<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Reportage : En Colombie, quand l’ONU tente de remplacer la coca par le café

25 juin 2024

Temps de lecture : 6 minutes
Photo : A Florida (département de Valle del Cauca), fresque à la gloire du "cocalero" indigène avec le slogan "Résistance millénaire". Preuve que la culture de la coca est ancrée dans les moeurs et difficile à éradiquer.
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Reportage : En Colombie, quand l’ONU tente de remplacer la coca par le café

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En Colombie, le gouvernement mène des actions sociales pour encourager la culture du café à la place de celle de la coca. Reportage de Jean-Louis Tremblais (texte) et Érick Bonnier (photos). 

Paru dans le Revue Conflits n°51

Miranda, département de Valle del Cauca, dans le sud de la Colombie. En ce 23 janvier, la coopérative de café est placée sous haute protection : des policiers montent la garde devant l’entrepôt et un hélicoptère surveille tout mouvement suspect aux alentours de la bourgade. On craint une éventuelle opération des narcotrafiquants. Car ce qui se trame à l’intérieur du bâtiment ne plaît guère aux entreprises criminelles. Sous l’égide de Laura Gil, ambassadrice de Colombie auprès de l’UNODC (United Nations Office on Drugs and Crime[1], soit l’Agence des Nations unies contre la drogue et le crime) et du premier édile, les petits producteurs de café, tous anciens cocaleros – cultivateurs de coca – sont en train de signer un protocole de coopération avec Jean-Pierre Blanc, directeur général de l’enseigne française Malongo. En effet, depuis une dizaine d’années, ce spécialiste de l’arabica haut de gamme et du commerce équitable collabore avec l’UNODC pour remplacer par du café le pavot (en Birmanie et au Laos) et la coca (en Colombie, Bolivie et Pérou), qui servent respectivement à élaborer l’opium et la cocaïne. Explication du numéro 1 de Malongo : « En partenariat avec l’UNODC, nous travaillons ici sur un projet de substitution de la coca par le café. Le plus dur est de convaincre les producteurs (qui n’ont pas de plan B et sont contraints à l’illégalité depuis trop longtemps) de changer de culture en maintenant un revenu équivalent. Ce qui n’est possible qu’avec le commerce équitable (dont nous avons été les pionniers en Europe) qui leur garantit des débouchés commerciaux et des revenus financiers à long terme, indépendants des cours fluctuants du café. En se regroupant dans une coopérative, ils optimisent les investissements et le matériel, tout en échangeant les savoir-faire que nous leur apportons. »

Champ de coca dans le département de Valle del Cauca. Tracé au cordeau, parfaitement entretenu, il ne sert sûrement pas à la consommation personnelle…

Une expérience originale qui s’inscrit dans la politique réformiste du nouveau président colombien, Gustavo Petro, un homme de gauche qui a flirté avec la guérilla dans ses vertes années. Elle est résumée par Laura Gil, qui fut vice-ministre des Affaires étrangères avant de représenter Bogota à l’UNODC : « En vérité, ce programme est ancien. Avec la réforme agraire, c’était l’une des mesures décidées lors des accords de paix signés en 2016[2]. Pour notre gouvernement, il s’agit de mettre fin au tout-répressif de l’ancienne politique anti-drogue, qui visait indistinctement les campesinos (paysans) et les narcotrafiquants. Notre stratégie a un double objectif : continuer à pourchasser les grands criminels, mais donner de l’oxygène aux petits producteurs en leur offrant une alternative. Autrefois, ils n’avaient pas d’autre choix que de travailler pour les groupes armés car ce département, isolé et montagneux, loin de la capitale, avait été abandonné par le gouvernement et le rôle de l’État y était assuré par les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) ! » Du reste, ces dernières n’ont pas complètement disparu du paysage. Elles se sont simplement adaptées, conformément à l’adage de Lampedusa dans Le Guépard : « Il faut que tout change pour que rien ne change. » Plusieurs factions de l’organisation révolutionnaire ont ainsi rejeté l’accord de 2016 et ont repris le maquis. Ces dissidents se répartissent majoritairement entre quatre structures : l’état-major central (EMC), la Segunda Marquetalia, le Front Oliver Sinisterra et l’Armée de libération nationale (ELN). Sans compter une vingtaine d’autres bandes armées, soit un effectif global de 17 500 combattants…

A Florida (département de Valle del Cauca), fresque à la gloire du « cocalero » indigène avec le slogan « Résistance millénaire ». Preuve que la culture de la coca est ancrée dans les mœurs et difficile à éradiquer. © Érick Bonnier

Le paravent idéologique des pseudo-guérilleros ne sert qu’à masquer leur activité crapuleuse, des plus rémunératrices : le narcotrafic. Installés au sud du pays, dans le piémont de la Cordillère et non loin du littoral Pacifique, ces groupes rivaux se font la guerre pour le contrôle des nouvelles routes de la drogue, lesquelles passent par l’Équateur limitrophe et ses ports, comme Guyaquil et Esmeraldas, qui sont des plaques tournantes de la filière d’exportation newlook, avant de transiter par le cartel mexicain de Sinaloa pour finalement aboutir aux États-Unis (où 90 % de la coke saisie par les douanes est d’origine colombienne) ou en Europe[3]. L’actualité équatorienne a récemment mis en évidence cette restructuration du trafic. Début janvier, deux gangs rivaux ont fait évader leurs leaders des prisons où ils étaient détenus, ont semé la terreur dans la capitale Quito en procédant à un quasi-putsch, lequel a été évité in extremis par les forces de l’ordre après des combats urbains. À la fin du même mois, une opération conjointe des polices d’Équateur et de Colombie a permis l’arraisonnement de deux semi-submersibles (supposément moins repérables que les bateaux de surface) chargés respectivement de 800 kilos et de trois tonnes de cocaïne. Valeur de la cargaison : 70 millions de dollars !

: Cet ex-« cocalero » a choisi de remplacer la coca par le café. Ici, devant son « beneficio », séchoir qui permettra d’extraire le grain d’arabica. © Érick Bonnier

Bref, malgré tous ses efforts en la matière, la Colombie est loin d’en avoir terminé avec la coca, la mata que mata (« la plante qui tue », pour reprendre un slogan d’un gouvernement antérieur). Les surfaces cultivées y atteignent 230 000 hectares et feraient vivre 200 familles. Selon l’UNODC, la production de cocaïne a battu un record en 2022 avec 1 976 tonnes, contre 500 tonnes en 2010. Dans le hit-parade des producteurs de coca, le pays reste le leader incontestable et indétrônable : 61 % du marché, devant le Pérou (26 %) et la Bolivie (13 %). Conséquence inévitable : le prix de la pâte de base de la cocaïne a été divisé par deux en trois ans et son kilo est passé de 700 dollars à 350 dollars. Phénomène qui appauvrit les cocaleros du bas de l’échelle (complètement dépendants de cette monoculture illicite), mais pas les narcotrafiquants qui investissent au moment idoine dans des secteurs plus florissants pour maintenir leurs revenus. Comme nous le confie Olivier Inizan, responsable des programmes de l’UNODC pour les pays andins et l’Amérique du Sud, « les groupes armés fonctionnent avec le même logiciel capitaliste que des gestionnaires de fonds, avides de gains et de rentabilité ». Et le haut fonctionnaire de citer l’exemple de l’or, dont les cours sont au beau fixe, ce qui pousse les narcotrafiquants à se réorienter provisoirement vers l’orpaillage clandestin, lequel représente 65 % des quelque 100 000 hectares d’exploitation aurifère. Autre trafic prisé par les groupes rebelles en quête de cash : le coltan, indispensable à la fabrication des composants électroniques et qui est exploité illégalement dans le département de Guainia, à l’est de la Colombie, bordant la frontière du Venezuela et du Brésil. Un kilo de ce métal rare et donc cher s’échange à 650 dollars sur place, mais il est revendu dix fois plus à l’étranger, notamment en Chine, qui en est friande. En comparaison, le café – même l’arabica le plus exigeant – peut avoir un goût très fade…

Dans le département de Valle del Cauca, ancien fief de la guérilla marxiste-léniniste, les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) n’ont pas totalement abdiqué, ainsi qu’en témoigne ce graffiti. © Érick Bonnier

[1] Basée à Vienne (Autriche) et forte de 130 antennes dans le monde, l’UNODC est chargée par l’ONU de participer à la lutte contre le narcotrafic en proposant une assistance technique, des outils ou audits anti-corruption et des programmes de substitution dans les zones de production du pavot (opium en Asie) et de la coca (cocaïne en Amérique latine).

[2] Signés entre le gouvernement et la guérilla marxiste-léniniste des FARC, ils visaient à mettre fin à la guerre civile en démobilisant 13 000 combattants d’extrême gauche et en transformant la lutte armée en mouvement politique. L’accord était assorti d’une redistribution des terres et de projets d’infrastructures (transport, santé et éducation).

[3] En 2022, les saisies de cocaïne dans le port d’Anvers (Belgique) ont battu un record avec 110 tonnes, dont 60 % provenaient justement de Colombie, via l’Équateur.

À propos de l’auteur
Jean-Louis Tremblais

Jean-Louis Tremblais

Journaliste et reporter
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