obtenir le ralliement ou l’assentiment d’une partie non négligeable du monde.
Cet exemple historique illustre la pertinence de la politique d’équilibre, qui, par les effets de levier qu’elle induit, peut permettre à une puissance comme la France d’obtenir des résultats. Comme a su l’exprimer le professeur Maurice Vaïsse dans La puissance ou l’influence ?[2], ouvrage remarquable, au titre très durosellien, où il analyse la politique étrangère de notre pays sous la Ve République, la position internationale de la France pourrait se fonder, précisément, sur une forme de dialectique entre puissance et influence.
Pour terminer ce point sur le non de la France opposé à la guerre en Irak, l’on peut ajouter qu’à cette époque, notre pays, avec Jacques Chirac et Dominique de Villepin, savait encore la grammaire de l’équilibre et n’hésitait pas à utiliser, en toute indépendance, l’ensemble des instruments et leviers dont elle disposait. Il s’agit d’une époque, qui n’est pas si lointaine, où l’on comprenait la diplomatie et le concert des puissances dans leur profondeur historique et où, accessoirement, l’on n’était prisonnier d’aucun conditionnement : il était possible alors, par souci d’équilibre, de soutenir l’idée d’un axe Paris-Berlin-Moscou.
La France a eu également la chance de pouvoir compter sur le concours d’une Allemagne politiquement audacieuse, dirigée par un chancelier fédéral de grande envergure, Gerhard Schröder. Celui-ci a su faire montre, tant au plan interne qu’externe, d’une remarquable créativité politique, rompant, au besoin, avec les habitudes et postures de l’ancienne R.F.A., permettant, par exemple, à la Bundeswehr de participer à des opérations extérieures, et, chose inouïe pour un chancelier allemand, totalement inenvisageables de nos jours, osant dire non aux Américains.
En somme, ce que nous enseigne ce grand moment de l’histoire de notre diplomatie, qui fut aussi le dernier grand événement politique de l’histoire de France, c’est la fécondité de la politique d’équilibre, qui agit comme un multiplicateur de puissance.
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De Jacques Chirac à Emmanuel Macron, les positions géopolitiques françaises ont-elles significativement évoluées ou au contraire observe-t-on une grande stabilité ?
Le clivage opposant théoriquement la droite à la gauche n’est certes pas un prisme adéquat pour lire l’évolution de la politique étrangère de la France.
Il est de coutume d’affirmer que, dans ce domaine, une forme de stabilité prévaut. Cela n’est pas inexact ; mais je crois également qu’il est impossible de ne pas remarquer qu’une forme de rupture a été consommée dans nos positions au cours des vingt ans sur lesquels nous revenons plus particulièrement ici.
Cette rupture est advenue entre 2007 et 2008, lorsqu’il s’est agi de donner à notre diplomatie un cours plus atlantiste, en renonçant, de façon plus ou moins spectaculaire, à une partie au moins du legs gaullien et en ordonnant le retour de notre pays dans les structures intégrées de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN).
Les dirigeants au pouvoir n’étaient plus tout à fait les mêmes. À Jacques Chirac, promoteur d’une politique gaullienne conçue à l’échelle du vaste monde et toujours soucieux de permettre aux peuples les moins favorisés de trouver dans la France un relais de leur cause, avait succédé Nicolas Sarkozy, d’esprit plus atlantiste, désireux de rupture et plus centré sur la sphère occidentale.
À ce propos, nous pouvons dire que le départ de Jacques Chirac et l’installation de Nicolas Sarkozy ont été concomitants d’un changement de génération parmi les cadres du ministère des Affaires étrangères. L’importance et l’impact des personnalités qui animent la diplomatie française, le poids de leurs habitudes, analysés d’un point de vue que l’on pourrait qualifier de constructiviste, ont bien été caractérisés par Christian Lequesne dans son Ethnographie du Quai d’Orsay[3]. Maurice Vaïsse se fait également l’écho, dans ses derniers ouvrages, des changements sociologiques qu’a connus le Département de 2000 à nos jours.
Sous la présidence de Jacques Chirac, le ministère des Affaires étrangères restait marqué de l’empreinte de toute une génération de diplomates classiques, attachés à l’héritage légué par le général de Gaulle, comme Hubert Colin de Verdière, Michel de Bonnecorse, Hervé Ladsous ou Stanislas de Laboulaye.
Auprès de ministres comme Dominique de Villepin, qui incarnait l’audace de l’action, ou Hubert Védrine, figure emblématique d’un réalisme à la française, ils ont pu participer à la mise en oeuvre d’une diplomatie tendant à l’équilibre, dont l’horizon affiché était in fine l’avènement d’un monde multipolaire, où la France pourrait faire valoir ses intérêts.
Nicolas Sarkozy a fait, lui, le pari de la rupture. Cette rupture s’est lue dans la nomination de Bernard Kouchner, apôtre de l’ingérence, comme ministre des Affaires étrangères.
Le nouveau cours ainsi donné à la diplomatie française procédait d’un rapprochement significatif avec les États-Unis, après le désaccord frontal qui s’était manifesté dans le traitement de la question d’Irak. L’idée de manoeuvre de Nicolas Sarkozy était la suivante : en reprenant sa place dans les structures intégrées de l’OTAN, à l’exception du comité des plans nucléaires, la France manifestait le désir d’exercer plus de responsabilités au sein de la communauté atlantique, en faisant en sorte que le projet d’Europe de la défense, qu’elle soutenait, ne fût plus perçu comme le moyen d’assurer aux États de l’Union européenne, donc à la France, une indépendance stratégique de nature à remettre en cause la cohésion de l’Alliance. Le gouvernement français cherchait ainsi à désamorcer les critiques de certains de ses partenaires, notamment en Europe centrale et orientale, prompts à considérer qu’en développant une Europe de la défense, l’on ne pourrait au mieux que dupliquer les structures déjà existantes de l’OTAN. En accomplissant cette évolution, le gouvernement français espérait que ses positions pourraient susciter l’adhésion de l’ensemble des États de l’Union européenne. En substituant au concept d’équilibre qui était jusqu’alors consubstantiel au processus d’étoffement d’une véritable identité stratégique européenne, le concept de l’intégration, la France souhaitait faire en sorte que ses positions fussent plus audibles de ses propres partenaires : en se rapprochant visiblement des États-Unis, la France entendait renforcer sa position en Europe et la cohésion de cette dernière.
Cette normalisation a pu aller jusqu’à l’acceptation par la France, nonobstant sa propre doctrine de dissuasion nucléaire, du projet de bouclier antimissile promu par l’OTAN, lors du sommet de Lisbonne de 2010.
Un autre grand signe de l’inscription plus intime de la France dans le cadre occidental a été l’intervention franco-britannique en Libye, qui, au plan conceptuel, pourrait être interprétée comme une réplique quasi sismique, dans un autre contexte géographique certes, de la politique idéaliste de regime change promue par les États-Unis.
Si la promotion d’une autonomie stratégique européenne est au cœur du discours français au cours des vingt dernières années, il apparaît néanmoins qu’elle reste la seule puissance de l’Union à détenir des capacités militaires et stratégiques indépendantes. Considérant cet « isolement stratégique », la France a-t-elle nécessairement besoin du soutien des autres pays européens ou le réclame-t-elle pour d’autres raisons ?
Il faut voir dans la volonté de la France d’affirmer son autonomie stratégique, d’abord, un héritage de l’histoire. Coeur battant de l’Europe à l’époque classique, temps où, selon la formule bellement illustrée par Marc Fumaroli dans son oeuvre, « l’Europe parlait français », nation universaliste sous la Révolution et l’Empire, puis République impériale, la France est prédisposée par l’histoire à concevoir sa politique, et celle qu’elle entend mettre en oeuvre avec ses partenaires, à l’échelle du monde. Elle peut être considérée, à cette aune, comme occupant une position symétrique de celle de l’Angleterre, nation soeur depuis le Moyen-Age, avec qui elle partage bien des ressemblances et demeure liée, malgré les désaccords récents et passés, par une forme de gémellité stratégique, à l’ouest de l’Europe. À ce propos, lorsque l’orage des mésententes et des provocations sera passé, la résurgence d’une nouvelle entente ne paraît pas exclue : tout devrait les y conduire. C’est après Fachoda qu’a été nouée l’Entente cordiale. Ainsi, la France est une vieille nation militaire, dont l’histoire est indissociable du fait guerrier. Lorsqu’il évoque l’épopée napoléonienne, en quelques pages fulgurantes, dans La Confession d’un enfant du siècle, Musset donne une représentation très frappante de la place prise par l’engagement militaire, à un moment particulier certes, dans la société française.
Cette forme de prédilection française pour la grande politique tient aussi à la géographie. La manière dont la France, isthme européen projeté vers le large, conçoit son rôle de puissance militaire ne peut pas être comparée au point de vue d’un État au territoire restreint, vulnérable et enclavé au coeur du continent, qui, toutes choses égales par ailleurs, peut ne pas représenter un enjeu de premier ordre pour un éventuel agresseur.
En troisième lieu, si la France dispose encore de capacités militaires et stratégiques indépendantes, elle le doit à la volonté de ses plus éminents dirigeants politiques, et, en particulier, pour ce qui concerne le XXe siècle, au général de Gaulle.
Ces multiples réalités font que la France dispose, au plan militaire, d’outils et de capacités, dont nombre de ses partenaires européens sont largement dépourvus, du fait de leur histoire propre, de leur géographie propre et des habitudes de leurs dirigeants. En un mot, et cela fait une différence substantielle avec notre pays, la défense n’est pas nécessairement une priorité pour tous les États européens.
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que tous les présidents français successifs aient dû déployer, depuis 2000, de sérieux efforts de persuasion auprès de nos partenaires européens pour faire progresser des projets communs en matière de défense. Et il n’est pas étonnant non plus que les présidents américains successifs aient dû déployer, eux aussi, de sérieux efforts de persuasion pour demander aux nations membres de l’OTAN de consacrer à leur défense 2% au moins de leur produit intérieur brut (PIB).
Des objectifs ont pu être fixés et des avancées obtenues, à travers, par exemple, la création des groupements tactiques interarmées de réaction rapide, placés sous l’autorité de l’état-major de l’Union européenne, et dont le déploiement, désormais financé par le mécanisme Athena, doit s’opérer en moins de dix jours, la constitution d’une capacité militaire de planification et de conduite, souhaitée de longue date par la France, mais aussi le maintien de la brigade franco-allemande (BFA). Il convient de citer également l’initiative européenne d’intervention (IEI), qui, conçue en dehors du cadre de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), réunit des États membres désireux de mieux se coordonner au plan militaire et d’agir, en complément de la coopération structurée permanente (CSP), conçue, elle, dans une optique d’étoffement capacitaire.
Il n’empêche que demeure, au-delà de ces efforts indéniables, la question centrale des intérêts, qui peuvent opposer les États européens les uns aux autres, et des doutes que peuvent exprimer, à l’occasion, certains partenaires de la France, lorsqu’ils la soupçonnent de vouloir utiliser la PSDC à ses propres fins, selon la lettre d’un fantasmatique agenda caché. Il apparaît, en tout état de cause, que les préoccupations stratégiques des États membres de l’Union européenne ne sont pas nécessairement identiques et qu’en situation de crise, chaque État a tendance, fort naturellement, à donner priorité à la satisfaction de ses propres intérêts. Cette tension, liée à la nature même des États souverains, a vocation à persister, quels que soient les progrès accomplis sur le terrain de la PSDC.
Voilà pourquoi, sans nullement remettre en cause la PSDC, ni aucun des résultats obtenus avec ses partenaires, la France ne doit pas se priver, si une telle démarche correspond à ses intérêts, de continuer à concevoir des projets de nature strictement nationale, répondant à ses besoins, en particulier à ses besoins les plus vitaux. Cela est vrai, indubitablement, dans le domaine de la dissuasion nucléaire, qui ne peut être détachée du cadre national et doit être sanctuarisée.
Il me semble enfin qu’il est peut-être excessif de parler d’un « isolement stratégique » de la France. Je pense qu’il est plus juste d’affirmer qu’elle se trouve dans une position d’insularité stratégique. Cette insularité stratégique, qui la fait ressembler de plus en plus au Royaume-Uni, sans qu’elle soit physiquement une île, est, en fait, riche de possibilités. Elle lui permet, pour peu qu’elle décide d’en faire l’effort, de jouer un rôle dans de nombreuses régions du monde, en fonction de ses intérêts, en valorisant, autant qu’il est possible, les territoires ultramarins où s’exerce sa souveraineté, avec lesquels elle peut former, au plan stratégique, une sorte d’archipel mondial français.
La France doit redécouvrir, avec un regard neuf, hors de tout conditionnement, les possibilités que lui offre ce concept d’insularité stratégique.
Comment l’émergence de la Chine a joué sur la pensée géopolitique française ces vingt dernières années ?
Il a existé, parmi les hommes d’État et diplomates de tradition gaulliste, dont Jacques Chirac a été la dernière figure, une sorte de tropisme spontané à l’égard de la Chine.
Ces générations ont été marquées par l’époque où la France, sous l’impulsion du général de Gaulle, avait réussi à nouer un dialogue privilégié avec la Chine continentale. La reconnaissance de la Chine populaire par la France en 1964 était mue par l’idée, fort réaliste, que l’on ne pouvait sérieusement écarter du grand jeu international une puissance aussi peuplée, dont les ambitions étaient fortes et sur laquelle on pourrait compter, face à d’autres géants, dans une subtile politique d’équilibre. En un sens, le rapprochement avec la Chine populaire mis en oeuvre par le président américain Richard Nixon avec son éminent conseiller pour la sécurité nationale, Henry Kissinger, est inspiré, mais à une autre échelle certes, des mêmes principes que ceux qui ont conduit le général de Gaulle à ouvrir un dialogue direct avec elle.
Cependant, cette position de précurseur a pu entretenir, du côté français, une forme d’illusion sur la Chine. Beaucoup se sont laissés aller à croire que la France continuerait de bénéficier, parmi les puissances occidentales, d’une forme de privilège aux yeux des Chinois. De même que la France, à une tout autre époque, avait fait figure, parmi les nations chrétiennes, d’interlocutrice particulière de la Sublime Porte, de même, selon une forme d’analogie orientaliste, un certain nombre de responsables français ont cru que la France jouerait longtemps le rôle de médiateur entre la Chine et l’Europe.
En réalité, la Chine est sortie naturellement du cadre où notre pensée ou nos habitudes avaient voulu la placer. Les années de forte croissance que furent pour la Chine les années 2000 donnèrent l’occasion à d’autres puissances, économiquement fortes, d’entretenir avec Pékin des relations particulièrement intenses. Ce fut le cas de l’Allemagne, nation industrielle, qui sut développer des échanges économiques considérables avec l’Empire du Milieu. Les grands groupes automobiles et les producteurs de machines-outils allemands étaient alors partis à la conquête de l’économie chinoise, dont ils avaient compris les besoins. L' »usine du monde » qu’était devenue la Chine, selon une formule répandue, trouvait dans sa coopération industrielle avec l’Allemagne un intérêt indéniable. Pour les Occidentaux ayant investi en Chine, les liens tissés ne manquaient pas toutefois, il faut le reconnaître, d’avoir un caractère ambivalent : le souhait des industriels et autres entrepreneurs de conserver un accès au marché chinois les plaçait, dans le même temps, dans une position de dépendance à l’égard des autorités de la République populaire, toujours soucieuse de confirmer, par le transfert de technologies, la translation d’empire dont elle profitait.
En tout état de cause, la France doit continuer d’adapter sa politique aux réalités de la Chine d’aujourd’hui. Cette dernière s’est imposée comme l’un des pôles principaux de la politique mondiale, dont le centre de gravité se déplace du continent européen vers la zone Pacifique.
Archipel mondial, la France est confrontée à la Chine dans cette zone. Elle a subi la concurrence de cette dernière sur le continent africain. Elle fait face à ses tentatives de pénétration économique en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie. C’est la raison pour laquelle le président de la République a tenu à mettre en garde les Polynésiens contre les risques d’ingérence chinoise, lors de son déplacement de juillet 2021, et a renouvelé l’intérêt que porte Paris à mieux accompagner, notamment par un substantiel effort d’investissement, les territoires ultramarins placés sous sa souveraineté.
Sans doute l’engagement de la France dans ces territoires doit-il être maintenu. Nous voyons reparaître, sous cet éclairage, la nécessité de concevoir la politique de notre pays selon la formule classique de l’équilibre et à l’échelle du vaste monde, en valorisant pleinement notre engagement dans le Pacifique et en réévaluant concrètement le sens de notre européocentrisme.
Les relations avec les États-Unis sont toujours complexes, allant du refroidissement en 2003 au grand réchauffement avec Emmanuel Macron, jusqu’aux désillusions de la vente des sous-marins à l’Australie. Quel bilan dresseriez-vous des relations franco-américaines depuis 2001 ?
Les relations franco-américaines, de 2000 à nos jours, semblent globalement marquées par une sorte d’incompréhension réciproque, malgré des rapprochements ponctuels, et par une absence de synchronisation. Après le moment néoconservateur, les Américains ont progressivement fait le choix d’une politique de plus en plus réaliste, ayant pour objet la satisfaction prioritaire de l’intérêt national, loin de tout messianisme outrecuidant. Simultanément, le discours français a semblé, lui, continûment empreint d’idéalisme et orienté vers le multilatéralisme. Une inversion ou un retournement s’est ainsi opéré. Tandis que la politique étrangère américaine se voyait conçue, de plus en plus, selon les catégories traditionnellement européennes de la Realpolitik et de l’équilibre des puissances, les positions françaises prenaient, à travers notre prédilection pour les droits de l’homme ou l’importance accordée aux grandes questions mondiales, comme la transition écologique, une coloration de plus en plus idéaliste et globalisatrice, donc de plus en plus américaine.
Cette évolution concomitante en des sens inverses n’a pas manqué d’entretenir, sans qu’on l’ait spécialement cherché, un climat général d’incompréhension. Ainsi l’opinion française, trop encline à considérer les réalités sous un jour idéologique et sous l’angle du pathos, a-t-elle largement méconnu, pour ne citer que cet exemple, le sens de l’oeuvre du président Obama. Beaucoup ont voulu voir, d’abord, dans son élection, le symbole d’une ouverture à la diversité constitutive de notre monde. En fait, ce que le président Obama a accompli, en rapportant, par un ajustement patient, les engagements internationaux des États-Unis aux moyens dont ils disposaient selon le critère de l’intérêt national, fut surtout l’amorce d’un retour au réalisme.
De même, la plupart des observateurs français se sont fourvoyés quant à la politique étrangère du président Trump, qui ne peut être opposée, de façon simpliste, à celle du président Obama. Bien que généralement sous-estimé en France, Donald Trump, dont on devrait relire l’ouvrage de 1987, The Art of the Deal[4], a entrepris, en prenant pour boussole l’intérêt national des États-Unis et en poursuivant la rationalisation des engagements américains, une politique réaliste privilégiant le rapport direct et les formats bilatéraux, dans laquelle transparaissait le retour du monde à la compétition des puissances. Se plaçant à l’antipode de George W. Bush, il a évité tout engagement militaire nouveau et s’est efforcé de régler les problèmes qu’il avait à traiter par la négociation. La manière dont le président Trump a géré les suites de l’assassinat ciblé du général iranien Qassem Soleimani en janvier 2020, qu’il avait ordonné en réponse à l’attaque dirigée par des miliciens des Kataëb Hezbollah contre l’ambassade américaine à Bagdad, le 31 décembre 2019, est emblématique de cette méthode. Beaucoup d’observateurs en Occident s’attendaient à une escalade militaire, dont la faute était imputée au caractère téméraire et imprévisible de Donald Trump. Il n’en a rien été. La rationalité des acteurs en lice, qui n’avaient aucun intérêt à provoquer une déflagration incontrôlable, l’a emporté : l’Iran a pu, pour ne pas perdre la face, procéder à des frappes militaires sur des casernements américains en Irak, dont l’évacuation avait été assurée. L’Amérique de Trump pouvait considérer qu’elle avait agi de manière proportionnée, en conciliant la défense de ses intérêts et de sa crédibilité avec la stabilité du monde.
L’avènement du président Biden, loin de représenter une rupture avec Donald Trump en matière diplomatique, a confirmé l’orientation réaliste des États-Unis. La manière dont Joe Biden a présenté et accompli le retrait des troupes américaines d’Afghanistan, décidé en amont par Donald Trump, a été, à cet égard, révélatrice. La clarté de ses propos contraste avec la rhétorique idéaliste de nombre de dirigeants européens. Pour le président Biden, les troupes américaines déployées en Afghanistan n’avaient pas vocation à se substituer à l’armée afghane, l’intervention dans ce pays n’avait pas pour objet de provoquer de l’extérieur un changement de régime, les États-Unis ne pouvaient sérieusement multiplier les interventions dans le monde, mais se soucier avant tout de la défense de leurs intérêts.
Tandis que les États-Unis connaissaient, depuis le départ de George W. Bush, un grand moment réaliste, les Européens, quant à eux, loin de changer le prisme à travers lequel ils avaient l’habitude de considérer le monde, ont, par une sorte d’hystérèse, persisté dans la croyance en une communauté internationale et continué d’assigner un rôle central, au sein de cette communauté, au directoire transatlantique que formeraient l’Amérique et l’Union européenne. Cependant, il n’est pas excessif d’affirmer qu’il n’existe pas de communauté internationale, ni de directoire transatlantique, et qu’il convient, faisant litière de ces catégories périmées, de hâter, en Europe, la mise en œuvre d’un véritable aggiornamento réaliste.
La France est une grande puissance maritime dont les territoires d’outre-mer lui offrent des capacités potentielles de projection presque sans équivalent dans le monde. Quelle place a été donnée à ces territoires ces deux dernières décennies ?
La place accordée à ces territoires a sans doute été insuffisante, parce que nous nous trouvions précisément, de 2000 à nos jours, dans une période de transition, voire de gestation, qui a vu succéder à l’ère de la bipolarisation, durant laquelle l’Europe avait été le théâtre central des relations internationales, un temps caractérisé par l’émergence d’un monde qui est à la fois globalisé et multipolaire.
Or, dans ce monde globalisé et multipolaire, la France dispose d’atouts stratégiques et économiques liés notamment à sa qualité de puissance maritime. La France peut, en effet, valoriser pleinement les ressources de la zone économique exclusive (ZEE) de 11 millions de kilomètres carrés sur laquelle s’ouvre l’archipel mondial qu’elle forme avec ses territoires ultramarins. Il est également évident, d’un point de vue plus strictement stratégique, que la vocation maritime de la France confère à la Marine nationale de grandes responsabilités. L’on peut enfin se réjouir de constater qu’un département ministériel autonome, dédié aux questions maritimes, ait été constitué.
Au-delà de sa dimension physique et concrète, la mer, par son extension mondiale et du fait des règles particulières qui s’y appliquent, constitue également une matrice intellectuelle, utile pour penser notre monde globalisé et la confrontation des intérêts qui s’y trament. Espace isotrope, la mer nous donne une image des caractéristiques de notre monde, rétréci par les communications instantanées, mais dont n’est nullement exclue la concurrence et où il convient de projeter nos ambitions à la mesure de nos intérêts. Il est ainsi possible, pour comprendre le monde, de nous mettre à l’école de la mer.
Cette valorisation de la mer, en sa dimension physique, mais aussi pour la stimulation intellectuelle qu’elle représente, n’est pas exclusive d’autres milieux : l’espace et le cyberespace sont des domaines où s’étend le génie humain, donc la compétition des puissances, et où apparaissent de nouveaux enjeux.
Sur la mer comme dans les champs ouverts de l’espace et du cyberespace, la France, archipel mondial, a beaucoup d’atouts à faire valoir, si elle comprend ce à quoi l’engage sa situation d’insularité stratégique dans la compétition des puissances. Cette insularité stratégique la met en mesure de tisser des relations avec d’autres puissances dans beaucoup de régions du monde, afin de tirer profit des effets de levier qu’elle pourrait ainsi générer pour satisfaire ses intérêts, dans le cadre d’une politique d’équilibre. La modernisation permanente de ses moyens d’action militaire et de sa base industrielle paraissent, à cette aune, indispensable pour asseoir sa crédibilité.
Dans ce contexte, elle ne pourra toutefois espérer tirer le moindre profit de quelque initiative que ce soit, si elle ne veille pas à rapporter son action à un effort de structuration intellectuelle.
La première bataille que doit remporter la France pour renforcer ses positions est, en effet, intellectuelle. Elle ne peut se contenter de reprendre à son compte les lieux communs immuables, repris de décennie en décennie, de cénacle en cénacle, d’un discours à l’autre, par les observateurs qui, suivant leurs habitudes, ont renoncé, de fait, à penser le monde. La France n’a rien à gagner au conformisme, qui n’est que l’autre nom d’une forme de sclérose intellectuelle et de léthargie vitale.
Au contraire, il est grand temps que les Français réapprennent à penser le monde. Notre priorité pourrait être, pour cela, de favoriser l’étoffement de véritables écoles d’interprétation des relations internationales, comme il en existe aux États-Unis, où le débat qui oppose les néoréalistes aux libéraux, par exemple, ou distingue les néoréalistes offensifs, derrière John J. Mearsheimer, des néoréalistes défensifs, inspirés par l’œuvre de Kenneth N. Waltz, ou encore des réalistes néoclassiques, comme Randall L. Schweller, est foisonnant. Surtout, l’émergence d’une véritable pensée réaliste, tranchant avec le poujadisme sentimental de certains commentateurs, serait, dans cette perspective, largement utile et salutaire. Plus que Wilson ou Briand, nos amers, dans cette navigation sur l’océan de la politique mondiale, doivent être Richelieu, Delcassé, Barthou et de Gaulle, ou, si l’on souhaite se référer également au plus européen des Américains, Henry A. Kissinger.
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[1] Pierre Hassner, « États-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire? », Les Cahiers de Chaillot, Paris, IES-VE, n°54, 2002, 50 p., p.43.
[2] Maurice Vaïsse, La puissance ou l’influence? La France dans le monde depuis 1958, Paris, Fayard, 2009, 660 p.
[3] Christian Lequesne, Ethnographie du Quai d’Orsay : les pratiques des diplomates français, Paris, CNRS éditions, 2017, 255 p.
[4] Donald J. Trump, avec Tony Schwartz, Trump : the Art of the Deal, Ballantine books, 1987, réédit. 2015, 400 p.