Liban : situation un an après l’explosion dans le port de Beyrouth

4 août 2021

Temps de lecture : 8 minutes
Photo : Lebanese surpoters of Lebanese Forces Party Waves Flags, during a memorandom day of the Port Beirut Blast PHOTO/ OUSAMA AYOUB /SIPA PRESS//04SIPA_AYOUB0566/2108030857
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Liban : situation un an après l’explosion dans le port de Beyrouth

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4 août 2020 : deux explosions frappent le port et une partie de la ville de Beyrouth, fragilisant un pays déjà durement touché par de nombreuses crises. Un an après, un colloque réunissant de nombreux experts a dressé un état des lieux du Liban.

Compte rendu d’un séminaire tenu le 29 juillet 2021 en Suisse animé par Mme Jumana Trad, Présidente de la Fondation Promoción Social et Présidente du Comité Exécutif du Centre d’Études pour le Moyen-Orient ( CEMO ). Avec les participations de

  • Professeur Tarek Mitri, président de l’Université Saint-Georges à Beyrouth, a enseigné au Liban, en Suisse, en Hollande, aux États-Unis, a travaillé dans le domaine du dialogue inter-religieux et inter-culturel, a été entre 1999 et 2005 coordinateur des relations inter-religieuses au Conseil mondial des églises à Genève, quatre fois ministre de différents gouvernements au Liban, a servi comme représentant du secrétaire général des Nations Unies pour la Libye.
  • Nassib Ghobri, référence nationale en matière d’économie, banquier, responsable de la branche recherche et analyse de Byblos Bank group.
  • Malik El Khoury, entrepreneur, actif dans la formation des jeunes à la citoyenneté
  • Pierre Issa, co-fondateur et ex-Directeur Général de l’ONG Arcenciel.

Compte rendu réalisé par Rémi de Francqueville.

Le Liban est en proie à une crise protéiforme dont les aspects sanitaires recouvrent désormais ceux politiques, économiques et sociaux. La Banque Mondiale estime ainsi que nous sommes en présence de l’une des trois crises économique et financière les plus sévères depuis le milieu du XIXe siècle. En quatre exposés d’une clarté sans égal, messieurs le professeur Tarek Mitri, Nassib Ghobri, Malik El Khoury et Pierre Issa dressent un portrait exhaustif des principaux défis à relever pour sortir de l’impasse.

Le communautarisme politique, un fonctionnement à dépasser

S’il est certain – c’est devenu un lieu commun de l’affirmer – que la corruption, l’incompétence et l’incapacité à se projeter ont gangrené la classe politique, Tarek Mitri insiste sur un aspect bien connu du système politique libanais dont on ne mesure pas assez bien les effets néfastes : son communautarisme. Il déclare ainsi « mais il y a aussi le narcissisme communautaire qui place les supposés, ou prétendus intérêts de sa communauté au-dessus du bien commun. ». En effet le système libanais reposant sur le confessionnalisme, pensé et mis en place dans un souci d’équilibre, a permis le développement d’une crise politique majeure où les autorités publiques ne travaillent plus ensemble à la recherche de ce qu’il y a de meilleur pour la nation entière, mais uniquement dans la défense des intérêts de leur parti, de leur communauté. Ce dysfonctionnement concourt à l’accélération du démembrement des institutions et bloque toute velléité de réforme.

Pourtant, nonobstant les quotas communautaires, Tarek Mitri, rappelle que le fonctionnement du système politique libanais s’apparentait historiquement à une démocratie parlementaire. En 2005 l’évolution officielle se fit vers une démocratie consociative, c’est-à-dire vers un système où est permise la recherche d’un consensus en dépit de grandes fractures de fond sur les questions de gouvernance nationale. En réalité, en dépit d’une culture de partage du pouvoir, la recherche du bien commun est une pratique, voire une conception, méconnue ou ignorée par la classe politique libanaise. Tarek Mitri considère quant à lui que l’actuel fonctionnement du régime politique libanais est celui d’une vétocratie. Il s’agit là de gouverner par l’exercice du veto ; ici le Hezbollah s’illustre comme la meilleure illustration de cette pratique paralysant les institutions sans être le seul, comme l’ont prouvé l’actuel président libanais Michel Aoun et son parti le Courant patriotique libre à diverses reprises.

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Le communautarisme, qui est un fait largement instrumentalisé au Liban, repose aussi sur la perception que chaque Libanais a de lui-même. Tarek Mitri va jusqu’à considérer qu’il arrive que celle-ci repose sur une vision essentialiste de l’autre et de soi. Dans un tel contexte, voir la violence sociale se communautariser n’aurait rien d’étonnant. Cette possibilité semble d’autant plus probable que la voie politique actuelle conforte le communautarisme par le clientélisme plutôt qu’il ne le combat et ne permet pas d’espérer en un changement fondamental du système par les élections.

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Pour Tarek Mitri « le dépassement du blocage communautaire nécessite l’émergence d’une force pluricommunautaire […] capable de mobiliser les Libanais autour de politiques publiques qui ne sauraient se prêter aux dynamiques communautaires ». Si un tel mouvement n’existe pas pour l’instant il estime cependant que « les graines d’une telle politique ont été semées » par les vives protestations d’octobre 2019. Un tel changement n’est envisageable que sur le long terme, il consisterait à mettre en avant les droits individuels de chaque Libanais en tant que citoyen au détriment de l’importance de la communauté ou du clan. La question est alors de savoir comment passer d’un État butin dans lequel les communautés se disputent les richesses, à un État souverain où elles œuvrent intelligemment à leur mise en valeur.

La mauvaise gestion des fonds publics : les fondements politiques de la crise

Nassib Ghobri revient, dans la continuité des propos de Tarek Mitri, sur les origines politiques de la crise dans ses aspects financiers et économiques. C’est en effet la mauvaise gestion des fonds publics qui ont abouti au désastre actuel, ceci avant la pandémie de la Covid et l’explosion du port de Beyrouth. Le seul consensus sur la crise libanaise est en effet qu’il n’y a pas eu de transparence et de bonne gouvernance dans la gestion des derniers publics. Les partis politiques n’ont pas été tenus responsables pour des prises de décisions quais systématiquement en faveur de leur parti, de leur communauté, plutôt que du pays dans sa globalité.

Pourtant, tous les indicateurs économiques mettaient en évidence les difficultés grandissantes autour du secteur public. En 2018, le Liban a par exemple connu une contraction économique de 2% pour s’aggraver à 7% l’année suivante avant la crise sanitaire et les contestations populaires. Nassib Ghobri évoque un sondage d’opinion de fin juin 2020 autour de la question de la responsabilité de la crise économique ; 68% répondirent les gouvernements, 21% la Banque du Liban, 11% les banques commerciales. Deux choses, la première est que l’opinion publique est en phase avec l’idée selon laquelle c’est la classe politique qui a pêché dans sa gestion du pays et une part de responsabilité est attribuée au système bancaire. Nassib Ghobri, qui rappelons-le travaille dans le milieu bancaire, ne prétend pas nier la responsabilité que celui-ci a pu avoir, mais tend à prémunir la société de croire qu’il put être le moteur de la crise. Entre 2005 et 2019, les dépenses publiques ont augmenté de 150%, soit de 6,8 milliards de dollars en 2005 à 18 milliards de dollars en 2019 ; année à laquelle les dépenses par rapport au PIB du Liban étaient plus élevées que celles du Qatar, des Émirats arabes unis et de l’Égypte par rapport à leurs PIB, soit que deux grands pays riches de leurs exportations d’hydrocarbures et du plus grand pays arabe en termes démographiques.

En contrepartie les infrastructures libanaises, à l’image des services publics dans leur ensemble, se dégradaient au fur et à mesure que le budget qui leur était officiellement alloué augmentait. Les indices mondiaux de la Banque mondiale comme du World Economic Forum sur la compétitivité de l’économie libanaise reflètent parfaitement ce déclassement. Ce dernier affirme ainsi (ease of doing business indice) que l’environnement des affaires est meilleur dans 75% des pays du monde et parmi eux on trouve 60% des pays arabes. Pour le premier pays arabe disposant d’une économie reposant sur marché libre, c’est un échec.

Celui-ci s’illustre au travers du développement d’une économie parallèle non négligeable (grey economy, équivalent à 30% du PIB libanais d’avant la crise en 2009, chiffre à rehausser), d’une évasion fiscale massive qui n’a pas été combattue, d’un usage des fonds publics à des fins clientélistes par les partis (entre 2014 et 2018, les partis ont embauché 31 000 personnes à qui on n’avait pas de travail à confier). L’expansion du secteur public a été l’une des manifestations de la mauvaise gouvernance qui a eu pour conséquence de nuire au secteur privé et au développement du pays dans son ensemble.

Le secteur bancaire, qui assume une responsabilité dans le lancement de la crise, a pourtant été le seul véhicule depuis 25 ans pour acquérir les capitaux de l’étranger, pour financer l’économie libanaise, pour maintenir la stabilité des finances publiques et de la monnaie nationale, donc de l’économie et de la société. La bourse au Liban ne participe pas au développement de la société, il n’y a que douze sociétés qui y soient cotées, le secteur bancaire fut le vecteur par lequel les capitaux étrangers ont pu financer l’économie. La cessation soudaine des versements de flux de capitaux causée par la crise de confiance, débutée fin 2017 selon l’avis de Nassib Ghobri, avec son paroxysme en septembre 2019, on a vu l’émergence d’un marché parallèle pour le change du dollar. Une première en 25 ans. L’absence d’alternative pour l’entrée de ces capitaux se fit cruellement sentir. Deux ans après aucune mesure n’a été prise pour enrayer le développement de cette dégradation. Nassib Ghobri met en avant l’absence de loi sur le contrôle des capitaux, mesure à prendre systématiquement en cas de cessation soudaine des versements dans son économie. Ainsi la mauvaise gouvernance a permis la mise en place de la crise et en permet le développement.

Qui a été tenu responsable jusqu’alors pour l’explosion du port de Beyrouth ? Personne. Entre juin 2020 et juin 2021, l’indice des prix de consommation a augmenté de 100%. Un dernier cas révélateur fut l’annonce par le gouvernement libanais le 7 mars 2020 de cessation de paiement des eurobonds – sans aucune négociation avec les détenteurs de ceux-ci. Tout indique que cette décision fut prise « sous pression politique » affirme Nassib Ghobri.

La jeunesse libanaise et l’homo libanicus

Après trente ans à travailler auprès de la jeunesse libanaise Malik El Khoury insiste sur le peu de pertinence qu’a en son sein l’idée de confessionnalisation. Un grand pourcentage de la jeunesse ne considère plus les différences confessionnelles comme prépondérantes. Ceci tient du fait que les plus jeunes générations souffrent ensemble de crises qui ne sont plus celles que connurent leurs parents et grands-parents avec la guerre civile.

La jeunesse libanaise connaît un fort taux d’émigration souvent décrite comme la conséquence d’une crise désormais insurmontable. Malik El Khoury relativise ces propos : d’une part l’émigration existe depuis le milieu du XIXe siècle et est constitutive de l’identité libanaise, d’autre part elle a su être bénéfique au Liban par l’apport de flux financiers depuis l’étranger, mais aussi et surtout de partages de connaissance technique et intellectuelle.

L’émigration devient problématique dans deux cas : lorsqu’elle rend le pays exsangue de sa population, dans les cas de crise majeure, et lorsque la population qui est partie ne participe pas depuis l’étranger au développement du pays. L’immense manque à combler dans des domaines essentiels tels que la médecine, l’éducation, la banque, etc. en est la conséquence. Cependant toute la jeunesse ne part pas, faute de moyen et parfois d’envie. C’est sur celle-ci qu’il est envisageable de rebâtir, sur le long terme, le pays et ceci commence par récréer une communauté politique unie. Sans « se mettre des œillères » sur la profondeur et l’ampleur des défis Malik El Khoury rejette l’ultra victimisation pessimiste ambiante qui conduit à l’inaction. « En travaillant avec les jeunes on travaille avec les rêves, les ambitions et les espoirs » rappelle-t-il et ceux-ci, au sein de la jeunesse libanaise présente au Liban sont « gigantesques ». Ces facteurs psychologiques ne sont pas à négliger : ils permettent d’envisager la capacité de rebond d’une société. Le 17 octobre 2019, qui a vu des manifestations massives, participa à l’unité d’une jeunesse qui dans sa majorité ne comprend pas le langage de la différenciation confessionnelle. L’absence de la formation de cette jeunesse, désireuse de changements d’un système de gouvernance inefficace sinon néfaste est ce à quoi s’attaque Malik El Khoury. Selon lui un processus qui sera long a été enclenché et peut réussir.

Pierre Issa abonde en ce sens avec la création en 1984 d’Arcenciel, première ONG à faire fi des différences confessionnelles dans ses statuts. Le fait que le travail social et humanitaire soit la chasse gardée des communautés confessionnelles est un héritage de la gouvernance ottomane qui ne s’occupait depuis Soliman que des aspects géopolitiques, de la stratégie de défense et encaissait les impôts et taxes. Aujourd’hui, il existe un réseau d’écoles catholiques au Liban, un réseau d’écoles sunnites, de même pour les hôpitaux, pour les orphelinats et les maisons de personnes âgées. Arcenciel est un cas particulier dans ce système. Celui-ci a existé et s’est perpétré, surtout ces dernières années, autour de l’idée de coexistence, où les communautés vivent les unes à côté des autres. Pierre Issa affirme que l’interaction est une dynamique tout aussi représentative de la société libanaise.

Les échanges ont été commerciaux, culturels, mais surtout familiaux, et donnent lieu à ce que Pierre Issa appelle l’homo libanicus, il le définit comme quelqu’un d’en même temps généreux et ouvert sur le monde, quoique farouchement attaché à son indépendance. Les Libanais ne sont pas des tribus qu’on met ensemble de façon artificielle, il affirme qu’« un sunnite libanais ressemble beaucoup plus à un chiite libanais, à un chrétien libanais, ou à un druze libanais qu’il ne ressemble à aucun autre sunnite du Golfe ou du Maghreb ». Cette prétention à promouvoir une identité transcendant les communautés confessionnelles peut désormais être le socle à un statut supérieur, où la citoyenneté prime. C’est sur un tel mouvement que le problème de fond du Liban pourra être résolu. À l’instar de Malik El Khoury, Pierre Issa pense que c’est un mouvement de fond qui est enclenché, en étant plus optimiste sur la durée que celui-ci pourrait prendre. Quoiqu’il en soit, il apparait nécessaire pour l’un comme pour l’autre de dépasser la conscience confessionnelle, sans l’abandonner, ce serait absurde et pour beaucoup insultant, au profit d’une réelle conscience nationale. Pour ce faire Pierre Issa affirme que c’est le contrat social libanais qui est à refonder sur autre chose que la confessionnalisation.

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