Nous restons attachés à une vision chronologique de l’histoire, qu’il s’agisse de la nôtre et de celle de l’humanité. Les dates, autant de bornes, autant de bouées auxquelles on se raccroche pour échapper à l’oubli, ou y voir moins obscurément dans le chaos des temps. De telles dates, il y en a à foison : du 8 mai au 9 novembre, le 11 septembre (il y en a eu, deux, en 1973 – mort d’Allende – et en 2001, les Tours jumelles de Wall Street), en passant par la guerre d’octobre, du Ramadan ou du Kippour, qui a mis fin au Trente Glorieuses, selon l’expression forgée par l’économiste Jean Fourastié.
Xavier Charpentier, encore bien jeune à cette époque, s’est plongé dans la presse du moment. On revit le film des événements sans encore savoir que ce sera la fin d’une époque, de l’Europe heureuse, insouciante et riche qui a émergé de mai 1968. C’était le 6 octobre 1973, et de l’autre côté du monde, les troupes syriennes et égyptiennes venaient de passer à l’offensive, avançaient sur le plateau du Golan et fonçaient dans le désert du Sinaï : la guerre du Kippour venait de commencer. Quelques semaines plus tard, ce serait l’embargo sur le pétrole, l’économie mondiale qui s’effondre, les évidences et les espoirs d’une époque qui s’éloignent et s’estompent dans le passé, comme un personnage de Modiano dont on finit par se demander s’il a bien existé, un jour.
Les Trente Glorieuses venaient de s’achever, mais bien sûr elles ne le savaient pas. Quand minuit a sonné ce jour-là à Paris, qui pouvait avoir déjà compris ce qui venait de se passer ? Qui pouvait déjà imaginer que sa vie, sa vie à lui, personnellement, à Paris, à New York, à Aurillac ou à Longwy, allait changer ? Que tant d’existences auraient pris un autre tour si ce 6 octobre avait été différent, que des mots, des expressions, des renoncements, dont on n’avait jamais eu l’idée allaient envahir notre vocabulaire, prendre possession de notre horizon, devenir les obsessions de l’époque ? Chômage de masse, exclusion, stagflation, nouveaux pauvres. En ce mois d’automne racontant le coup d’État du général Pinochet et la mort de Salvador Allende, la disparition de Fernand Raynaud et les premiers vols du Concorde vers Washington, les mariages à la mode et le dernier Salon de l’auto du président Pompidou, le succès des Aventures de Rabbi Jacob et les combats de Gisèle Halimi, toute l’insouciance semble résumée dans un court texte : «Le rythme de croissance de l’économie française s’est établi autour de 6 à 7% l’an, et devrait être conservé pendant les six prochains mois. » Jacques Chirac, premier ministre en 1975, explique que malgré les 500 000 chômeurs qui fréquentent désormais l’Agence nationale pour l’emploi, «nous sommes repartis sur une meilleure voie, nous apercevons le bout du tunnel». Et Georges Séguy de lui répondre plaisamment, au nom de la CGT, que s’il voit de la lumière, c’est sans doute parce qu’il marche à reculons. Un peu d’humour, ça ne peut pas faire de mal. Même si certains n’ont déjà plus du tout envie de plaisanter, en 1975.
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La revue Esprit a organisé une table ronde sur le sujet en ce début d’année 1975, réunissant entre autres Jean Boissonnat, le fondateur de L’Expansion, et Michel Beaud, le professeur d’économie hétérodoxe de Vincennes, et tous les deux sont très inquiets. Michel Beaud, parce qu’à la question de savoir si la crise annonce « l’effondrement d’ensemble du capitalisme », l’honnêteté l’oblige à répondre : « Hélas, non, même si dans les pays européens et au Japon, il va être en difficulté pendant une dizaine d’années ». Jean Boissonnat parce qu’il n’imagine pas que la situation puisse encore s’aggraver sans que le pays connaisse une explosion majeure : « La résistance de l’opinion publique au chômage contraindra le pouvoir politique et les responsables de l’économie à essayer de sauvegarder à tout prix un taux de croissance relativement élevé, de l’ordre de 5%. S’ils n’y parviennent pas, d’autres forces politiques, soit d’extrême droite, soit d’extrême gauche, viendront au pouvoir ». Depuis, la France, l’ Europe et le monde ont traversé bien des épreuves jusqu’à l’actuelle pandémie. La différence réside dans le fait que nous savons que plus rien ne sera comme avant, sans trop donner un sens exact à cette phrase quasi stéréotypée, alors que le 6 octobre 1973, on ne le savait pas encore.