<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Théophile Delcassé, le réalisme à la française

25 septembre 2024

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Le Roi Victor-Emmanuel III fait etape a Paris sur la route de Londres. De ga uche a droite : le general Andre, le Roi Victor-Emmanuel III, Theophile Delcasse, Emile Combes, Emile Loubet, Camille Pelletan. Paris, FRANCE - 1904
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Théophile Delcassé, le réalisme à la française

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Il appartient à la galerie des grands réalistes de la politique étrangère française, aux côtés de Richelieu, Vergennes, Talleyrand et de Gaulle, mais demeure dans les limbes de l’oubli. Qui se souvient en effet de cet Ariégeois qui resta au Quai d’Orsay pendant sept longues années, une véritable prouesse sous la IIIe République ?

Son empreinte sur les relations internationales fut si forte que certains historiens parlent d’un véritable « système Delcassé », par opposition à celui établi par Bismarck pour isoler la France entre 1871 et 1890. À son actif, on porte un accord de neutralité avec l’Italie, l’Entente cordiale avec le Royaume-Uni et le resserrement de l’alliance avec la Russie. Bref, la fin de l’isolement et une combinaison diplomatique qui fit ses preuves en 1914 au bénéfice de la France. Toutefois, cette détermination à sortir le pays de l’isolement et à assurer sa sécurité contre l’Allemagne le conduisit à une révision profonde, mais dangereuse, du Concert européen.

Pas de chimères idéologiques en politique étrangère

Lorsqu’il s’installa en juin 1898 dans le fauteuil de Vergennes, Delcassé avait déjà derrière lui une solide expérience politique, liée à ses années de jeune journaliste formé dans le sillage de Léon Gambetta – figure tutélaire de la génération au pouvoir au tournant du siècle –, à sa fonction de député de l’Ariège dont il possédait l’accent rocailleux, et à son passage à la tête du ministère des Colonies (1894-1895). Il succédait à Gabriel Hanotaux, qui avait mené une politique certes audacieuse, mais en fin de compte contradictoire, puisqu’elle avait porté le conflit colonial avec le Royaume-Uni à l’incandescence tout en demeurant incapable d’opérer une réconciliation avec l’Allemagne, de toute façon impossible du fait du contentieux de l’Alsace-Lorraine. Une fois aux manettes, Delcassé élabora sa propre politique qui tranchait dans le vif de cette contradiction en optant sans ambiguïté pour l’Angleterre. Et ce, au nom de la sécurité de la France que seule l’Allemagne menaçait. C’est à ce niveau que se situait le réalisme de Delcassé, inspiré par deux convictions chevillées au corps : « Que la sécurité est le premier bien commun des nations » et « qu’elle transcende à ce titre leurs divergences d’opinion[1] », comme l’écrit avec justesse l’historien Martin Motte. L’intérêt national devait seul compter dans l’élaboration d’une action diplomatique libérée de toute pesanteur idéologique qui constituerait un obstacle à l’entente entre la république française et un régime politique antinomique. « Seul l’intérêt national maintient et cimente les alliances », affirma-t-il. Et qu’on ne vienne pas lui parler de la mission universaliste de ce qu’on n’appelait pas encore les fameuses valeurs républicaines : « Avant de songer à l’humanité, je songe à la France[2]. » Ce qui ne revenait pas à l’abandon de toute ambition de puissance, bien au contraire. L’héritier de Gambetta et de Ferry comptait poursuivre tout autant la conquête coloniale, avec le Maroc comme objectif, que l’affirmation navale de la France, deux conditions incontournables pour un dialogue franco-anglais mené d’égal à égal. C’était donc à un nouvel équilibre en Europe auquel Delcassé aspirait.

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Un dessein plus qu’un système

Cet équilibre face à l’hégémonie du Reich wilhelmien reposait sur l’alliance avec la Russie, axe principal de la politique de sécurité française depuis 1892-1893. À la fin des années 1880, alors jeune journaliste, Delcassé combattait déjà les préjugés antirusses, puissants dans la gauche radicale à laquelle il appartenait, et il poursuivit ce combat une fois devenu député. Son discours du 6 novembre 1890 à la Chambre, véritable profession de foi réaliste, établissait une séparation nette entre la sécurité nationale et la question du régime intérieur russe : « La France, qui ne souffrirait pas l’ombre même d’une ingérence étrangère dans la gestion de ses affaires intérieures, s’abstient avec scrupule de toute immixtion dans les affaires intérieures des autres[3]. » Pourtant, ce rapprochement entre la république et l’autocratie, première fissure dans le système bismarckien, et garant d’un encerclement de l’Allemagne, en réalité fonctionnait mal, puisque l’une et l’autre veillaient à en circonscrire le champ d’action à ses propres intérêts.

Durant toute sa carrière, Delcassé n’eut de cesse d’harmoniser les orientations des deux gouvernements sur les questions européennes et mondiales, de consolider l’alliance, de lui donner une réalité juridique, politique et militaire, afin que les Français puissent disposer d’un appui armé aussi certain qu’efficace en cas de guerre contre l’Allemagne[4]. En tant que ministre, il se rendit à plusieurs reprises en visite officielle à Saint-Pétersbourg pour des discussions au plus haut niveau, avant de recevoir la direction de l’ambassade en Russie entre mai 1913 et janvier 1914. Cette politique se heurtait bien sûr aux divergences idéologiques séparant les héritiers de 1789 et le tsarisme, mais le ministre n’en avait cure. Cette alliance était trop précieuse contre Berlin, et elle avait aussi l’avantage de renforcer la position française face au Royaume-Uni, dans les années suivant la crise de Fachoda (1898).

Avec l’Italie, la France sortait d’une période de très fortes tensions. Sur fond de rivalités structurelles en Méditerranée et d’antagonisme colonial en Tunisie, le gouvernement italien dirigé par Francesco Crispi avait donné à la Triplice – cette alliance avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie créée en 1882 – une dimension agressive, en envisageant une participation armée à une guerre franco-allemande. Ce péril était pris très au sérieux par les Français menacés à la fois sur les Alpes et sur leurs communications avec l’Algérie. Delcassé agit sur ce dossier avec habileté. Bien informé sur la situation dans la péninsule par l’ambassadeur Camille Barrère, il sut profiter de l’affaiblissement italien consécutif de la défaite d’Adoua en Éthiopie (1896) pour attirer Rome vers la France en lui faisant miroiter plusieurs avantages : la fin de la guerre commerciale, très douloureuse pour l’économie transalpine, obtenue en 1898, et un accord colonial (désistement français sur la Tripolitaine et italien sur le Maroc) signé en 1900. Couronnement de cette activité diplomatique : l’échange de lettres à l’été 1902 définissant le cadre d’une neutralité de l’Italie dans l’hypothèse d’une guerre. Retenons bien que Delcassé se garda du faux pas d’une demande de sortie de la Triplice à laquelle Rome n’aurait jamais souscrit.

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Ce succès fit une victime : l’ambassade de France auprès du Vatican. En effet, cette dernière se trouvait depuis plusieurs années dans le viseur des courants anticléricaux, Clemenceau en tête, déterminés à obtenir sa suppression au nom du combat pour la laïcité. Or, expression concrète de son réalisme, Delcassé défendait bec et ongles la présence de la France au Vatican dont elle avait besoin autant pour la récolte d’informations diplomatiques que pour sa politique de prestige dans le monde, et dont les congrégations religieuses constituaient une pièce maîtresse. Pas question donc de céder au fanatisme laïciste d’Émile Combes et de ses émules. Mais quand le président Émile Loubet se rendit à Rome en avril 1904 auprès du roi Victor-Emmanuel III, Pie X fulmina une virulente protestation que les anticléricaux du gouvernement français surent exploiter. Il fallait dès lors choisir. Dans le conflit entre le pape et le roi d’Italie autour de la possession de l’Urbs, Delcassé choisit la sécurité de la France, désormais rétablie sur les Alpes : « Le Saint-Siège croit m’intimider en m’acculant à la rupture. Eh bien ! Nous romprons ! Mais je ne sacrifierai pas les intérêts primordiaux de la France à l’utopie surannée du pouvoir temporel[5] ! » L’ambassadeur français fut rappelé et le nonce expulsé !

Restait l’Angleterre avec laquelle Delcassé tenait par-dessus tout à épurer le contentieux colonial. Le jour même de son installation au Quai d’Orsay, il en fit la confidence : « Je vais me mettre au travail. Pour commencer, je vais régler tous nos différends avec l’Angleterre[6]. » D’où le recul, aussi pragmatique qu’humiliant, lors du règlement final de la crise de Fachoda en 1898. La future entente était à ce prix. Le ministre mit à profit la conjoncture qui poussait Londres hors du « splendide isolement » caractérisant la politique anglaise jusque-là, et de la dégradation des rapports anglo-allemands du fait de l’ambitieuse Weltpolitik de Guillaume II. Il fallait donc abandonner la ligne traditionnelle du Quai d’Orsay, à savoir la volonté d’entraver la mainmise des Britanniques sur l’Égypte, imprudemment délaissée par la France en 1882. Delcassé, d’abord réticent, se rallia en 1903 à l’idée d’un troc : Maroc contre Égypte. Les négociations purent commencer et débouchèrent sur la fameuse Entente cordiale du 8 avril 1904, en réalité trois protocoles réglant les contentieux sur les droits de pêche à Terre-Neuve, la répartition des sphères d’influence au Siam et bien sûr la renonciation réciproque autour du Maroc et de l’Égypte. On était encore loin d’une alliance à portée politique et militaire. Mais Delcassé venait de lancer une dynamique dans ce sens et dont les deux pays ne devaient sortir que lors de la parenthèse de Vichy.

 Les erreurs d’un réaliste

Delcassé, en rassemblant l’autocratie russe, la monarchie anglaise et la république française, tout en neutralisant la menace italienne, parvint donc à une combinaison qui rétablissait un système d’équilibre en Europe. Pour autant, sa politique comportait de graves inconvénients. Nous en retiendrons deux. Le premier résidait dans la mise à l’écart délibérée de l’Allemagne dans le dossier marocain que le ministre français géra avec l’Italie, le Royaume-Uni et l’Espagne, sans jamais y associer Berlin. Une grave erreur qui contrevenait aux pratiques du Concert européen, faisait peu de cas de la grande puissance continentale et froissait l’ombrageux Kaiser. Ce dernier provoqua alors la crise de Tanger le 31 mars 1905 en débarquant dans le port marocain pour apporter sa protection au sultan. Une partie du gouvernement français y vit une menace de guerre et, paniqué, poussa Delcassé à une humiliante démission, le 6 juin 1905. Or, même sacrifiée sur l’autel de la paix, sa politique n’en fut pas moins poursuivie, sous diverses formes, par ses successeurs. Ce qui accentua d’une part le sentiment d’encerclement du Reich qui voyait l’étau se resserrer autour de lui, et, d’autre part, la volonté inévitable de le briser. In fine, l’action de Delcassé – et ce fut là sa seconde erreur – contribua à la bipolarisation des alliances, Triplice contre Triple Entente, rendant ainsi inopérant le fonctionnement multilatéral du Concert européen, gage de paix depuis 1815.

D’ailleurs, Delcassé lui-même finit par ne plus croire à ce qu’il désignait comme « les vieilles calembredaines de l’équilibre européen ». L’alliance avec la Russie devint vite à ses yeux la seule garantie de sécurité. De cette conviction découla l’obligation impérieuse de toujours la renforcer, y compris en lui donnant un caractère plus général, englobant la défense des intérêts russes dans les Balkans, et plus offensif. Ces dispositions annonçaient le piège de juillet 1914 duquel la France ne put, ou ne voulut, s’extraire. Elles s’accompagnaient d’un dessein de démembrement de l’Allemagne auquel il réfléchit fort sérieusement une fois revenu au Quai d’Orsay entre 1914 et 1915[7]. En fin de compte, certains auteurs ont mis en avant un aspect peut-être trop passionnel chez Delcassé le réaliste dès qu’il s’agissait de l’alliance franco-russe, sans prise en compte de l’état intérieur de la société russe, on le sait, très fragile. Sa critique du traité de Versailles, qui ne séparait pas la Rhénanie du reste du pays, faisait ainsi l’impasse sur le sentiment national allemand. S’il ne voulut jamais la guerre contre l’Allemagne, il y prépara la France, afin de la mettre en position de la gagner et de récupérer les provinces perdues. Une chose est certaine : contrairement à 1870, Paris disposa en 1914 d’alliés qui lui permirent de tenir le choc.

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[1] Martin Motte, « Théophile Delcassé » in Dictionnaire des ministres des Affaires étrangères, Fayard, 2005, p. 439.

[2] Louis Clayes, « Après le “système Bismarck”, un “système Delcassé” ? » in Delcassé et l’Europe à la veille de la Grande Guerre, Archives départementales de l’Ariège, 2001, p. 313.

[3] Charles Zorgbibe, Delcassé. Le grand ministre des Affaires étrangères de la IIIe République, Olbia, 2001, p.57.

[4] Ibid., p.135 sq.

[5] Maurice Paléologue, Un grand tournant de la politique mondiale. Un grand tournant de la politique mondiale, 1904-1906, Plon, 1934, p.85.

[6] Le Matin, 23 février 1923.

[7] Georges-Henri Soutou, La grande illusion. Quand la France perdait la paix, 1914-1920, Tallandier, 2015, p.29-30.

À propos de l’auteur
Frédéric Le Moal

Frédéric Le Moal

Docteur en histoire, professeur au lycée militaire de Saint-Cyr et à l’institut Albert le Grand (Angers).
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