Dans son dernier ouvrage, 1939-1945 : La Guerre mondiale des services secrets, Rémi Kauffer, spécialiste du renseignement et des services secrets, nous raconte l’histoire inédite des batailles de l’ombre qui se sont déroulées durant la Seconde Guerre mondiale.
À travers une enquête méticuleuse, il dévoile les opérations clandestines des grandes puissances, et met en lumière le rôle crucial joué par les services secrets dans les différents affrontements que l’on connaît : l’attaque de Pearl Harbor, l’opération Barbarossa, ou encore le débarquement de Normandie.
Propos recueillis par Paulin de Rosny
Comment étaient structurés les services secrets chez les principales puissances mondiales au début du second conflit mondial ?
Dès le début de la Seconde Guerre mondiale, certains pays avaient déjà des services secrets bien en place, tandis que d’autres ont dû les renforcer en réponse à la guerre. Prenons l’exemple de l’Union soviétique : elle disposait de services secrets bien intégrés au régime totalitaire. Le NKVD, dirigé par Lavrenti Beria, gérait aussi bien la police secrète (90% des ressources) que le renseignement extérieur. Beria était un homme dont Staline se méfiait, mais redoutablement efficace.
L’Union soviétique comptait également le 4e directorat de l’état-major de l’Armée rouge, qui prendra en 1942 le nom de GRU. Ce service s’était spécialisé dans l’action directe et bénéficiait d’une longue tradition de formation de détachements insurrectionnels communistes à travers le monde.
Les Britanniques, quant à eux, disposaient d’une longue tradition de renseignement, qui remonte à l’époque d’Élisabeth Ier. En 1909, ils ont créé deux services clés : le MI6, chargé du renseignement extérieur, et le MI5, qui s’occupe de la sécurité intérieure. Le renseignement naval jouait aussi un rôle essentiel, du fait de la puissance maritime historique du Royaume-Uni. Ces services étaient très bien structurés et ont joué un rôle central pendant toute la durée du conflit.
Les États-Unis étaient assez mal préparés en matière de renseignement au début de la guerre. Ils n’avaient pas de service centralisé comparable au MI6 ou au NKVD. Des services de décryptage existaient, mais éparpillés entre différents corps : la Marine et l’Armée de terre. Cette absence de coordination sera l’une des raisons pour lesquelles ils échouèrent à anticiper l’attaque de Pearl Harbor.
En revanche, les Japonais disposaient de plusieurs services secrets efficaces, notamment en Asie. Je parle par exemple d’un serveur d’hôtel en apparence insignifiant, qui se révèle être haut gradé de l’armée japonaise. Cependant, leur manque de coordination interne, exacerbé par la rivalité entre l’Armée de terre et la Marine impériale, affaiblissait leurs capacités. La Marine favorisait une stratégie offensive contre les États-Unis, tandis que l’Armée de terre voulait cibler l’Union soviétique.
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Et en France ?
Le service de renseignement français, le SR, était compétent, mais souffrait d’un problème majeur : il n’était pas suffisamment écouté par le pouvoir politique. Contrairement au MI6, bien ancré dans les élites dirigeantes britanniques, le SR dépendait exclusivement du haut état-major. Depuis l’affaire Dreyfus, une certaine méfiance persistait entre l’armée et la République, ce qui créait une distance entre les militaires, responsables du renseignement, et les autorités politiques.
Cependant, malgré cette difficulté, la France a réussi à infiltrer deux agents clés au sein des services secrets allemands. Parmi eux, une Française, maîtresse d’un officier autrichien anti-nazi, et un Allemand qui a aidé le SR à percer les mystères de la machine électro-mécanique de cryptage Enigma.
Comment s’organisaient les services allemands ?
L’Allemagne nazie avait deux services concurrents. D’abord, l’Abwehr, le service de renseignement militaire, dirigé par l’amiral Wilhelm Canaris. Ce dernier, qui voyait d’abord en Hitler l’homme qui restaurerait la grandeur impériale de l’Allemagne, devint par paliers un demi-opposant au régime.
L’Abwehr était concurrencée par le SD, le service de renseignement de la SS, initialement axé sur la police politique intérieure. Le SD évolua vers le renseignement extérieur et absorba finalement l’Abwehr en 1944. Malgré la brutalité et l’agressivité efficaces de la SS, les services allemands échouèrent sur plusieurs plans, notamment pour identifier les véritables intentions alliées concernant le débarquement en Normandie.
Le rôle des opérations de désinformation semble avoir été crucial. Pouvez-vous nous en dire plus sur leur impact pendant la guerre ?
Les Britanniques ont été très innovants dans ce domaine, dès 1940. Sous la direction de Dudley Clarke, ils ont lancé des opérations de désinformation stratégique qui ont perturbé les Allemands à plusieurs reprises. Hitler a ainsi déployé des forces considérables en Norvège, craignant un débarquement qui n’a jamais eu lieu.
L’opération « Fortitude » est sans doute l’une des plus célèbres. De 1940 à 1944, les Britanniques, avec l’aide des Américains, ont créé 157 unités militaires fictives, y compris des divisions françaises libres, et même un faux corps d’armée US dirigé par le général Patton, très craint des Allemands. Cela a conduit ces derniers à surestimer constamment les forces alliées. Cette illusion fut décisive dans le succès du débarquement en Normandie, car elle maintint une grande partie des troupes allemandes ailleurs en Europe, dans l’attente d’une deuxième offensive dans le Pas-de-Calais qui ne vint jamais, les Alliés n’en ayant aucunement les moyens.
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Le décryptage d’Enigma fut aussi un élément clé. En quoi cela a-t-il changé la dynamique du conflit ?
Le décryptage des messages codés allemands grâce à la machine Enigma a effectivement changé la donne. Ce travail a commencé avec les Polonais, qui ont transmis leurs découvertes aux Français juste avant la guerre. À Bletchley Park, à 75 kilomètres au nord de Londres, 9.000 personnes travaillaient à temps plein et dans le plus grand secret pour décrypter les messages allemands. Grâce à cela, les Alliés ont pu anticiper de nombreux mouvements ennemis.
Les Britanniques, et plus tard les Américains ont construit des centaines de machines pour accélérer le décryptage. Cela leur a permis de contrôler l’efficacité de leurs propres opérations de désinformation. Globalement, malgré leur réussite à duper Staline avant le déclenchement de l’opération Barbarossa et l’invasion de l’URSS en 1941, les Allemands étaient largement dépassés dans la guerre du renseignement.
La guerre secrète a-t-elle vraiment joué un rôle déterminant dans la victoire des Alliés ?
La guerre secrète a incontestablement été un facteur clé de la victoire des Alliés, mais elle ne doit pas être vue comme son unique cause. D’autres facteurs ont pesé lourd, notamment la puissance industrielle des États-Unis, la pression de l’armée soviétique sur le front de l’Est, et la résistance active dans l’Europe occupée.
Cela dit, les réseaux de renseignement, en particulier ceux du BCRA de De Gaulle, ont fourni aux Alliés des informations vitales pour préparer leurs opérations, en particulier avant le débarquement. Cela a permis au Général de se renforcer politiquement face aux Alliés, car ses réseaux de renseignement en France occupée étaient essentiels à la réussite des opérations alliées.
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Voyez-vous un parallèle avec le conflit actuel en Ukraine ?
Il est intéressant de noter des similitudes avec les tactiques utilisées aujourd’hui par les Ukrainiens. Ne pouvant affronter directement l’armée russe sur tous les fronts, ils ont recours à des opérations de commando ciblées, un peu à la manière des Britanniques à partir de 1940. Ces actions du faible au fort servent non seulement à perturber l’ennemi, mais aussi à remonter le moral de leur propre population.
Ils s’appuient également sur des innovations technologiques comme les drones, mais l’idée de base reste la même : des actions psychologiques et militaires ciblées pour déstabiliser l’ennemi tout en maintenant la confiance des Ukrainiens dans l’efficacité de leurs forces.