<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le guépard (Il Gattopardo) : le roman de la Sicile éternelle

21 avril 2024

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Alain Delon, Claudia Cardinale, Burt Lancaster. Les éternels guépards //NANAPROD_DelonFilmFiles.120/2110021340/Credit:NANA PRODUCTIONS/SIPA/2110021344
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Le guépard (Il Gattopardo) : le roman de la Sicile éternelle

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Unique livre de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Il Gattopardo raconte le Risorgimento en Sicile et les changements politiques et sociaux dans l’éternité de la Sicile.

Article paru dans le numéro 50 de mars 2024 – Sahel. Le temps des transitions.

En 1954, Giuseppe Tomasi di Lampedusa essaie de faire paraître son livre Le Guépard ou Il Gattopardo, qui est refusé par deux éditeurs italiens Mondadori et Einaudi, influencés par l’écrivain et l’intellectuel marxiste Elio Vittorini (1906-1966). Un an après la mort de Lampedusa, l’écrivain Giorgio Bassani (1916-2000) découvre le manuscrit et est fasciné par le roman. En 1958, il fait publier le livre chez Feltrinelli, où Giorgio Bassani [1] dirige une collection. 

C’est un roman de la fin d’un monde, immobile face à l’avènement du progrès et la décadence d’une classe sociale mise dans l’obligation de s’adapter ou de disparaître. C’est aussi une fresque empreinte de nostalgie qui met en scène le Risorgimento, l’unité « piémontaise » de 1861 et le regard désenchanté sur ces événements, sur la Sicile et l’Italie politique nouvelle, qui est en train de se construire. Il situe le début du livre à un moment de rupture sociale, c’est-à-dire le débarquement des Piémontais en Sicile, qui marque un effondrement historique : la fin, ici retardée, d’un Ancien Régime social et culturel. C’est aussi une ode à la Sicile, baroque, sublime et poussiéreuse. C’est, enfin, le roman d’un homme, le prince Fabrizio Corbera di Salina, personnage grandiose et iconoclaste, bringuebalé par tous ces événements et qui assiste à la fin de son monde et de lui-même.

Roman historique

Le 6 mai 1860, 1 000 patriotes venus de toutes les régions d’Italie et commandés par Giuseppe Garibaldi (1807-1882) débarquent à Marsala en Sicile pour prendre possession du royaume des Deux-Siciles. À l’époque, la Sicile est une « belle endormie », figée dans son immobilisme.

D’origine angevine, espagnole ou italienne, l’aristocratie sicilienne conserve, au début du xixe siècle, une structure féodale ainsi que la propriété de la presque totalité des terres de l’île. Avec l’annexion de la Sicile à la Couronne de Savoie en 1860, elle va perdre son pouvoir, mais conserver son faste. Ce que raconte Le Guépard, c’est bien l’irruption de l’histoire dans la vie d’un homme qui répugne de tout son être à y participer. Le héros du livre, le prince Salina, se demande de quelle manière la « révolution » va influer sur ces vieilles terres siciliennes mystérieuses, inondées de chaleur et de torpeur existentielle : « Le seul péché que nous ne pardonnions pas, nous autres Siciliens, c’est l’action. » 

Avec mélancolie et nostalgie, il organise la transition de sa famille vers l’ordre nouveau qui s’instaure. Il facilite ainsi l’ambition et l’opportunisme de son neveu, Tancredi Falconeri, qui choisit de s’aventurer dans la guerre du côté libéral, ménageant ainsi à la famille de précieux appuis au sein du nouveau pouvoir. À son oncle, Tancredi résumera son état d’esprit d’une formule devenue célèbre : « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change. » (« Se vogliamo che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi. ») Et nous allons assister à un rapprochement entre deux classes sociales que, a priori, tout oppose. Ce sera aussi une conséquence de l’avènement en Italie (pas seulement en Sicile) d’une nouvelle classe : la bourgeoisie.

Roman politique

Le roman est l’histoire d’un désenchantement politique.

La bourgeoisie italienne de la fin du xixe siècle est une classe sociale politique. C’est une classe de notables qui va inclure des éléments de la noblesse, principalement du nord de l’Italie. Et, en l’occurrence, le roman développe aussi l’antagonisme nord / sud qui est un problème politique et économique récurrent en Italie. 

Le prince est spectateur de ces changements et sa lecture politique est précise : « J’ai très bien compris : vous ne voulez pas nous détruire, nous, vos “pères” ; vous voulez seulement prendre notre place. Avec douceur, avec les formes, en mettant peut-être même quelques milliers de ducats dans nos poches. […] au fond : rien qu’une lente substitution de classes. »

Dans Le Guépard, il y a, outre le prince Salina, trois personnages politiques importants :

Tancredi Falconeri. Le personnage de Tancredi est le catalyseur du changement. C’est le neveu du prince Salina, un opportuniste qui saisit vite l’intérêt de se joindre à Garibaldi pour ensuite comprendre que l’avenir est de servir la monarchie libérale et d’appartenir à cette classe politique qui va lui permettre d’acquérir honneurs et richesse. Mais accéder à cette nouvelle classe politique coûte cher. C’est une sorte d’investissement que le prince organise avec le mariage de Tancredi et d’Angelica Sadara, la fille de don Calogero Sedara, qui a l’avantage d’amener, avec sa beauté sensuelle, une dot à la mesure de la fortune de son rustre de père.

Don Calogero Sedara est le maire de Donnafugata, la ville où se rend chaque année la famille Salina en villégiature. Cet homme est un riche parvenu, sans culture ni distinction. Il est l’archétype d’une classe de nouveaux riches qui accède au pouvoir grâce à leur travail, et non par leur naissance. Sedara est un fin politique : rusé, opportuniste et cynique, car il sent que Tancredi peut être une aide à son ascension politique (Sedara deviendra sénateur). 

Aimone Chevalley de Monterzuolo (secrétaire de la préfecture de Girgenti, petite noblesse piémontaise) est envoyé par le gouvernement de Turin pour proposer le statut de sénateur au prince Salina. Celui-ci refuse au nom d’un immobilisme assumé (« Le sommeil, cher Chevalley, le sommeil est ce que veulent les Siciliens » et aussi des traditions séculaires de la Sicile (« Nous sommes vieux, Chevalley, très vieux. Cela fait au moins vingt-cinq siècles que nous portons sur nos épaules le poids de magnifiques civilisations hétérogènes, toutes venues de l’extérieur, déjà complètes et perfectionnées, il n’y en a aucune qui ait germé chez nous. »

Chevalley est le représentant de cette bourgeoisie modérée qui prend le pouvoir, mais qui a besoin de l’appui de l’aristocratie pour gérer politiquement le pays uni sous la férule du Victor-Emmanuel II. D’ailleurs, nombre de membres de l’aristocratie sauront se refaire une virginité en épousant la cause libérale, en rejoignant la Maison de Piémont-Sardaigne et, de facto, en étant par la suite reconfirmés dans leurs privilèges.

Les influences et les opposants

À sa sortie, en 1958, Le Guépard est jugé tantôt réactionnaire, tantôt décadent, tantôt subversif, tantôt nostalgique. On peut l’inscrire dans la catégorie des romans historiques sur le Risorgimento en Sicile, comme Mastro Don Gesualdo de Giovanni Verga (1889). Mais c’est surtout dans I Viceré (Les Princes de Francalanza) de Federico De Roberto (1894) qu’on peut voir un roman proche de la thématique de Lampedusa. Federico De Roberto (1861-1927) est un écrivain italien né à Naples et mort en Sicile (à Catane), où il a passé une grande partie de sa vie. Il fait partie de l’école vériste italienne [2], avec Giovanni Verga (1840-1922) et Luigi Capuana (1839-1915). Son chef-d’œuvre, Les Princes de Francalanza, est une vaste chronique de l’histoire sicilienne du xixe siècle, des premiers mouvements insurrectionnels contre les Bourbons aux décennies qui suivent l’instauration d’une monarchie libérale et l’unification de l’Italie. On y voit, à travers trois générations, la décadence des Uzeda di Francalanza, une famille de vieille noblesse d’origine espagnole, installée à Catane depuis le xviiie siècle. La similitude avec Le Guépard peut venir du fait que, dans le livre, l’aristocratie sicilienne parvient à défendre ses intérêts en participant aux institutions de la nouvelle unité italienne. Cela s’effectue par le personnage de Consalvo Uzeda di Francalanza qu’on peut rapprocher de Tancredi Falconeri, mais en moins séduisant. 

Le chamboulement de l’Italie

Lampedusa a-t-il été influencé par I Viceré ? Selon la date de parution du livre de De Roberto (1894), Lampedusa a pu en prendre connaissance. Peut-être plus politique que Lampedusa, De Roberto offrait une vision plus large de la fin du xixe siècle, parce qu’il avait, probablement, une connaissance plus précise des différents mouvements institutionnels et populaires qui avaient agité les différentes classes sociales à l’époque. Mais la différence peut venir du fait que Lampedusa est lui-même un grand aristocrate, qui connaît son milieu, alors que De Roberto ne l’est pas. Lors de sa parution en 1958, le livre eut quelques opposants dont, principalement, Francesco Orlando (1934-2010) dans son livre L’intimità e la storia : lettura del Gattopardo (1998) et le grand écrivain Leonardo Sciascia, qui reprochait à Lampedusa sa vision complaisante de l’aristocratie sicilienne.

Le film

Luchino Visconti s’empara du thème pour réaliser un film qui sortit en 1963. Il reçut la Palme d’or au festival de Cannes la même année. C’est un film puissant, un exercice de virtuosité cinématographique (« C’est le film de Visconti le plus pur, le plus équilibré et le plus exact », s’exalta Alberto Moravia). C’est aussi un film flamboyant qui rend bien la décadence et « l’immobilisme voluptueux » de la vieille noblesse sicilienne qui, en fait, n’est pas intéressée par la politique. Luchino Visconti di Modrone, comte de Lonate Pozzolo, est issu d’une prestigieuse branche de l’aristocratie milanaise. Il n’a donc pas de difficultés à restituer l’histoire et l’archaïsme de cette noblesse, car il connaît parfaitement ce milieu. Dans le film, l’opposition entre la fière décadence, représentée par le prince sous les traits de Burt Lancaster, et le renouveau politique auquel adhère Tancredi Falconeri, joué par Alain Delon, est au centre du film, dans une atmosphère baroque et archaïque. La magnifique séquence finale du bal, dans laquelle toute cette décomposition est annoncée, sans être vraiment montrée, résume non seulement la fin d’une époque, mais surtout la fin d’un monde.

Le Guépard et la Sicile

Nonobstant les côtés descriptifs, historiques et politiques du livre, on peut se demander si le personnage principal n’est pas… la Sicile. L’aristocratie décrite n’est pas du nord de l’Italie, elle est avant tout sicilienne. Les paysages où évoluent la famille Salina est cette Sicile de 1860, brûlante, annihilée par un soleil implacable qui oblige à l’immobilisme et a forgé ce peuple et cette culture qui croient à l’immuabilité des destins. Les écrivains siciliens ont intégré cette idée de sicilianité, sorte de condition existentielle, historique et unique. Ce n’est certainement pas une coïncidence si la mafia est née en Sicile. « Nous fûmes les Guépards, les Lions ; ceux qui nous remplaceront seront les petits chacals, les hyènes ; et tous ensemble, Guépards, chacals et moutons, nous continuerons à nous considérer comme le sel de la terre. » Don Fabrizio, prince de Salina, avait raison : la Sicile est éternelle.

[1] Giorgio Bassani est un écrivain italien célèbre pour avoir écrit des livres sur sa ville Ferrare et, plus particulièrement, Le jardin des Finzi-Contini porté à l’écran par Vittorio De Sica en 1970.

[2] Le vérisme (en italien verismo) est un mouvement artistique italien de la fin du xixe siècle, qui s’est manifesté principalement dans la littérature (Giovanni Verga), l’opéra et la peinture et est lié au naturalisme, en particulier français.  En littérature, ce mouvement est lié au naturalisme de Guy de Maupassant, des frères Goncourt, de leur précurseur Honoré de Balzac. En musique, il est associé à des compositeurs comme Pietro Mascagni, Ruggero Leoncavallo, Umberto Giordano, Francesco Cilea et Giacomo Puccini, qui ont voulu transposer dans leur discipline le naturalisme français d’auteurs tel Émile Zola. En peinture, les représentants les plus caractéristiques de ce style sont les membres du groupe de Macchiaioli dont Giovanni Fattori et qui furent des précurseurs de l’impressionnisme.

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À propos de l’auteur
Alain Bogé

Alain Bogé

Enseignant en Géopolitique et Relations Internationales. HEIP Hautes Etudes Internationales et Politiques - Lyon. Czech University of Life Sciences-Dpt Economy - Prag (Czech Republic). Burgundy School of Business-BSB - Dijon-Lyon. European Business School-EBS - Paris.
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