De Silvio Berlusconi à Mario Draghi, des mouvements populistes aux crises de l’euro, l’Italie a traversé deux décennies compliquées. Mais elle demeure un pays économique puissant, dotée d’une industrie de premier rang en Europe. Analyse de Federico Petroni, rédacteur à Limes.
La perception géopolitique de l’Italie par les Français est assez paradoxale. Il y a à la fois l’image d’un pays fragile d’Europe du Sud et celle d’un pays industriel puissant dont certaines industries comme le luxe, la défense et l’automobile font florès sur les marchés mondiaux. Comment expliquer cette image ambiguë de l’Italie qui persiste en France ?
L’Italie et la France sont deux nations qui se considèrent comme cousines mais qui sont en fait profondément différentes. Ce qui est évident pour les Français ne l’est pas pour les Italiens. Ce qui est naturel pour les Italiens est incompréhensible pour les Français. Pour un pays dirigiste comme la France, il est inconcevable que derrière une industrie puissante, il n’y ait pas d’État. Pour un pays minimaliste et sans tradition de pouvoir comme l’Italie, le récit universaliste français est une arrogance démodée. Enfin, le hiatus italien entre les moyens économiques et le rang géopolitique est la preuve que les premiers ne suffisent pas à déterminer les seconds. Au contraire, si l’on a l’illusion qu’il en est ainsi, on confond l’intérêt national avec l’intérêt commercial. C’est l’illusion que nous, à Limes, appelons l’économisme. Nous en voyons également des traces en France, bien que la France ne vive pas seulement de la satisfaction économique.
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Au cours des dernières années, l’Italie a été le laboratoire européen du populisme. Maintenant que Matteo Salvini et le Mouvement 5 étoiles sont en passe d’être exclus de l’équation politique, doit-on considérer que l’Italie a tourné la page populiste ?
Le populisme en soi signifie tout, donc rien. C’est l’étiquette que les gouvernants accolent aux revendications populaires lorsqu’ils ne les comprennent pas ou ne veulent pas les comprendre. Cette phase spécifique de la politique italienne était la pointe de l’iceberg d’un profond repli de l’Italie sur elle-même, qui pensait pouvoir se fermer à tout, être laissée en paix par des puissances proches et lointaines et jouir d’une retraite de moins en moins dorée. Pour un pays central comme l’Italie, il n’est pas possible de s’exclure de l’histoire, pourtant nous essayons toujours de le faire, tout au plus en identifiant le pouvoir qui nous dit quoi faire (contrainte externe). Souvent à tort, comme lorsque nous croyons que la Chine est sur le point de remplacer les États-Unis. Ce sont des tendances profondes de la mentalité italienne, elles ne vont pas disparaître au premier changement de gouvernement. Ils sont destinés à se reproduire. Accentué par le virus.
Comme la France, l’Italie est une grande puissance méditerranéenne. Les tensions récemment exacerbées entre les marines française et turque au large des côtes libyennes ont mis en évidence le jeu difficile que joue l’Italie dans la région. Comment l’Italie intègre-t-elle la Méditerranée orientale dans sa stratégie internationale et pourquoi son alignement sur les positions françaises est-il si difficile ?
L’Italie n’est pas une grande puissance méditerranéenne. Elle n’a pas de mentalité maritime, elle hésite à utiliser la marine pour promouvoir ses propres intérêts, elle ne se soucie pas de ce qui se passe autour d’elle, elle ne s’intéresse qu’aux affaires bruxelloises et fiscales, elle substitue médiocrement la politique étrangère méditerranéenne à la poursuite d’opportunités énergético-commerciales, elle vend des armements à des rivaux potentiels comme l’Égypte qui lui imposent leur volonté (cas Regeni). C’est un acteur très fragile que des pouvoirs plus cyniques peuvent manipuler. Elle souffre de l’avancée de la Russie et de la Turquie le long de ses côtes sud et est. Elle dispose d’une marge de manœuvre décroissante vis-à-vis d’Ankara et craint de subir ses représailles. En plus de ces données structurelles, la France est un rival historique en Méditerranée. C’est pourquoi nous devons nous parler et définir des lignes rouges, comme dans le traité signé en novembre [le traité du Quirinal]. Mais cela ne signifie pas que l’Italie doive devenir un satellite de la France.
Au début des années 2000, l’Italie était encore l’une des nations européennes les plus europhiles, l’une de celles qui participaient à la construction européenne avec le plus d’engagement. Vingt ans plus tard, elle est plutôt associée au camp des nations qui se méfient de Bruxelles. Comment la position italienne vis-à-vis de l’Union européenne, mais aussi de l’euro, a-t-elle évolué au cours des deux dernières décennies ?
L’Union européenne est un parfait exemple de la contrainte externe mentionnée ci-dessus. En raison d’un manque chronique d’État (ce qui, je le conçois, est assez incompréhensible pour un Français), nous avons du mal à expliciter, et donc à défendre, nos opinions, ce que nous voulons. Nous nous battons pour nous donner des projets géopolitiques. Nous cherchons donc à l’étranger quelqu’un pour le faire à notre place. Pendant la guerre froide, nous étions essentiels à la stratégie des États-Unis et nous avons bien compensé ces lacunes. Plus tard, nous nous sommes fait l’illusion que nous pouvions remplacer la plus grande puissance de la planète par une organisation internationale. Et avec une monnaie sans souverain comme l’euro. Aujourd’hui, et c’est compréhensible, nous subissons l’amère déception de ces chimères. Ces derniers mois, Rome s’est efforcée d’établir des relations bilatérales spéciales avec la France et l’Allemagne. Des liens bilatéraux qui devraient compléter, et non remplacer, l’UE. Un exercice louable, mais qui ne suffira pas à court terme à corriger les perceptions populaires négatives de l’UE.
L’Italie est en première ligne des flux migratoires des populations africaines passant par la Libye. Elle a souvent exprimé le sentiment d’être isolée de l’Europe pour canaliser ces flux, qui mêlent criminalité et tragédies humanitaires. En quelques mots, comment peut-on synthétiser la politique migratoire italienne sur vingt ans ?
Premièrement, tolérer les flux migratoires en sachant qu’il s’agissait d’un pays de transit et non de destination. Puis, lorsque des barrières ont été érigées au-dessus des Alpes, dénonçant qu’elle était devenue un ghetto, un peu moins que la Grèce. L’incapacité italienne à s’assimiler (nous ne savons même pas ce que ce mot signifie) est compensée par une intégration spontanée et non gérée qui, somme toute, fonctionne et n’a pas créé de périphéries explosives ou de cinquièmes colonnes comme en France. Cependant, l’appauvrissement et les conséquences du virus peuvent entraîner une détérioration de la situation. Sans même avoir le pouvoir de chantage sur l’UE dont dispose la Pologne, grâce au fait qu’elle se trouve sur le nouveau rideau de fer OTAN-Russie.
Rome ne regarde pas que vers le Sud mais aussi vers le Nord-Est. Les Balkans ont toujours été une zone de préoccupation majeure. Plus de 20 ans après la guerre du Kosovo, comment l’Italie se positionne-t-elle vis-à-vis des Balkans ?
Rome ne se tourne que vers le Sud pour les migrants, ce qui est très différent. Dans les Balkans, on est de plus en plus conscient que certains foyers peuvent exploser (Serbes en Bosnie et au Kosovo, Grande Albanie), que le statu quo de Dayton ne tiendra pas longtemps, que d’autres puissances entrent dans nos sphères d’influence traditionnelles (Turquie en Albanie). Au cours des prochaines années, nous assisterons à une action plus décisive de la politique étrangère italienne dans les Balkans, afin de renforcer la première ligne de défense dans la mer Adriatique.
Tout comme l’Allemagne, l’Italie a conservé une puissance industrielle et s’intéresse de près à l’Europe centrale. En revanche, les succès du populisme dans la péninsule ont été une source de contrariété pour Berlin depuis quelques années. Comment reprendre les relations germano-italiennes après 20 ans ?
L’Italie du Nord est dans la sphère géo-économique allemande, c’est un satellite économique. Cela nous a permis de nous sauver de la faillite pendant l’épidémie de Covid-19, car sans les manufactures du Nord, l’industrie rhéno-bavaroise se serait arrêtée. Mais ce n’est pas un facteur entièrement positif, au contraire : il réduit notre marge de manœuvre vis-à-vis de Berlin et nous expose à d’éventuelles guerres commerciales américaines contre l’Allemagne. En outre, les relations italo-allemandes sont gérées par les associations industrielles respectives, et non au niveau institutionnel. C’est pourquoi Rome et Berlin discutent d’un plan d’action commun, conçu comme un contrepoids au traité avec la France. Il est dans notre intérêt de structurer les relations avec les deux pays, de ne pas nous retrouver dans la sphère d’influence de l’un ou l’autre. L’objectif devrait être de façonner une nouvelle Europe occidentale qui inclut également le Royaume-Uni et les Pays-Bas, une fois que les différends entre Londres et l’UE auront été résolus. L’objectif devrait être de réunir un certain potentiel à consacrer à des négociations avec les États-Unis sur la manière de participer à leur endiguement de la Chine et de désamorcer les tensions à l’est avec la Russie, qui doit d’une manière ou d’une autre être réintégrée dans une architecture de sécurité européenne pour éviter une guerre et que Moscou ne se jette ensuite dans les bras de Pékin. Comment y parvenir sera la grande question de 2022.
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